U Muntese, tribune officieuse du mouvement de préservation culturelle

 

L'assimilation parfois sévère entre « muvrisme » (c'est-à-dire corsisme) et irrédentisme par l'opinion publique, allant de pair avec le renforcement du sentiment français dans l'île, freine irrémédiablement le mouvement d'élaboration littéraire en cours, jusqu'à rejaillir sur une expression orale quotidienne en langue corse qui n'était pourtant pas remise en cause. Les revendications linguistiques, obscurcies par la même crainte de l'amalgame, s'interrompent brutalement et durablement. Entre prudence et désabusement, la flamme militante s'éteint, et les anciens « anfarti » finissent par s'effacer du paysage culturel local. C'est ce sentiment qu'illustre Fernand Ettori, en évoquant cette « conspiration du silence sur ce que l’on n'appelait pas encore la culture corse ». Face au marasme ambiant, pourtant, quelques résistances se font jour. Le 15 juillet 1955, après dix années d'aphasie littéraire absolue, paraît le premier numéro de la revue bimensuelle bastiaise U Muntese. Au plan idéologique, celle-ci privilégie fort logiquement l'apolitisme, son approche est prudemment « cyrnéiste », c'est-à-dire régionaliste, et l'idée d'autonomie que sous-tendait le corsisme n'apparaît plus. Petru Ciavatti, directeur et cheville ouvrière inlassable de la revue, fait donc le choix somme toute logique de faire table rase du passé pour unir les rivaux d'hier autour de la seule bannière de la langue corse, dont on pressent désormais l'extinction pure et simple... Au plan du contenu linguistique, observons une fois de plus le choix du bilinguisme corse/français, trait récurrent des revues corses depuis A Tramuntana, et partagé notamment par A Cispra et A Muvra. Pourtant, on opte ici officiellement pour la sauvegarde d'une langue corse « pure », authentique à tout le moins, et donc non corrodée par les gallicismes envahissants, là où Casanova choisissait par souci d'efficacité communicationnelle de les placer au cœur de son langage journalistique. La prédilection pour les termes anciens, que l'on se refuse farouchement à voir disparaître, n'en est à ce titre que plus forte, et l'on retrouvera bien entendu ce trait dans la littérature – et notamment la prose – du temps. L'élaboration minutieuse et remarquable d'un lexique français-corse de plus de 1000 pages en fascicules étalées sur onze années, aboutira du reste à la réalisation du célèbre dictionnaire éponyme U Muntese en quatre volumes, qui demeure aujourd'hui encore une référence absolue en la matière. On y observe au passage tout l'intérêt témoigné pour les savoir-faire ancestraux, que l'on cherche eux aussi à préserver, conférant à l'ouvrage cette dimension pleinement ethnographique qui sera l'un des invariants de la littérature du Maintien. D'aucuns diraient, peut-être, l'une de ses limites. Le rôle du Muntese dans le combat culturel et identitaire en faveur de la langue corse sera quoi qu'il en soit de tout premier ordre. Comptant jusqu'à 700 abonnés en 1963, la revue n'échouera pas à poser les premiers jalons des grandes revendications à venir, nonobstant la morosité politique ambiante, et il est par ailleurs indéniable que son action fut déterminante en vue de l'intégration tardive du corse à la loi Deixonne relative à l'enseignement des langues régionales.

La prose mémorialiste de l'après-guerre

En dehors d'un certain nombre de projets parfois remarquables, ressortissant à la première période d'élaboration 1896-1945, il n'est pas niable que l'esprit de l'oralité ait irrigué avec constance la littérature d'expression corse jusqu'au « Riacquistu » des années 70. Cette prééminence de l'imaginaire sur l'imagination et la création, consubstantielle aux littératures non instituées, qui « optent pour l'oralité par dépit ou par mimétisme » et cherchent à « faire parler l'écriture » (François Paré, 1994), découle bien sûr de la diglossie. Elle matérialise, en réalité, la continuité/transition naturelle entre oraliture et littérature écrite. La verve nostalgique et plaintive qui tend à nimber cette « oraliture écrite », très fréquente en poésie d'expression corse, s'amplifiera ainsi drastiquement après 1945. Malgré l'absence significative de renouvellement générationnel, quelques noms se détachent néanmoins. Les Ricordi autobiographiques d'Ignace Colombani, publiés en feuilleton dans U Muntese, sont un bel exemple de ce que fut cette littérature du "Mantenimentu" d'avant 1970. Face à l'île en mutation, le fonctionnaire à la retraite laisse libre cours à son émotion et à ses souvenirs enfouis, que les années d'exil ravivent avec la plus grande acuité. Les lieux évoqués, quelque peu sacralisés, s'affirment ainsi comme le réceptacle des valeurs d'une communauté tout entière, dont les personnages du livre se font bien entendu les porte-drapeaux. L'abandon de l'usage du parler traditionnel, on peut s'en douter, est l'une des raisons principales qui poussent Colombani à prendre la plume. La langue qu'il emploie, précisément, est riche et fait partie intégrante du projet porté, qui est de donner à voir, mais aussi de sauvegarder ce qui fut, et qui peut sans doute encore l'être. Et il en va à l'évidence de même pour les coutumes et le mode de pensée traditionnel. En sus de l'aspect ethnographique, l'empreinte nostalgique prononcée de l'ensemble, toujours sous-tendue par l'idée d'exemplarité, évite à grand-peine l'écueil de l'idéalisation. La dimension purement créative de l'ouvrage reste ainsi à relativiser, d'autant que la forme elle-même n'est pas celle d'un canevas romanesque classique, mais s'articule autour de chapitres courts, dissociés, s'enchaînant comme autant de noyaux indépendants, tout en restant en synergie aux plans thématique et surtout « philosophique ».

