Le Silence
Puesia
DURAZZO Francescu Micheli
I
“Tout se passe dans
le silence”
Plotin, Ennéades,
III.8.5
Au commencement,
seul le silence.
Dieu n’était pas
encore né.
Dieu naquit du
silence
pour y créer une vie
perpétuelle,
un battement sans
fin.
Et du silence,
jaillit l’univers.
Il était bleu.
La matière existait,
la Terre advenait.
Puis il y eut
l’horizon,
un Soleil rouge y
posait la lumière
et les yeux
apprenaient à rêver
et la nuit avançait
parmi les corps.
Au-delà de la peur,
de la voix,
au cœur du monde
seul vit le silence.
II
“L’Un est toutes les
choses et il n’est aucune d’entre elles”
Plotin, Ennéades, V.2.1
L’azur brûle.
La lumière palpite
comme un vent
au fond des regards.
Un froid muet
hante l’univers.
Le ciel s’ouvre au
jour
et occulte
le vaste geste
de la nuit.
La vague s’affale
sur cette bande de
pierre broyée,
chute du temps qui
nous imprègne
comme la neige ou le
soir.
D’ambre, ce
couchant.
Le vif argent des
ombres
parcourt chaque
chambre.
Un seul souffle nous
dessine
et nous blesse.
Un seul souffle
arrête nos cœurs,
meut
des astres lointains.
III
“L’Un n’est pas
lui-même l’être, mais le générateur de
l’être”
Plotin, Ennéades,
V.2.1
La lumière t’éveille
que pose le Soleil
sur l’horizon,
la nuit vaste ouvre
son vêtement
d’étoiles.
Le vertige du monde
t’emporte en son
centre,
une force immense
d’eau, de terre,
saturée d’air et de
feu,
t’engendre,
tu peux sentir son
souffle
chaque fois que tu
respires.
Peut-être n’en
sauras-tu jamais le nom,
peut-être déjà le
connais-tu.
IV
“L’Un est une
puissance, et une immense puissance” Plotin,
Ennéades, V.3.16
L’air dense du soir
verse dans les yeux
des intensités de
sel,
sensations de vagues
et rêves.
Le temps pèse sur
tes paupières.
Ton pas est
incertain
et déjà la douleur
raidit ton geste.
Fatigué, le cœur
s’arrête, et tout le
corps brûle.
La mémoire s’épuise.
L’azur s’éloigne.
Pourtant, au-delà de
la mort,
de chaque mort qui
impose le silence,
le monde renaît
avec chaque gorgée
de lumière
et c’est une force
immense
V
“L’âme de l’univers
(…) ressemble à l’âme d’un grand arbre qui,
sans fatigue et silencieusement, en gouverne
la vie”
Plotin, Ennéades,
IV.3.4
Le monde respire
dans le silence de la feuille.
Le vent, la houle de
la lumière
l’ont détachée de
l’arbre.
Je respire le flux
du monde,
la vie qui resurgit.
La feuille
repoussera
sur la même branche,
toujours pareille,
toujours autre,
dans la quiétude de
l’arbre.
Léger, résonne
l’univers qui
palpite.
Au-delà de la
lumière,
les racines sans
temps,
le ciel
inaccessible.
Tout est un,
partout.
VI
“Ce changement
incessant (…),cette incessante
destruction.”
Plotin, Ennéades,
II.1.1
Enfoui dans la
mémoire, le passé
ne revient que par
le rêve.
Le sablier du cœur
déjà s’épuise
et se vide.
Être exige de nous
du temps.
Le changement est
continu
et dans un même
élan,
cruel et beau.
À chaque instant, le
monde s’invente
et nous détruit.
La vie croît
sur terre, dans la
mer,
dans les milieux les
plus hostiles,
au-delà de l’univers
visible.
Partout, une âme
infinie,
un coucher de soleil
toujours recommencé.
VII
“Dans l’univers,
nous voyons
des contraires : le
blanc et le noir, le chaud et le froid,
l’animal ailé et l’animal
sans ailes, celui
qui a des pieds
et celui qui n’en a
pas.”
Plotin, Ennéades,
III.2.16
Les contraires se
cherchent,
s’efforcent d’être
et de se fondre
en un même corps.
Les pas se perdent
dans la terre,
jusque dans le feu
dont brûlait la planète,
la mer originelle,
le temps qui, pour
la première fois,
palpite dans les
yeux,
au cœur du monde,
cet animal immense,
sans destinée.
La terre est notre
ancêtre.
VIII
“Le monde n’a jamais
commencé”
Plotin, Ennéades,
II.1.4
Depuis toujours, le
silence est là.
