Ducumentu
Les glycines d'Altea
La vallée est enfermée sous la ligne des crêtes endormies, mais toujours menaçantes. De là-haut, le regard se précipite en avant, roule sur les pentes pour s’en aller mourir sur les toits des immeubles sévères. Mais là-haut, lorsque part le feu, le vent le jette vers l’est et en quelques minutes le plonge dans la vallée jusqu’à l’eau qui bout entre les môles du port. Ce matin, le libeccio s’est levé lentement comme une brise, puis a forci tout d’un coup comme la colère furieuse qui se déclare soudainement dans la nature sauvage. Les gens ont regardé, apeurés, les montagnes inquiètes; et ils sont restés là toute la matinée, plantés le dos tourné au clapotis de la mer aveuglante. Maintenant, le libeccio se déchaîne comme un beau diable, assaille les toits et ébranle les portes. Au milieu d’une nuée d’étranges particules et fragments de toutes sortes qu’il jette contre les vitres des façades, apparaissent des rameaux venus des oliviers qui ceignent Monserrato et A Casanova, les dernières langues de campagne aux confins de la ville. Des rues et des ruelles monte un immense fracas de planches, de bidons, de tôles, de tuiles et de cris. Plus haut, les rafales déchaînées s’acharnent sur des troncs séculaires auxquels, de rage, elles arrachent de grosses branches.
L’odeur du maquis est sèche comme la haine, ce matin. Chasser le sanglier ! Les vieilles trahisons entêtées des bruyères se cassent dans le bruit sec et vif des gifles du vent. Cafard ! sale cafard ! tu vas me le payer ! Ca va prendre comme de la paille ! comme de la paille ! Les lentisques m’appellent. Les arbousiers. La bruyère. Cafard ! Tu me fais rire ! Tu vas entendre rugir tous les clochers en même temps. Tout sera net, lavé, et pur. Même les longues bandes des bruyères cafardes qui me griffent le visage.
La voix du capitaine du Service Départemental d’Incendie a annoncé, aux premières informations radiodiffusées, que les risques sont grands partout, vu l’approche de la tempête. La voix était voilée, fatiguée et fataliste. On ne devait allumer aucun feu, ne pas gaspiller l’eau, et ne laisser seuls ni les incendiaires connus ni ceux qui peuvent l’être. Et elle demandait d’avoir l’oeil partout et sur chacun. Sur les déséquilibrés surtout.
Ensuite, à midi, le jour a basculé dans un ouragan de feu, de fumée et d’étincelles. Partie des hauteurs de Ville, la bête à la langue fourchue s’emporte. La porte de l’enfer. Elle s’est jetée sur la ceinture de châtaigniers, a dévoré les oliviers de Monserrato et, en un éclair, elle s’est trouvée dans A Casanova. Stupéfaite d’avoir couru si vite, elle est restée lovée dans les crevasses de la Carrière. Ensuite, les gens ont soufflé en la voyant suivre les saules le long du torrent. Elle s’est alors traînée, tout doucement, furtive et rampante, de la cime des aulnes aux grosses souches creuses abandonnées le long de la voie ferrée. Sur l’esplanade de la gare elle s’est de nouveau déchaînée en enflammant soudain, comme des allumettes, les feuillages des platanes dont l’alignement s’étire jusqu’à la Place, et le train de la plaine s’est enfui en s’engouffrant dans le tunnel.
Elle a cherché un instant parmi les palmiers rouillés et barbus, et à la fin, elle les a découverts. Ils étaient assis à une table, tous les deux ensemble, et ils plaisantaient. Ils étaient tout près l’un de l’autre, comme avant de faire l’amour. Ils étaient sourds au monde extérieur et ils se regardaient. Ils ne m’ont même pas vu. Le mépris, pour moi tout seul. "Pas lui, non, pas lui !" disait la voix. Je ne suis pas un arabe, quand même ! Tu vas me payer cette voix qui appelle dans le portail. On joue à ciccia ? L’ombre et la fraîcheur. Et l’odeur de la réglisse.
Et Altea attend. Le maquis sent mauvais. La menthe sauvage et la nepeta. On était trois, moi, lui et Nicolas. Ces cris de la voix qui me fait mal à la tête. L’ombre est fraîche. Sa bouche sent la réglisse et elle va crier. On l’a prise tous les trois. Tais-toi. Ca sent la menthe. On joue à ciccia. L’herbe et la réglisse surchauffées, par terre. Le pied qui glisse sur ces vieux talus.
