LA CORSE EN PERSPECTIVES

LA CORSE EN PERSPECTIVES

 

Des îles tout autour

 

Nous autres Corses, nous avons des îles en perspective... Ce sont nos îles d’en face, tout autour du regard, et à les voir posées sur l’horizon, il nous arrive de ne plus savoir que nous vivons sur une terre insulaire. Quand on parle de venir voyager par ici et que l’on dit « aller sur l’île, partir de l’île », nous sommes parfois surpris et à vrai dire un peu agacés...

Quand j’ouvre ma fenêtre le matin, du lieu où j’habite sur la côte nord-est près de Bastia Corse, je vois des îles. Elles sont toscanes et italiennes. Elles s’appellent Isola d’Elba, Capraja, La Gorgona, Pianosa, et un peu plus au sud, Monte Cristo dont le comte n’a jamais existé ! De bien jolis noms que nous nous sommes longtemps contentés de répéter, en jetant de temps en temps un coup d’œil furtif vers le large, juste pour nous assurer qu’elles étaient toujours là. Pendant longtemps nous avons oublié de nous diriger de ce côté-là. Et pourtant c’est tout près, la Toscane, avec une histoire et des vicissitudes communes jusqu’au siècle dernier.

Du côté sud, c’est encore plus criant: l’île d’en face s’appelle Sardaigne et elle barre tout l’horizon. Un voisinage grand comme une fois et demie la Corse. Bunifaziu la corse considère Santa Teresa di Gallura de l’autre côté de la mer. Même pas une heure en bateau, sauf les jours où la tempête fait rage dans les Bouches. Sur cette île aussi s’offre une culture voisine et différente. De quoi trouver beaucoup d’intérêt à se fréquenter désormais plus souvent.

On avait fini par dresser entre ces terres et nous une de ces choses impalpables qu’on pose sur la vague et qu’on appelle « frontières nationales ». Au début, ce n’est pas très efficace et on continue à franchir la mer pour rendre visite à ses voisins. Mais avec le temps on n’ose plus. On a planté là, au milieu de la mer, à quelques encablures des deux rivages, la même frontière entre la France et l’Italie. Nous, Corses, peuple de marches et de lisières, Hermès des carrefours en Méditerranée occidentale, nous étions ainsi devenus Cyclopes gardiens de marges et Lotophages de notre identité de Méditerranéens. Nous gardons le témoignage de ces oublis d’antan dans ce sentiment ambigu que nous avons encore vis-à-vis de la mer. Les structures traditionnelles de la vie des villages et des villes de Corse sont tributaires de l’image de la Corse « montagne dans la mer ». Quant à l’histoire, la mer y figure l’image de l’exil et des invasions plus que du commerce ou du voyage. La mer est ainsi moins une réalité qu’une représentation où la suspicion côtoie la fascination.

 

Un carrefour

 

Le manifeste du grand événement européen de Naples, le Forum Civil EUROMED affirmait en décembre 1997 « L'Italie est comme une charnière de liaison naturelle entre l'Europe et la Méditerranée. Son histoire et sa position géographique dans le bassin induisent une fonction capitale dans ses rapports avec les pays méditerranéens qui l'entourent de tous les côtés. Sa position éminemment centrale dans l'aire méditerranéenne lui impose d'importantes responsabilités qui l'obligent à lier son propre avenir et son rôle en Méditerranée. Elle doit servir la coopération culturelle en prenant l'initiative de projets capables de rapprocher les deux rives de la Méditerranée et à la valorisation de leurs différentes identités culturelles. »