Il se déploie comme
la lumière
ou l’obscurité parmi
les astres,
comme l’aigle dans
l’air,
la tortue dans la
mer,
comme le souffle de
l’aube
sur les cimes nues
de temps.
Les feuilles des
érables rouillent.
La neige tachette
des étendues arides
que ronge un vent
glacé.
Par vagues, les
nuages
recréent l’horizon.
Je sens sur la peau
une odeur de pluie.
Le monde descend,
éternel,
vers son centre.
IX
“Il y a toujours des
hommes et des chevaux, mais ce ne sont pas
les mêmes”
Plotin, Ennéades,
II.1.1
Voici le cheval, le
faucon, l’olivier.
Quand je les vois,
je reconnais
un cheval, un
faucon, un olivier.
Toujours ils sont
mêmes,
et toujours autres.
Le faucon vole et
chasse
depuis des siècles
dans le delta du Nil
au-dessus des
bâtisseurs de pyramides.
Aujourd’hui comme
jadis,
les femmes et les
hommes
engendrent des vies
qui leur
ressemblent.
Le rêve s’accomplit
:
le cheval court
et je suis cet homme
qui, il y a des
siècles,
vit courir le
cheval.
X
“L’infini n’est pas
un accident
de la matière; il
est la matière elle-même”
Plotin, Ennéades,
II.4.15
Cet azur de l’hiver
prononce le nom
ancien de l’infini.
Je me laisse porter
par son vertige
au seuil du rêve.
Un Dieu de
compassion m’a donné l’oubli.
Mes mains explorent
le visage du monde.
Fragile,
je m'enfonce dans
cette nuit,
image de l'éternité.
L’horizon s’éteint.
La vie sourd et
meurt.
La matière persiste.
La lumière se fixe
dans l’œil.
XI
“Les animaux se
dévorent les uns les autres; les hommes
s’attaquent entre eux; la guerre est
incessante,
sans repos ni trêve”
Plotin, Ennéades,
III.2.15
Ancien comme le
souffle.
Les corps se
blessent,
le sang coule.
Les animaux
s’entretuent
par instinct,
se nourrissent
ainsi repoussent la
mort.
Le souvenir du fruit
s’estompe entre les
lèvres
Les miroirs du midi,
la fatigue de la
mer,
une pluie lointaine,
rien ne cesse.
Toujours nu,
toujours fragile,
en butte à la
douleur.
Nous tuons, consumés
par la haine.
Ce soir,
les pleurs vacillent
dans les vagues de
lumière.
Je baise les yeux du
crépuscule.
Ancien comme
l’oubli.
XII
“Le plaisir qui dure
n’occupe
à chaque instant que
le moment présent;
ce qui en est passé
n’est plus”
Plotin, Ennéades,I.5.4
Le soleil tombe,
entraîné par sa
masse
dans un vertige
bleu.
Il descend dans le
ciel
qui précède ce soir
sans nuages
jusqu’au battement
de la mer.
Il ruisselle de
lumière rouge
d’un éclat de pêche.
Comme un souffle
lointain
il se déploie, se
dissout.
L’horizon brûle
dans le vert cendré.
L’instant dure
sur le tissu de
l’air.
Le passé croît.
XIII
“Nous sommes
nous-mêmes
des parties de
l’univers”
Plotin, Ennéades,
II.3.7
La nuit me rend le
monde.
La lumière pure du
ciel
ne me cache plus les
astres
et ce tourment
d’agir
qui me submerge
a cessé d’occulter
mon geste le plus
naturel.
Je ferme les yeux,
je m’attarde au
creux des mains,
sur les lèvres où je
me pose :
ce plaisir ardemment
désiré.
L’amour me
dépouille,
m’offre la
fragilité.
J’abandonne mon
rêve.
Nu,
sans temps ni mots.
Le lendemain ne peut
plus me harceler.
Dans la nuit, nous
sommes de nouveau
parties d’un corps
sans fin.
XIV
“Le corps s’écoule
(…) mais (…) il reste dans l’univers et n’en
sort pas”
Plotin, Ennéades,
II.1.3
Nous naissons, nous
mourons
et sans cesse les
corps muent.
Quand la vie s’y
arrête
elle se poursuit en
d’autres êtres
qui leur
ressemblent.
Le feu s’allume,
s’éteint,
partout dans
l’univers
brûle une lumière
d’étoiles.
XV
Le crépuscule
émerge,
avec lui se révèlent
les arômes.
La matière s’incarne
dans nos yeux
qui réinventent la
lumière.
L’aigle et la roche,
l’eau, le fruit
t’accueillent et
adviennent.