En 1968, le Balanin Joseph-Marie Bonavita reprend le flambeau d'Ignace Colombani, en évoquant à son tour les remembrances de sa prime jeunesse, passée dans le village d'Urtaca avant la guerre de 14. U pane azimu, paru en 1968, reprend à l'identique la charpente de Ricordi, se fondant sur l'enchaînement de chapitres courts et autonomes du point de vue de la narration. Il ne s'agit donc pas là de nouvelles, comme pourrait le laisser entendre le sous-titre en français de l'édition originale (« Contes et nouvelles de Corse »), mais plus simplement de récits brefs, vécus ou entendus par l'auteur, et peut-être pour partie fictionnalisés. Signalons d'emblée la qualité à nulle autre pareille de la langue, qui enchante littéralement par sa précellence, sa richesse et sa précision quasi naturaliste. Faut-il vraiment s'en étonner ? Il est ici question, ouvertement, de sauver de l'oubli les mots réputés « rares », par opposition au corse de tous les jours et à sa supposée dégénérescence, et il n'en va là encore pas autrement pour les savoir-faire traditionnels rendus caducs par la tant décriée modernité. Un rapport conflictuel au temps présent qui, au passage, n'est pas sans rappeler le romantisme, preuve du décalage chronologique substantiel affectant la littérature d'expression corse d'alors. A contrario, et toujours romantiquement, le passé est paré de toutes les vertus, en particulier la simplicité, la solidarité communautaire et la rectitude, susceptibles de régénérer un présent perçu comme matérialiste, immoral et illusoire. Dans la même logique, le village, havre de paix et véritable paradis perdu, semble imperméable à toute forme de corruption ou d'injustice. Mais du lyrique au pathétique, il n'y a qu'un pas. Le regard ému de l'exilé demeure invariablement figé dans le même désespoir, la même mélancolie sous-jacente, peu capable d'ironie envers lui-même et, par le fait, d'universalité. Écrire en corse, afin de rendre compte de la société d'antan et de ses valeurs, notamment en sauvegardant et en transmettant la langue et le patrimoine, sont autant d'enjeux qui paraissent donc justifier à eux seuls l'acte d'écriture. Contrairement au naturalisme, que nous évoquions à propos de la langue, l'individu n'est ici qu'un simple faire-valoir au service d'un projet global de préservation ethnographico-identitaire, et c'est bien la dichotomie philosophique entre passé et présent qui structure – la plupart du temps implicitement – l'ensemble de U pane azimu. Le pain azyme évoqué par le titre s'avérant être très significativement, précisons-le, celui du présent... En parlant du passé, comment ne pas s'arrêter d'ailleurs devant l'utilisation des temps verbaux, voguant entre passé simple et imparfait de l'indicatif, à mille lieues bien sûr de tout présent de l'indicatif... Bien que le pessimisme reste largement de mise, l'espoir en des lendemains meilleurs, qui ne se traduit certes pas par un engagement des plus ostensibles, émerge tout de même à la fin de l'œuvre, notamment à travers l'appel final adressé symboliquement à la jeunesse, invitée en quelque sorte par l'auteur à faire retour à la terre :

« Pensinu i nostri giovani à guardà qualchì volta ancu in daretu, è à vultà i cannuchjali. È sempre tenganu contu chì l'omi d'eri ci porghjenu a manu... È, prima di corre luntanu à circà l'agrottu, hè utile di sapè chì per praticà certe strade i mutori ùn servenu, è chì si và più prestu incù i sumeri, cum'è mille anni fà ».