Ces affirmations nous concernent et nous stimulent, nous aussi, qui ne sommes pas italiens. Corses vivants dans un espace méditerranéen généralement désigné comme italique, du fait de l’histoire des conflits dans cette région du monde, nous avons été placés dans une situation de contradiction féconde, au carrefour de plusieurs cultures et de plusieurs territoires. C’est une place inconfortable et prometteuse que nous occupons aujourd’hui. On peut le voir clairement en observant le parcours historique du corse, hier considéré comme un dialecte de l’italien. C’est son passage dans l’aire gallo-romane depuis l’annexion de l’île à la France (1769) qui a provoqué l’apparition et l’affirmation graduelle du désir d’élaborer en langue autonome un système linguistique né dans l’aire italo-romane à partir du bas latin et de vestiges linguistiques prélatins. Le corse serait vraisemblablement resté un dialecte si l’île n’était pas sortie de l’orbite italique. Devenu langue par un mouvement que la linguistique sociale appelle « volonté populaire », il lui faut désormais s’adapter à la modernité et reprendre pied sur ses bases traditionnelles tout en conquérant de nouveaux espaces d’expression et de communication. C’est peut-être parce que les Corses voient dans ce parcours linguistique la métaphore de leur vie collective et de leur avenir qu’ils ont cet amour passionné et inquiet de leur langue et de leur culture.

 

Un triptyque méditerranéen

 

Sans doute est-ce l’explication du triptyque méditerranéen que l’on voit émerger dans le discours des Corses lorsqu’ils parlent de leur identité linguistique. Comme toutes les sociétés ouvertes, la Corse est en réalité multilingue: dialectes arabes ou italiens, portugais, sarde, yougoslave, polonais ou langues enseignées à l’école (anglais, espagnol, allemand, etc). Ce foisonnement n’est pourtant pas retenu comme concernant l'identité des Corses. Interrogés sur les langues parlées sur le territoire de l’île, les habitants ne mentionnent que trois langues: corse, français et italien. Sur ce triptyque le corse occupe la place centrale et fait figure de langue maternelle, même lorsque la personne interrogée ne le pratique que peu, voire pas du tout. Certains affirment même, au mépris de l'évidence, qu'ils ne parlent pas autre chose que le corse. On prête généralement à cette langue un fort coefficient identitaire que l'on rattache aux racines et à l'histoire: il existe un réel désir de maintenir vivante celle que l'on appelle "la langue des ancêtres", dénommée souvent « langue du coeur ». Après elle vient le français considéré comme la langue du citoyen, non celle de l'identité culturelle, même lorsqu'il est indéniablement la première langue de la personne interrogée. Les qualités alléguées sont celles de la « langue de la raison » ou « langue du pain ». Sensiblement en retrait, l'italien arrive en troisième position. On lui attribue globalement une valeur culturelle d'échange avec le corse, en souvenir du couple corse-toscan qui a régné en Corse jusqu'au XlXème siècle et qui a laissé bien des traces dans la culture corse d'aujourd'hui.

Ces représentations complexes constituent un découpage symbolique dans une réalité toute différente car dans les faits le français occupe la première place et l’usage de l’italien n’est pas répandu. Les spécialistes y voient la marque d’un profond désir non de donner à la langue corse la primauté sur les autres langues, mais d’en développer toutes les potentialités. Cela passe par la restauration de sa valeur patrimoniale et par son accès aux moyens d’expression modernes.

 

Une écriture nouvelle

 

L’écriture littéraire en langue corse a une place de choix dans ce paysage. Il y a encore des mièvreries bucoliques, mais une écriture littéraire nouvelle se forme peu à peu avec des plumes et des pensées qui sont jeunes. Des bilingues corse-français comme le sont la plupart des insulaires, et qui écrivent tous les jours en corse, sans effort ni militantisme particulier mais parce qu’ils ont le sentiment d’une exigence profonde et d’une singularité qu’ils ne pourraient pas exprimer dans l’autre langue: le français. Pour eux, la découverte de l’écriture littéraire comme plaisir, comme pratique fondatrice d’identité et comme recherche de communication et de dialogue est étroitement associée à la langue corse.

