Apothéose d'Hadrien
Puesia
DURAZZO Francescu Micheli
D'abord une mention
sur une page jaunie
d'un volume de Cantú, le second
de l'édition de Gaspar-Roig
de 1854. J'ai
douze ou treize ans, et je me repose
sur un hamac sous les pins
qui entourent la maison de mon grand-père à la campagne.
Le bruit des cigales imprègne une chaude brise ;
tout près, sur l'aire, le soleil d'Août embrase la boue
des granges. J'ai pris ce livre
dans la bibliothèque de la maison. Soudain je lis :
« C'était un mélange considérable de vices et de vertus ».
Le style enflé de Cantú
continuait de narrer les raisons de ce scandale. Pour
moi ces mots en firent
un excellent Empereur qui unissait
ces deux expériences qui déjà alors
constituaient ce que j'aime,
persévérer dans ce que beaucoup appellent des vices
et que moi j'appelle Culture.
Assurément dans cette école
où ils tentèrent de domestiquer mon intelligence
j'avais dû entendre le nom d'Hadrien,
mais c'est à cette sieste fortunée
que je dois que son image
ait niché dans ma vie.
Cinq ans plus tard, des parages
désolés, près du "Mur des Pictes",
cette muraille qu’il éleva
contre la fureur écossaise, presque à l'embouchure
de la Tyne. Une bruine glaciale enveloppe
le lieu ; une voix agréable de femme me signale : Ce sont
des fortifications d'Hadrien. Je crois entendre
le fracas du fer dans le brouillard.
Rome est arrivée jusqu'ici, me dis-je avec fierté.
Deux
ans plus tard, c'est la VITA HADRIANI
de Spartien. Prose peu mémorable, bien que le soient
les hauts faits qu'il imagine.
La lucidité, ce courage, la générosité de cet esprit
très élevé m'émeuvent, et comme je fus troublé
par le poème qui nous est conservé
que je rencontrerais plus tard chez Gregorovius
et dans la version de Pound : « Animula
Vagula, Blandula ». C'était une nuit
de Printemps, à Murcie ; chaude, magique.
Ensuite, il y a Gibbon.
Il pleut sur Paris. 1965. Il y a très peu de temps
que j'ai quitté l'appartement de la rue Max Dormoy et je vis à présent
dans un pavillon de Bry-sur-Marne. Il pleut, il fait froid ; pas
beaucoup, mais j'allume déjà la cheminée
et il fait bon lire sous sa protection.
J'ouvre DECLINE AND FALL. « Il n'y eut- lis-je -
aucune province de l'Empire
qu'il n'honorât de sa présence ». J'ai admiré - comme il est proche -
cet infatigable voyageur.
Après - le livre me brûlait les mains -
il y a les mémoires qu'attache à son nom
ma chère Yourcenar. - Je ne la vénérerai jamais assez.
Ah quelle fête des sens et de l'intelligence.
Ce n'était pas l'ombre d'un monde disparu,
mais quelqu'un comme moi, qui pouvait
me conseiller, me faire voir l'absurdité
de tant de mes illusions, la vanité
de telle ou telle crainte, la justesse
de certaines loyautés. Dans ces pages palpitait, oh combien,
- Dion Cassius ne la « vit » pas - cette âme errante
qui depuis les sables d'Arabie et de Mauritanie
jusqu’en Bretagne sauvage,
étendit « l'arc de l'Empire »,
du Danube au Rhin,
pacifiant l'Asie, peuplant les horizons dilatés
de savantes architectures, de lois justes,
ce grec de cœur, Graeculum,
le premier Empereur à barbe de philosophe.
Puis une nuit, les trois lettres
que nous devons à Dosithée. Et - 1980 ? - une relecture
lente, à savourer chaque mot, chaque pensée,
la profondeur de sa réflexion, des MÉMOIRES D’HADRIEN,
assis à l'ombre, sur le Forum romain,
avec devant les yeux les restes de l'immense
- ceux qui jamais ne le virent chantent sa beauté -
temple de Rome et de Vénus.