L'autre figure incontournable du « Mantenimentu » traditionaliste d'après-guerre est Antone Trojani, prosateur de talent révélé par ses deux recueils de « stalvatoghji » moralisateurs, drôles ou cruels inspirés de ses souvenirs d'enfance, Dopu cena (1974) et Sott'à l'Olmu (1978). Bien que débordant aussi sur le « Riacquistu » du point de vue de la chronologie, Trojani se pose indubitablement dans l'esprit et la lettre en perpétuateur du provincialisme littéraire antérieur. La qualité de la langue, la précision chirurgicale du témoignage porté sur la société traditionnelle et le désir global de sauvegarde le rapprochent ainsi nettement, par exemple, d'un Bonavita. La trajectoire littéraire de Trojani s'achèvera sur une note de maturité, celle du roman, avec Pece cruda (1983). Analogue à Pesciu Anguilla par son titre, son sous-titre limitatif (« rumanzettu corsu » faisant écho au « rumanzu bastiese » d Dalzeto) et l'adoption du genre d'apprentissage, Pece cruda s'en détache néanmoins par sa contextualisation montagnarde, l'amplitude biographique de la tranche de vie qu'il évoque (de la naissance du « héros » jusqu'à sa mort) et l'issue éminemment négative du processus de formation proposé. Car si Pesciu Anguilla peut être vu comme le roman de la formation réussie, Pece cruda se présente indéniablement comme celui de l'échec, symptomatique de l'esprit résigné du « Mantenimentu » et culminant ici avec la disparition tragique du protagoniste. La prégnance du collectif et le souci lancinant de préservation ethnographico-anthropologique face à la modernité prédatrice, au détriment de l'intrigue et des sentiments individuels, incarnent en tout cas ici la tension irrésolue entre littérature de création et littérature de préservation. L'influence du passéisme séculaire et – à un degré moindre – les pointes d'engagement affleurant ça et là, époque oblige, demeurent prépondérants. L'exposition d'une vie quotidienne saine mais dure, montrée sans embellissements complaisants, éloignait pourtant Trojani du passéisme laudateur du début du siècle, le rapprochant au contraire de l'esprit du « Riacquistu ». De la nature même du personnage principal, dont la fainéantise maladive s'éloigne du canon comportemental communautaire, l'on aurait pu voir poindre la marque du roman. Mais c'est encore, sans surprise, l'exemplarité présumée du collectif qui vient primer sur tout autre type de considération. Au plan de la forme, le choix d'une orthographe didactique annoncé en préambule, et surtout le recours au glossaire documentaire de fin d'ouvrage consacré aux mots anciens et autres techniques du passé, nuancent encore davantage la nature à proprement parler littéraire du projet mis en œuvre. Car inventorier le passé, véritable enjeu d'identité que l'on édénise voire mythifie, suffit-il vraiment à faire œuvre de création ? L'énumération pour le moins ostentatoire que voici vaut tous les commentaires :

« Dumandate à un giovanu corsu... ciò ch'elli eranu : un crespu, un stavellu, un pinnechju, una conzula, un'oria, una macennula, un caccianile, un subbiu, una scandula, è vidarete chì ùn la sanu ».