Incontestablement, à l’origine de ce plaisir intense se trouve le sentiment d’entrer dans une forme d’échange avec tous ceux qui les ont précédés et partageaient la même culture déposée dans un imaginaire culturel commun. Sans doute cette communion pourrait-elle se faire par la prière et le recueillement du souvenir. Pour ceux qui ont entrepris de conserver et d’adapter le corse à la modernité, elle se fait par la métaphore de la langue conservée, mais modifiée. La chose est fondamentale dans la vision qu’ils ont de la réalité linguistique.

 

Il n’est pas innocent de travailler une langue longtemps figée à l’état de dialectes et de parlers: enrichir son vocabulaire, son style et sa syntaxe, c’est ajouter au patrimoine et le rendre apte à dire tout l’humain, dans les deux dimensions de l’espace et du temps. Et de le faire précisément avec un instrument linguistique que l’on disait inapte à cette fonction! Quelle délicieuse prétention que d’écrire à l’orée d’un nouvel espace pour la langue hier minorée.

Pour le reste et d’un point de vue général, il est indéniable que l’entrée du corse dans de nouveaux domaines d’emploi, une certaine percée dans l’espace public et une sollicitation plus grande dans des formes littéraires (comme le roman ou la nouvelle) hier exclusivement réservées aux langues de niveau international sont autant d’indices d’un net élargissement du territoire symbolique assigné à la langue corse. Être associé à une telle aventure culturelle donne à l’écriture littéraire en langue corse une singulière gratification! Il n’y a dans cette prédilection pour les accents autochtones ni volonté de fermeture, ni frilosité, ni préférence ethnique ou nationale. Seulement un désir profond et raisonné de jouer de nouveaux airs sur des instruments délaissés et qui, restaurés et revigorés, ont une âme bien belle...

 

La puissance de la terre

 

On aurait tort de mettre en doute le patriotisme des Corses et leur attachement à leur personnalité culturelle, ancienne et présente. Pourtant, leurs pratiques et  leurs habitudes au quotidien paraissent souvent contredire l’amour qu’ils proclament pour leur histoire, leur culture traditionnelle et leur langue. Même impression parfois pour la beauté de leur terre et de leur environnement: une densité, une richesse, une diversité de paysages et d’émotions esthétiques rares, une profusion de biens naturels qui peuvent sembler négligés ou ignorés par les habitants. Pourtant, ne vous y trompez pas: le rapport à la terre est ici primordial.

Les Corses n'ont été maîtres de leur histoire que pendant des périodes très brèves, et généralement ce sont des étrangers à l’île qui se sont succédés au pouvoir. La population a traversé ces occupations en conservant son identité propre et en en régulant apports et métissages. C’est précisément le rapport des insulaires à la terre qu’ils habitent depuis des millénaires qui favorise le sentiment de leur pérennité collective, qui alimente leur cohésion et entretient l’idée d’une appartenance à une même terre, malgré les différences d’occupation du sol, de l’habitat et des activités économiques traditionnelles. La diversité géologique interne à l’île, les modifications insensibles ou brutales que le voyageur observe et apprécie en parcourant les diverses régions de l’île n’ont pas altéré l’unité profonde qui lie culturellement les Corses entre eux, en dépit des intérêts régionaux contrastés et d’un esprit de clocher qui alimente, ici comme ailleurs, la chronique municipale. La terre agit ici comme une sollicitation puissante et permanente, une sorte d’absolu confusément mais continûment perceptible. Certains pensent que la géographie de l’île procure aux Corses la conscience forte de leur présence au monde et de leur continuité comme communauté de culture. La géographie de l’île compenserait ainsi l’absence d’accès au pouvoir dans l’histoire.