On était trois à la prendre. La circulation a été interrompue pendant des heures dans toute la région et les gendarmes, qui travaillaient en collaboration étroite avec les pompiers des divers centres locaux ont mis tout en jeu pour tenir loin des incendies certains curieux qui voulaient forcer leurs barrages de fortune. Il faisait frais dans le portail et l’ombre nous appelait. D’abord elle voulait appeler, et puis ensuite, chut ! Elle n’a rien dit, et on transpirait tous les trois, dans l’ombre fraîche du portail qui me disait non. "Pas lui, pas lui !" elle disait.
Tous les deux, avec ta putain d’italienne. Tu vas me le payer. Le pied dérape sur le tapis de feuilles rouges et bruissantes. Taisez-vous ou quelqu’un vient. Ici, sous l’ombre du roncier grand comme les immeubles, le soleil n’entre pas pour chasser l’homme. C’est le chemin du sanglier . Une bête grosse, grise. Tout en force et en crocs. La Maison Effondrée transpire. Dans l’angle près de la fenêtre, on transpire moins, parce qu’il y a un peu de courant d’air. Le platane se balance dans les embrasures sans fenêtres et sans volets. Trois bouteilles de jus de réglisse. Il faut les secouer. Nicolas ne veut plus les secouer. Le cafard défait un sachet plein de mégots de cigarettes. Enlève bien le brûlé, cafard, ou je te casse la gueule ! Secoue-la, cafard, ou je vais te casser la figure ! A Curiani, à quelques kilomètres au sud de la ville, les pompiers ont enregistré quatre mises à feu. Les premières ont été signalées au début de l’après-midi et les moyens nécessaires ont été mis en place rapidement. La chemise déchirée. La chemise ensanglantée sur des cailloux pointus. Tachée de jus de réglisse. Campodonico, qu’est-ce qu’il a donné ? Mais il faut souligner que les hommes qui étaient sur place n’ont pu bénéficier des moyens aériens qui étaient mobilisés plus au nord.
L’incendie s’est rapidement étendu sur la pente est des collines de Ugliani. Attendez que le bourdon sonne ! Selon les pompiers qui étaient sur place il s’agirait de certains feux de la veille que les pyromanes auraient ranimés. Un feu d’artifice. Ce sera un feu d’artifice ! Et pour les autres aussi. Tous. Le balai partout. Rongés. Tout propre. Laisse- moi faire, cafard, c’est moi qui allume ! Tout lisse. La chemise tachée de jus. On dirait de la pisse, cafard, de la pisse !
Comme vers sept heures du soir, à un moment donné, les flammes n’étaient plus qu’à quelques dizaines de mètres du réservoir, les gendarmes et les pompiers de la Ville ont été obligés de faire un "barrage humain" pour le protéger. Ils se sont pissé dessus ! Les cafards se sont pissé dessus.
Imaginez le désastre si le feu avait touché ce réservoir ! Tous balayés. Le réservoir qui explose. Et moi tout seul, sur la montagne qui cuit. Un feu d’artifice. Propre. La chemise toute blanche. Le feu de la Saint-Jean de la Fontaine Neuve. La chemise noire. Le plus beau, les enfants. Taché de jus. Le plus beau ! "Pas lui, non, pas lui !", disait Altea. Et l’ombre du portail qui suait.
C’est une bête énorme. Elle a laissé des empreintes profondes dans l’humus souple. Les feuilles sèches. Le problème est que dans cette région de Curiani-Ugliani il y a, juste au lieu-dit "Casarella", derrière la cité de Ugliani, un réservoir qui contient de l’essence. Des crissements sur les feuilles sèches. Balaie ! Tais-toi, tu fais venir la voix ! balaie ! Ca va être balayé, propre, tout propre. Les longues bruyères du vent courent au-dessus de la Place. Cafard ! La putain d’Italienne ! Serrés l’un contre l’autre. Le réservoir qui cuit. Le plus haut feu de la Saint-Jean.
Courbé sous les bosses hirsutes des grands maquis épais. Une bête énorme ! Le sabot a écorché les schistes et la pierre bleue saigne, ici, à l’entrée du chemin qui va jusqu’à la tombe. Des hectares de maquis réduits à néant, par centaines, des maisons et des campings évacués, les habitants désespérés et les flammes qui crient; des immeubles détruits de fond en comble. Même les morts vont rire. Un rire long, dense, épais, qui brûle le dessus et le dessous. Tu veux le dessous ou tu veux le dessus, cafard ? On les entend qui arrivent. Le lent grondement de ceux qui savent les choses. Le plancher qui grince et les platanes secoués.