Ensuite
il y eut Italica. À la lumière andalouse qui polissait
les arbres et les dépouilles de la gloire.
Je passai mes mains sur ces pierres.
Je touchai l'Empire. Je laissai m'envahir
un bonheur solennel. Je compris.
La mémoire d'Hadrien, cette mémoire où la passion se fond
avec l'Art, plaisirs, lois, gestes
de l'épée, n'est-ce pas la même chose
que les Silences de la Maestranza ? Le visage d'Hadrien,
la façon de vivre qui rayonne, sa sagesse,
ne l'ai-je pas vu parfois chez quelqu'un sur qui je tombe
en me promenant au bord du fleuve, sur le pont même
par lequel descendra l'Esperanza de Triana,
tandis que je me dirige vers la grandeur
des vins et des tapas du « Sol y Sombra » ?
Et c’est le Printemps
85, Villa Adriana, ces ruines ineffables
de ce qu'il nous offrit
comme musée de reproductions
de ce qu'il avait aimé en ce monde,
le Lycée d'Athènes, l'Académie,
le Portique des Couleurs, le Canope qui était la mémoire
de l'Égypte, des étangs à l'ombre de lumineuses rangées d'arbres
où les nymphes étendaient leurs voiles,
oiseaux de lumière, fureur des sens, et la haute Bibliothèque
où laisser voler les pensées. Là, sur ces sentiers
Hadrien se promena avec d'autres êtres choisis
et sous la nuit se livrait à l'amour
avec de belles femmes et des adolescents comme des anges. Là je
[touchai
la peau de la cime de l'esprit raffiné
d'un grand Meneur d'Hommes. En son honneur
- Il les avait entendus pendant les longues soirées -
j'y récitai à voix haute des vers de l'ÉNÉIDE, d'Homère, de Properce,
de Sapho. Je dis
« Interea medium Aeneas jam classe tenebat
certus iter fluctusque atros Aquilone secabat
moenia respiciens, quae jam infelicis Elissae
conlucent flammis » ; j'évoquai
les ruses d'Ulysse, le corps
de cette vierge aux cheveux blonds
du Livre II des ÉLÉGIES… Les mots résonnaient
sur le silence des ruines
comme s'ils avaient été lumière du soleil.
Et à présent, une fois de plus,
ce soir d'airain, près de l'Arno,
tu reviens vers moi sur la photographie qu’une jeune fille tient entre
ses mains, un Antinous. La jeune fille le contemple émue.
Je pense que comme peu d'autres symboles
de ce que j'aime, ton souvenir
a accompagné assidûment
ma vie. Combien de fois
suis-je passé - jusqu'à ne plus même le regarder -
devant cette Moles Hadriani, ce château Saint-Ange
qui me mène à Saint-Pierre ? Quand on ne regarde même plus quelque
[chose,
c'est qu’on l’a déjà dans le sang, dans la peau comme en soi .
C’est le cas du buste des Thermes,
ou celui incroyable du Vatican, et près de lui,
ce divin Antinous en Bacchus, ce jeune Bithynien
dont la sensualité, dont la beauté
- ah, avoir pu voir l'Antonien d'Aphrodisias -
enflammèrent ton âme. Combien d'innombrables matins
mes yeux ont d’abord contemplé au réveil
le Panthéon, par ma fenêtre sur la petite place ;
et combien de nuits, le dernier
verre tout près de la fontaine
a trinqué à sa beauté,
et à toi.
Un grand maître a dit que l'on
s'oblige à vivre parce que de temps en temps
vivre est extraordinaire, est mémorable.
Parmi ces instants
- Jean de la Croix ou se promener dans Istanbul, Mozart, Velázquez,
Nabokov, Borges, Shakespeare, la mer,
ce qui parfois se trouve dans le regard
d'une femme -,
penser à ce que tu fis,
ton souvenir d'Empereur si sage et valeureux,
enrichit ma vie, anime
ma pensée. Je pourrais bien
te dire aussi le vers qu'il y a des années
j'’offris à Marc Aurèle :
Je t'aurais suivi avec fierté.