 

C’est l’interprétation de José Gil de l’Université de Lisbonne: « Ce peuple, dit-il, a construit souterrainement une société communautaire bien à lui, en prise directe avec la géographie. Puisque le pouvoir, la loi, les institutions appartenaient aux étrangers, les Corses se situeront eux-mêmes hors du pouvoir, des lois, des institutions ». « La géographie n'est pas l'île entre 26° 15 et 27° 16 de longitude. Ce n'est pas non plus sa « géographie humaine » ou le « paysage » qui « façonnerait le caractère corse ». Il s'agit d'une géographie qui, à chaque fois qu'une force extérieure essayera de la transformer, fera irruption dans l'histoire. Cette géographie est constituée par un grand corps primitif, l'île. Les liens que les Corses ont tissés avec ce corps ne sont pas identiques à ceux qui rattachent le paysan à sa terre. La géographie c'est l'espace de l'auto-défense séculaire.

Il faut avoir vécu en Corse pour ressentir la puissance réductrice de cet espace fermé. Ici, au milieu des montagnes, dans les villages de l'intérieur, la mémoire des choses étrangères s'abolit. Tout ce qui veut briser un certain rythme du temps, la précipitation ou la vitesse, se heurte immédiatement à la lente épaisseur de la vie. Il ne s'agit pas seulement, et fondamentalement, de ce fameux « fatalisme » corse, forgé surtout par le « fascisme colonial » actuel. Ce n'est pas le « à quoi bon » qui refuse l'introduction d'idées ou d'intérêts nouveaux. Mais l'opacité d'un univers clos, achevé, auto-suffisant, qui épouse le grand temps immobile des montagnes. Qu'on ne se trompe pas sur ces images: rien à voir avec la soi-disant paresse du Corse. Ce peuple n'est ni paresseux ni lent. »

 

L’identité

 

La proximité, la puissance de la montagne et de la mer invitent à la confrontation avec le temps, la mémoire et l’avenir. Sans doute est-ce une quête ancienne de ce qui transcende l’instant qui a imprimé au patrimoine culturel des caractères particuliers. Ceux-ci ont pu laisser croire que le peuple corse ne savait être que grave. Bien sûr, les Corses sont comme tous les hommes de tous les pays, tantôt tristes et tantôt sérieux, tantôt pleins d’espoir et tantôt abattus, au fil des événements qui traversent toute existence individuelle ou collective. Les images stéréotypées qui font du Corse un être fier, grave et ombrageux ont la vie dure comme tous les clichés qui prétendent rendre compte des populations fortement typées.

Ce sont sans doute une imagination romanesque et la quête d’un exotisme à portée de main qui ont poussé les visiteurs à forger de la Corse et des Corses les représentations tragiques que l’on connaît. La culture populaire des Corses et les différents genres et formes de la littérature orale portent la marque d’une diversité de thèmes et de sentiments qui de la naissance à la mort, chantent les heurs et malheurs, les travaux et les jours d’un peuple insulaire et méditerranéen, célébrant sa joie de vivre, sa tristesse et sa douleur lorsque l’infortune l’atteint.

Il n’en reste pas moins que parmi les formes les plus expressives de notre culture traditionnelle nous avons nous-mêmes privilégié au cours des siècles celles qui ont pu accentuer la gravité des sentiments, qu’il s’agisse de plénitude ou de frustration au gré des événements. Il y a de la gravité et de la noblesse dans les chants polyphoniques qui peuvent fuser aux moments et aux endroits les plus inattendus. Qu’il s’agisse d’adolescents ou de moins jeunes, d’hommes ou de femmes, dès que retentissent les premiers accents de la « paghjella », la personnalité des interprètes s’efface devant la puissance tutélaire du Chant Majeur, réfractaire aux transcriptions académiques et fauteur des arabesques rebelles que gravent encore les cultures orales sur les bitumes rectilignes de certaines modernités. Cette forme vocale est aujourd’hui la forme la plus élaborée et la mieux connue des genres du chant corse. Elle a été largement popularisée depuis les années 1970 par les groupes de chants. Les Corses en ont fait un emblème national perçu et reconnu comme tel à l’extérieur. Ce chant véhicule de manière ramassée, globale et métaphorique, l’idée que la culture corse est un creuset. La pérennité de l’identité corse et son affirmation moderne y trouvent une expression synthétique et fortement médiatisée par des événements artistiques souvent de niveau international, comme les Jeux Olympiques d’Albertville où le groupe des « Nouvelles Polyphonies Corses » fit sensation lors de la cérémonie d’inauguration. Le chant polyphonique de Corse est aujourd’hui à la mode et si l’on songe qu’au début des années 1960 cette forme vocale était en voie de disparition, le parcours accompli est remarquable.