Les chemins. Les lentisques. Les bruyères cassantes. Les genoux qui saignent. Et le maquis qui hurle. Voilà le bilan d’une journée des plus noires. Une journée gravée en lettres de feu dans les mémoires encore fumantes. Attisé par un vent fougueux, le feu est parti et rien n’a pu le maîtriser. Journée de deuil et de tristesse, avec ces morts qui hurlent, dans la rousseur du crépuscule. Les traces nettes d’un sanglier grand comme un ogre. Quel animal ! Propre. Un animal gros comme l’Ogre et le Mage. Que le Mage le mange, comme les bruyères cassent, là-bas ! Des éclats de roseaux ! Ca tire partout. Le tonnerre secoue les villas et Ville. C’est toute la ville qui brûle, cafard !
La branche maîtresse s’est cassée et tombe avec le bruit sec d’un coup de canon. Les avions ! les avions ! Au secours ! La maison est touchée ! Les trous des bombes sur les immeubles ! La poutre maîtresse s’est cassée. N’y allez pas, il pleut des tuiles ! On l’a vu avec Nicolas. A Saint- Antoine, qu’est-ce qu’ils faisaient avec ce torchon arrondi ? Les entrepôts béants. Les sirènes hurlantes. L’huile, prends de l’huile ! Un torchon arrondi sous le bras. Les pâtes, prends des pâtes ! N’y allez pas, il pleut du feu ! Des sacs de blé, gonflés comme des outres. Des pains de sucre. N’y touchez pas, les enfants, ce sont des bombes. Tout arrondi, comme le crâne d’un squelette.
Hier, le vent a soufflé avec violence dans toute la région. A l’aube, le temps était couvert, avec du sirocco. Un vent puissant, surchauffé et qui annonçait des feux, des incendies et des drames en série. A l’aube, les gens apeurés scrutaient le ciel et le disque solaire, terrible, cruel et aveuglant. Nous n’y avons pas échappé. La poutre casse. Il pleut des tuiles. A une heure j’ai mis le feu partout. Comme hier, comme avant-hier. Les pompiers ont constaté que plusieurs mains criminelles avaient jeté des allumettes ou des mégots en quatre endroits différents.
Les secouristes ont tout mis en oeuvre pour maîtriser les flammes mais, comme nous l’ont expliqué les pompiers, il n’y avait pas vraiment moyen de les arrêter. Les soldats se sont enfuis dans cet entrepôt. Ici, il est caché au milieu des sacs.
Attrapez-le, les enfants ! C’est une chemise noire ! Des coups de pied au visage ! Noire et pleine de sang. Avec la sécheresse actuelle, le maquis s’est embrasé d’un seul coup, et comme on peut l’imaginer, dès que le vent forcit, le feu s’est répandu sans qu’on puisse le contenir. La Maison qui s’écroule ! Au secours ! La maison tombe ! Les bateaux coulés. Du sang plein la bouche. C’était mon père, sale italien ! C’était mon père. Il pleut des poutres; n’y allez pas, les enfants ! Gonflés comme des chiens ! La chemise qui saigne. Tout nettoyer ! Tout nettoyer avec cette bruyère ardente ! Et nos torches, au milieu des lentisques ! Tout nettoyé ! La bruyère qui casse ! La bruyère qui crie ! Des sifflements dans les bruyères ! Les souches vont brûler !
Hier, à la tombée de la nuit, il était encore difficile d’évaluer la surface brûlée, mais plusieurs hectares de maquis ont été la proie des flammes.
Le feu serait parti des Glacières.
Le feu a pris à Suerta. Au Ghjovu. A Saint Pancrace. Le feu a pris dans le dépôt d’ordures municipal. Le maire a dit que c’est une catastrophe, mais comment entreposer les ordures dans la ville ?
Le feu a été allumé près des campings. Ce fut la débandade: vieillards, hommes, femmes et enfants couraient dans tous les sens. Les secours ont eu du mal à les calmer. Le téléphone a été coupé. De puissants moyens ont été engagés au moment voulu, alors que l’incendie avait atteint une violence inouïe. Trois compagnies de pompiers étaient à pied d’oeuvre et la solidarité a joué à fond: tous les centres de secours du Département avaient envoyé leurs équipes locales avec leurs camions et leurs citernes.
On a même eu recours à des secours hors de l’île. Les ordures prennent feu. Les ordures s’étendent. Et le feu les poursuit. Quatre Canadair, plusieurs trakers et tous les hélicoptères bombardiers d’eau sont arrivés sur place dès qu’ils ont pu. La chemise noire et rouge. Enflée comme une outre. Il faut féliciter l’héroïsme, le sens civique et la générosité de ces personnels qui se démènent sans compter, lorsque arrive l’époque dangereuse du vent, de la sécheresse et de la canicule.