Des « isolats » novateurs

Le « Mantenimentu » a aussi abrité en son sein, en sus de la prose mémorielle courte, des projets plus originaux et plus ambitieux. Précurseur du roman d'expression corse avec Pesciu Anguilla, Sébastien Dalzeto refait surface en 1963 avec son second roman, Filidatu è Filimonda, publié à l'origine par bribes dans L'Annu Corsu puis dans les colonnes du Muntese. On y évoque, dans un environnement cette fois rural, les amours naïfs, contrariés puis satisfaits de deux bergers orphelins au milieu du 19 siècle. La langue, dans le sillage de Pesciu Anguilla, s'enracine dans le va-et-vient et le contact entre corse « conventionnel » du narrateur et de la voix auctoriale moralisatrice, corse populaire des travailleurs du Pinetu, mais aussi français et italien, donnant presque l'idée d'un diptyque linguistico-littéraire de la Corse d'hier (avec Pesciu Anguilla) et confirmant à n'en point douter la dimension tout à la fois plurilangagière, socio-littéraire et in fine novatrice de l'écriture dalzetienne. L'humour truculent hérité de la tradition bastiaise, assorti de quelques morceaux de bravoure carnavalo-picaresques, de même que l'oscillation entre ridicule et émotion, sont d'autres traits communs aux deux œuvres qui ne sauraient nous échapper. Le qualificatif de roman, pourtant, fait aujourd'hui encore débat à l'heure d'évoquer Filidatu è Filimonda. La forme adoptée est celle d'une trame suivant quelque peu malaisément le fil d'une authentique nuée de proverbes, symboles connus de la sagesse des cultures populaires orales et source accessoire de pittoresque. Adroitement insérés, leur nombre excessif ne manquera pas d'interroger, à raison, le lecteur averti. Selon René Emmanuelli, la « filastrocca » du prolixe Maccu Mahò n'est rien moins qu'une logorrhée disant avant tout la digression et l'inanité. D'aucuns y voient plutôt, à l'inverse, un défi moderniste lancé par l'auteur aux codes du roman classique. Pour Jacques Thiers, qui est l'un de ceux-là, la légèreté du fil narratif déployé ne saurait occulter la volonté supérieure de s'adonner – à partir de la poésie des mots – à l'inestimable plaisir de créer. Pour autant, il apparaît que Filidatu è Filimonda peine à s'extraire du cadre romantique de l'âge d'or, particulièrement prégnant y compris au cours du demi-siècle d'élaboration précédant le « Mantenimentu ». Entrevu tout juste subrepticement dans Pesciu Anguilla, ce leitmotiv devient ici fondamental, accentué par le retour au monde rural, écrin présumé des valeurs corses authentiques aujourd'hui corrompu par l'irruption du monde moderne et du confort illusoire qui lui est afférent. Éculé à l'international, ce trait passéiste est au contraire -on le sait- caractéristique des « petites » littératures dialectales... Le didactisme de Filidatu è Filimonda, s'appuyant précisément sur la litanie des proverbes et autres aphorismes qui ne manquent jamais de déclencher les interventions de l'auteur moralisateur, peut par ailleurs y apparaître comme forcé. Il n'est en cela pas surprenant de voir le protagoniste, comme trahissant le propos de l'auteur, « s'excuser » en quelque sorte auprès de son auditoire pour ses digressions et revenir en arrière à la demande de ces mêmes auditeurs, preuve d'une fluidité romanesque relative, alors même que l'écoulement de la trame apparaissait comme l'un des points forts de Pesciu Anguilla. De même, éclipsés par la marâtre rustaude Maria Cicilia, les personnages principaux n'y sont évoqués qu'en surface, sans cette profondeur psychologique qui caractérisait le héros des bas-fonds bastiais. Seul le conteur volubile Maccu Mahò, finalement, se distingue véritablement par sa faconde. Alors même que Pesciu Anguilla portait en lui tous les germes d'une émancipation littéraire à venir, le bilan reste donc à nos yeux ici mitigé. Si Dalzeto s'essaye à nouveau au genre romanesque à une époque où celui-ci semble s'être effiloché au profit d'une prose mémorielle courte, le choix narratif qu'il opère, certainement porteur au plan créatif, s'effectue pour partie au détriment d'une trame bridée voire même secondarisée. Les digressions multiples, le didactisme moralisant et surtout le regard nostalgique porté sur la Corse d'hier confortent l'idée d'un relatif reflux, nonobstant le maintien certes fondamental de l'option linguistique plurilingue...mais aussi tout banalement du rire, à une époque où celui-ci n'est pas loin d'avoir disparu.