La qualité esthétique y est pour beaucoup, la signification identitaire, sociale et politique aussi. Le public non corse qui apprécie aujourd’hui ces chants en devine la forte valeur d’identification collective. Un témoin du renouveau des années 1970 nous en explicite le sens: « On avait en face de soi des artistes, mais ils avaient entre eux des attitudes spontanées qui permettaient au public de se sentir partie intégrante du spectacle. D'ailleurs le mot spectacle ne convient pas tout à fait. Ils étaient là pour accomplir un acte de foi, exactement comme nous, mais il n'y avait dans leur tenue aucune affectation, aucune raideur, si ce n'est une sorte de timidité et de maladresse qui montraient qu'ils ne se souciaient pas d'être des vedettes. Si l'un d'entre eux se trompait, les autres se moquaient de lui, sans malveillance. Leurs manières et le climat qu'elles créaient nous avaient rendus tellement fidèles que nous étions devenus des connaisseurs, des spécialistes du chant corse ! » C’est qu’avec le « groupe » il ne s'agit pas seulement de participer, de vibrer à l'unisson des artistes lors d'un spectacle donné, mais de communier autour d'un sentiment commun qui tient de l'évidence non démontrée, de la croyance plus que de la vérité. Dans le temps fort où s'accomplit le rite socio-politique de l’affirmation collective, il devient possible de puiser l'énergie qui fera peut-être défaut tout à l'heure à l'individu confronté à la vie réelle de tous les jours, avec ses difficultés et ses contradictions. En fait cette foi dans l'énergie collective trouve une forme concrète, une manifestation bien visible dans le « groupe », structure souple, numériquement non définie et extensible: autant dire que le groupe et le peuple se confondent ».

 

 

Des ressources régionales ?

 

Le chant est un exemple d’une ressource régionale qui a été valorisée de manière empirique, par une poussée spontanée. Il en est d’autres, en friche. Quant à l’exploitation raisonnée et marchande des produits vernaculaires, de la gastronomie, de l’habitat et des sites, autant dire qu’elle n’en est qu’aux balbutiements, même si un développement sauvage et affairiste réalise de substantiels bénéfices. Cette ressource aurait pu être d’un grand rapport pour la Corse et les Corses, au niveau collectif. Or ils en ont explicitement refusé la perspective lorsque celle-ci s’est présentée, à la fin des années 1960, lorsque d’autres « destinations » ont choisi d’exploiter l’or du tout-tourisme et de payer le prix d’une mise en valeur destructrice de culture et d’environnement. On n’en finit pas de gloser sur cette occasion manquée ! Et pourtant, les Corses s’obstinent à ne pas vouloir du développement à n’importe quel prix. Même le jargon du marketing les rend parfois sourcilleux « vendre la Corse » est encore aujourd’hui un terme qui passe mal !

Inaptitude au développement, inconséquence, entêtement, fierté ombrageuse et déplacée, paresse: tout a été dit et répété sur l’attitude collective d’un peuple dressé en ces années-là contre les risques de dépersonnalisation. Oui, on a tout dit, sauf l’essentiel: ce qui néglige l’anecdote pittoresque, les simplifications commodes et les indignations de circonstance.