Il est regrettable que, à cause de la violence du libeccio et du sirocco qui ont soufflé, à ce qu’on dit, à plus de cent cinquante kilomètres heure, ces moyens importants n’aient pu être engagés dans la lutte qu’au dernier moment, alors que le feu avait déjà ravagé une superficie si large et si peuplée. Il est difficile d’arriver à évaluer avec précision la surface parcourue par l’incendie. Certains responsables du "Centre Opérationnel" -il s’agit d’un centre qui coordonne tous les moyens de lutte, établi à la préfecture et dirigé par le préfet en personne, qui a passé, lui aussi, une nuit épouvantable- pensaient toutefois que cinq mille hectares environ auraient été consumés par les flammes.
Un grand sanglier ! énorme ! Allongé sur le sol, de la couleur des cendres. Vers neuf heures du soir, le feu prenait du côté de l’hôpital, poussé par un libeccio toujours plus fort. Tout était mis en place pour que les bâtiments hospitaliers qui se trouvent le long de la route nationale ne soient pas atteints.
On notait par ailleurs une certaine panique parmi les habitants de ce quartier qui, aveuglés par un nuage de fumée de plus en plus dense, étaient très inquiets. Nous apprenions aussi que monsieur Alexandre Vuciali, député-maire de la ville, avait décidé de porter plainte contre X.
Carbonisés ces deux-là. Des cendres et du charbon. Gonflés comme des outres. Les chemises noires et rouges. Nous avons appris avec terreur et stupéfaction que deux personnes avaient trouvé la mort dans l’épouvantable fournaise d’hier après-midi.
La femme serait une touriste italienne; on ne sait pas si elle était en vacances sur le territoire de notre ville, ou si elle était venue réaliser une enquête pour un grand quotidien romain.
A l’heure où nous avons composé cette édition, on n’avait pas encore pu identifier l’homme qui l’accompagnait. Tout a été brûlé, absolument tout, sauf un calepin aux pages blanches qui a été retrouvé un peu roussi, mais miraculeusement épargné.
Selon les informations données par des témoins qui se trouvaient sur les lieux, mais n’ont pu malheureusement rien faire pour se porter à leur secours, ces pauvres gens auraient été brûlés vifs. La femme a été carbonisée en voulant s’enfuir de sa voiture prisonnière des flammes le long de la route. Quant à son compagnon, le feu l’a rejoint alors que, fuyant l’incendie, il courait sous les platanes pour aller se jeter à la mer. Les cadavres tourmentés et torturés des deux infortunées victimes ont été ramassés et placés par les secouristes dans des sacs spéciaux ignifugés. Un médecin nous a dit que plusieurs autres blessés étaient dans un état très critique, qu’ils devaient être placés en réanimation et peut-être transférés dans l’un des centres spécialisés pour grands brûlés. Il faut aussi signaler un pompier local qui lutte contre la mort et un jeune homme atrocement brûlé. Tous les deux ont été transférés dans un centre spécialisé du Continent.
Ce n’est malheureusement ni la première, ni la dernière fois que le feu tue. Et comme toutes les fois qu’arrive un malheur semblable, nous obstinerons-nous à répéter les conseils de prudence, avertissements dérisoires adressés à des gens qui ne veulent pas les entendre ?
Mais comment les incendiaires, que ce soient des bergers en mal de pâturages, des pyromanes malfaisants ou des inconscients sans cervelle, pourraient-ils les entendre, puisque pour eux ces paroles s’adressent à d’autres qu’eux- mêmes ? Celui qui tue ou qui blesse se souviendra-t-il jamais de l’enseignement qu’il a forcément reçu un jour ? Tel est le cas d’un incendiaire, c’est-à-dire d’un criminel. Voilà comment périodiquement d’innocentes victimes seront offertes en holocauste sur des brasiers allumés par les hommes, en guise de sacrifice en l’honneur de dieux extravagants qui habitent un esprit qui bat la campagne. Hier, deux infortunés touristes. Qui sera frappé demain ?
Ce journal est terminé. Bonsoir.
Non, monsieur le maire, je ne l’ai pas fait exprès. C’était pour faire comme les autres. Je ne le ferai plus. Il y avait le soleil et l’herbe qui sentait mauvais. Un moment d’arrêt pour souffler un peu. L’odeur de la réglisse. La voix du portail et les autres qui riaient. Le cafard avec l’italienne. Et la chemise trempée. A genoux, oui, à genoux, monsieur le maire. Excusez-moi, monsieur le maire, j’avais la tête qui battait la campagne. Jamais plus. Tout propre. Net. Pioché et balayé. Propre comme les jardins, monsieur le maire.