En réalité, le projet moderniste majeur de l'époque est sans conteste celui que porte le prosateur et poète Natale Rocchiccioli. Son roman comique Cavallaria paisana, paru en 1955 puis réédité de son vivant en 1982, est le premier ouvrage en prose à faire état de la société villageoise insulaire d'après 1945, période charnière où coexistent parfois malaisément modes de vie traditionnels et irruptions du temps présent. Les chants traditionnels, les surnoms populaires ou encore la thématique savoureuse des « scappaticci », jeunes gens dont la fuite amoureuse (« a scappetta ») visait à contraindre les parents à accepter l'union matrimoniale sous peine de déshonneur, sont autant de rémanences qui témoignent de cette Corse immémoriale, ébranlée désormais dans ses fondements les plus anciens. D'où la prépondérance sociale inédite accordée aux jeunes Ercule et Mariuccia, désireux de se marier nonobstant la haine entre leurs deux familles, signe évident d'une évolution significative des mentalités dont Rocchiccioli se fait le transcripteur. Et c'est le rire qui permettra – sans avoir à verser dans la pesanteur du pathos – de s'interroger sur un aspect de la tradition perçu à l'évidence comme anxiogène, celui de concevoir le mariage comme un pacte social et non point sentimental. Jusqu'à rendre possible ici une réhabilitation totale des amants que la société interdisait encore dans la majorité des cas... Cavallaria paisana est aussi, d'autre part, un d'œil ironique assez limpide à Cavalleria rusticana, nouvelle du Sicilien Giovanni Verga (1883) et immortalisée par le célèbre opéra de Pietro Mascagni (1890). Jean-Marie Arrighi, dans la préface de l'édition récente de 1999, parle à cet effet d'« antithèse consciente pour Rocchiccioli » (p. II). Cette réutilisation déviante d'un genre littéraire issu du passé, clairement identifié et reconnu à l'international, a le mérite d'inscrire l'œuvre de Rocchiccioli dans le sillage parodique du postmodernisme émergent. Au gré des pérégrinations réelles ou fantasmées du pittoresque Antone Scamaroni dans son village innomé du Viculacciu, bien loin du vérisme italien, c'est la démystification par le rire qui prend le pas sur tout le reste. Cette philosophie de la désacralisation sincère et a priori enjouée face aux réalités du temps, où prévalait encore très largement en littérature l'exaltation angoissée du passé, confère de facto une place de choix à la vraie-fausse pantalonnade exécutée par Rocchiccioli. Le leader muvriste Petru Rocca, préfacier de l'édition de 1955, met précisément en avant le talent de l'auteur à recréer le présent « tal'è quale », dans les thématiques comme dans la langue, « è puru à contra core », sans jamais céder à la tentation du souvenir idéalisé. Il est acquis que le choix du rire n'a plus la signification auto-minorante des productions burlesques du siècle précédent. Selon Arrighi, il sert ici d'exutoire face à la situation politico-économique ô combien morose de l'île, situation que Rocchiccioli, à l'inverse de ses pairs « mainteneurs », a déjà le mérite d'assumer lucidement. L'engagement, pour autant, ne sourd que très indirectement, s'effaçant au profit d'un fatalisme sarcastique mais surtout résigné. Rire pour oublier et d'une certaine façon accepter, en somme, cette situation de mort clinique culturelle. Si l'on excepte l'inévitable difficulté à s'affranchir totalement des dures réalités du temps, il n'en demeure pas moins vrai que la littérature de Rocchiccioli réussit à poser enfin, en ces mornes années de « Mantenimentu », un regard créatif et distancié sur la Corse d'alors, fût-il seulement de façade.
Rocchiccioli confirme son rang de « mainteneur décalé » avec ses Favule, plusieurs fois republiées de son vivant et que l'auteur avait également pris soin d'enregistrer sur disque. On y retrouve le didactisme habituel de la fable, genre millénaire immortalisé entre autres par La Fontaine, dont Rocchiccioli s'inspire ici abondamment. Attention, il ne s'agit en rien de plates traductions, mais plutôt de fines adaptations à l'espace-temps « nustrale » (à l'instar de la subtile « A Cicala famita »), voire de recréations pleines et entières, placées comme dans Cavallaria paisana sous le signe de l'humour le plus désopilant. Les « muralità » finales, pleines de bon sens paysan, prennent d'ailleurs souvent le contre-pied de leurs célèbres hypotextes. Les jeux plurilingues, faisant intervenir librement le français, le latin de cuisine, que l'on attribue visiblement à une certaine catégorie d'« intellectuels » ou même l'espagnol, confèrent enfin originalité et modernité au recueil, tout en ajoutant assurément à la dimension comique de l'ensemble. Né du décalage entre solennité présumée de la matière poétique et trivialité des contenus, le ridicule découle donc aussi en bonne part du choix, ou plutôt des choix pour le moins inattendus de langue. Par ailleurs, il s'avère pertinent de conjecturer que l'intrusion directe ou indirecte du français au milieu d'un corse de qualité répond aussi, très certainement, à un souci de réalisme : décrire la réalité langagière des Corses telle qu'elle est, dans sa dimension quotidienne, populaire et conviviale, sans chercher en aucune façon à la réinventer ni à l'exhausser au rang de mythe. Ni même probablement à la juger, ainsi que le sous-entendait Rocca dans la préface de Cavallaria paisana. La langue fait donc l'objet, chez Rocchiccioli, d'un traitement tout particulier qui éloigne là encore le fabuliste cargésien des mainteneurs classiques de la période d'après-guerre. Lui faire le grief d'employer un corse « négligé, fantaisiste, déréglé » et même « populacier » (selon Hyacinthe Yvia-Croce) nous semble par conséquent non seulement sévère mais aussi hors de propos, tant le purisme linguistique n'était tout simplement pas le but poursuivi par notre auteur. De celui-ci, nous retiendrons plutôt la philosophie enjouée contrastant avec les réalités de son temps, la fine satire se tapissant parfois derrière la « scaccanata » et l'irréfrénable désir de création.