Car ce refus n’avait rien d’une volonté stupide de régression. Au contraire il a valeur de programme identitaire. Le présent de la Corse en conserve l’empreinte profonde malgré les difficultés et les inquiétudes d’aujourd’hui. Il ressurgit aujourd’hui sous d’autres expressions, actualisées et qui ont pactisé avec les nécessités du développement. Tels sont « économie identitaire, développement intégré, hébergement de caractère » et tant d’autres.

Ce n’est pas parce qu’on a empêché les « fous de la Corse » de réaliser complètement leur utopie que celle-ci perd sa justification historique et sa pertinence qualitative. Il y avait en vérité plus de fébrilité et de virulence créative que de défi à l’ordre social et politique dans les premières affirmations du mouvement de reconquête d’une dignité collective qui marqua la Corse des années 1970. Les sarcasmes, les humiliations, les fins de non-recevoir et les surdités persistantes ont ensuite eu raison de la spontanéité et de la générosité des sentiments. Mais au-delà des personnes et des mouvements, au-delà aussi des incertitudes du présent, le chemin parcouru et les résultats acquis sont considérables. Dans cette période les Corses ont entrepris un mouvement de réappropriation de soi et d’affirmation d’ouverture à l’autre dont les secousses dramatiques de l’actualité, les abus de toute sorte et les exploitations cyniques de tout bord nous masquent la réalité.

 

L’université

 

A l’université de Corti on n’a ni pignon sur rue ni vue sur la mer. C’est une petite université mais nous voulions qu’un jour on nous l’envie. Nous sommes fiers d’avoir réussi à rouvrir l’université au coeur même de notre pays. Il y avait longtemps que nous essayions. Un peu plus de deux siècles, au moment de la défaite de Pasquale Paoli contre les armées du Roi de France. Depuis on ne voulait pas rouvrir sous prétexte qu’il fallait aller frotter sa cervelle à celle d’autrui. Que la montagne, c’est l’enfermement dans l’île elle-même enfermée.

Corti, c’est la montagne mais vous y rencontrerez des Méditerranéens et pas seulement dans les couloirs ou les amphis de l’Université. Le site essaie de se hisser pour voir la mer. Ce n’est pas difficile parce que la montagne, âpre et belle, exhausse l’université. Nous avons réussi à peindre les bâtiments universitaires sur un ciel d’un bleu très intense en hiver, un ton un peu plus soutenu que dans un Matisse ou un De Staël. On s’efforce de nouer des relations avec les autres, de dialoguer avec d’autres cultures du sud et de faire des réalisations ensemble. Là-dessous je crois qu’il y a le rêve inavoué d’un promontoire. Lorsque l’oeuvre sera terminée, on lui donnera un nom sonore. Ce sera un lieu dans lequel, comme dit le Bréviaire méditerranéen de Predrag Matvejević: « l’extase ou le sacrifice ne tiennent pas uniquement à la beauté ou au désespoir: il s’agira peut-être là aussi d’un élan ou d’un vertige auxquels la Méditerranée n’a pas osé donner de noms, que les cartes elles-mêmes passent sous silence ». Ce promontoire, nous l’appellerons comme le point où aboutira notre quête: nous l’appellerons « Méditerranée ».

 

Perspectives

 

Depuis une trentaine d’années les échanges de toute sorte ont repris grâce au développement du tourisme d’Italie et à l’incitation de programmes européens. C’est affaire de volonté bien sûr, de moyens, de construction, mais surtout d’espace mental à élargir. Et d’image à changer. Depuis l’avènement d’une pensée euro-méditerranéenne, les choses bougent, les choses changent: d’exaltantes perspectives s’offrent désormais à notre espace insulaire hier condamné au mutisme et à la passivité, engoncé dans un beau vêtement noir d’île tragique à l’histoire arrêtée, vouée au drame, au chant et au lamento des pleureuses... Aujourd’hui, sans cesser d’être une île et une montagne, la Corse est redevenue une région de marches. On parle de pousser plus au sud. Il existe en Corse un certain nombre d’initiatives qui vont dans le sens d’une fréquentation accrue des expressions dont le voisinage et la parenté sont définies par une méditerranéité basée sur la volonté d’échange autant que sur l’héritage commun. En voici quelques-unes développées dans les années 1990-2015 : les Rencontres Polyphoniques de Calvi (manifestation annuelle, septembre), le Festival du Film et des Cultures Méditerranéennes de Bastia, la Biennale de Prose Littéraire Baléares-Corse-Sardaigne mise en place par le Centre Culturel Universitaire de Corti, avec le soutien de la Communauté Européenne.

Il se peut que certaines situations, à certains moments précis de leur histoire, soient plus que d’autres propices à l’éclosion d’oeuvres susceptibles de cristalliser des attentes vécues bien au-delà de leurs limites géographiques. On peut penser que les expressions méditerranéennes et insulaires sont de celles-là parce que la littérature semble avoir pour les communautés concernées une fonction identitaire et une portée éthique plus remarquables.

 

Au cours de ces dernières années, l’image de la Corse s’est progressivement dégradée. Dans les années 1970-1980 on a vu un peuple se dresser pour le maintien de sa terre, de sa langue, de son identité et de sa culture propres. L’expérience a suscité des oppositions farouches dans l’île et au dehors, mais aussi un fort courant de sympathie. Aujourd’hui, il reste peu de choses de ce sentiment. Autour de l’île l’orage éclate. On filme les chocs de l’actualité insulaire. On fait manchette sur l’événement. Flashes sur la sensation, campagnes de dissuasion pour les éventuels touristes. Puis on enquête. On dépêche des équipes pressées car il faut des clichés, des paroles simples et qui frappent. Une presse hâtive vient admirer comment toute la violence de la Terre a pu se cristalliser ici. Surtout ne pas lui dire ce qu’elle n’attendait pas: la mondialisation de la violence, le naufrage universel de l’éthique, les affaires qui discréditent le politique, l’économique, et quelquefois l’humanitaire, les grands problèmes de société, l’exclusion, l’indifférence… N’insistez pas: on ne veut que des actes de contrition!

Devant ces choses-là, les Corses ont peur, comme tout le monde. Chez eux comme ailleurs l’acharnement, la haine, l’intérêt et le dogmatisme des idéologies qui agitent notre temps l’emportent souvent sur une vertu que leurs ancêtres, habitués au poids des invasions, des révoltes et des conquêtes avaient fini par faire primer sur l’agitation. Un mot ancien, une philosophie, un art de vivre unissant implication et distance : « u ghjudiziu », étymologiquement proche de «jugement ». Une vertu qui était ce qu’on appelle en français « le bon sens ». Une valeur traditionnelle, bien utile dans les périodes de crise aiguë parce qu’elle permet de conserver l’essentiel. Et de voir venir... Car des voix s’élèvent, des paroles vraies qui cherchent les coeurs, la réflexion et la raison. Elles sont un recours. Il ne faut pas les disqualifier au prétexte qu’elles renoncent aux vertiges du drame et parlent d’effort têtu au quotidien, de développement, d’accueil. Elles disent le désir d’identité, de patrimoine, de langue et de culture sans agressivité, mais avec la ferme détermination des choses simples mais lourdes de sens: le billet d’avion qu’on prend pour rentrer définitivement au pays, le regard qui pétille devant les gestes et les voix (langue et chants) de toujours, la main reconnaissante que l’on pose sur le granite tutélaire de la maison familiale ou les éclats de schiste que l’on relève aux limites des champs modestes, là où la culture menaçait disparition. De là on découvre la montagne, massive, tutélaire, éternelle. Et la mer, promesse, d’où vient l’Autre. L’Hôte. Un voisin proche ou plus lointain.

Jacques Thiers

reprise d’un texte de 2003