La peau revit le
toucher de la vague,
célèbre le corps.
Le soleil fait
grandir l’arbre,
sécher ses feuilles.
Au-delà de l’azur où
se perd le miroir
s’ouvre l’infini, un
espace
où les couleurs du
temps
sont plus pures.
XVI
“(L’Un) est la
puissance de tout;
s’il n’est pas, rien
n’existe (…).
La vie (…) coule de
lui,
comme d’une source”
Plotin, Ennéades,
III.8.10
Le souffle traverse
le ciel
qui donne à chaque
geste
son élan.
Tu ouvres les yeux,
tu regardes :
le monde que tu vois
est un monde de
rêves.
La lumière, cette
image bleue,
ruisselle.
Et le jour s’endort
et les nuages se
dissipent.
Le temps, le lent
vertige
descend.
Dans ton cœur,
un battement ne
t’appartient pas.
XVII
“Le bonheur n’est
pas une chose qui se développe, comme un
discours, mais un état; or un état existe
(entièrement)
dans le présent”
Plotin, Ennéades,
I.5.1
Tu avances,
la lumière entre les
doigts.
Les arbres
t’accompagnent,
à travers eux, tu
sens le temps.
Tu cueilles une
pierre, tu la serres
dans tes mains,
tu écoutes son
silence.
La peau te dit :
houles,
ombres fatiguées.
Le vent effleure tes
lèvres.
Tu t’assois et
regardes l’eau,
tu vois le monde qui
recommence.
XVIII
“La mémoire des
choses sensibles appartient (…) à
l’imagination”
Plotin, Ennéades,
IV.3.29
Je retourne au rêve,
à une fragile
particule de lumière
à un crépuscule qui
saigne
sur le ciel
transparent, je retourne
à un fragment du
plus ancien miroir
qui garde trace du
mystère.
J’imagine les heures
vaincues,
je refais les
contours d’une main
qui me sauvait du
froid,
la mesure de lèvres
qui me manquent,
les couleurs
obstinées de la nuit,
la mémoire fatiguée
du toucher.
La pluie ruisselle
sur mon front,
me délivre du baiser
des heures
lointaines.
XIX
“L’âme (…), en
jetant son regard
sur la réalité
antérieure, elle pense;
sur elle-même, elle
se conserve;
sur ce qui la suit,
elle ordonne,
gouverne et
commande”
Plotin, Ennéades,
IV.8.3
Comme le souffle des
flots
ou la pluie de
lumière qui sature notre peau,
comme un vent très
lointain qui nous atteint, sans relâche
une âme nous
emporte.
Elle bat avec le
cœur du martinet
au-delà de la
transparence de l’aurore,
et dans les yeux de
ce chien,
elle bat sous la
terre,
et dans le geste du
soir qui s’épuise,
un lac rouge où se
pose le crépuscule.
XX
“Le monde, dit-on,
est éternel;
il a toujours eu et
il aura toujours
le corps qu’il
possède”
Plotin, Ennéades,
II.1.1
Une terre fatiguée,
un corps y est né.
Le souffle de tant
de morts
pèse dans l’air.
Tant d’efforts pour
comprendre,
et cet enfant
assis à son pupitre,
pressentant la
douleur.
Le temps te déchire
:
sur la peau du soir
ces murmures d’une
vague déjà morte,
d’une façade qui un
jour
te servit de refuge.
Et de nouveau la
terre
où les yeux se
reconnaissent,
mais je cherche une
autre lumière, et regardant l’univers
inaccessible,
je dois savoir qui
je suis,
sentir combien le
monde est ancien,
et sans fin l’espace
qui l’accueille.
XXI
“Cette nature
éternelle, qui est si belle,
est auprès de l’Un;
elle vient de lui et va
vers lui; elle ne s
'en va pas loin de lui”
Plotin, Ennéades,
III.7.6
Les martinets volent
haut,
le ciel est blanc
de tant de lumière
répandue.
Le monde,
ta mort me rappelle
sa beauté
je le vois dans tes
mains que je serrais,
dans tes yeux
ardents
que cherchaient les
miens.
Et ces fragments de
bleu entre les arbres
et mon corps dans
les vagues.
Ce chant te rend
à la peau qui
t’engendra.
Avec toi j’avance
et me perds parmi
les jours.
Avec toi j’étreins
le soir qui tombe
dans l’attente de
l’horizon, je reste là.
XII
“L’âme universelle
ne naît nulle part
et n’est venue à
aucun endroit”
Plotin, Ennéades,
III
De l’image paisible
du lit de mes
parents,
il reste un silence
blanc et noir,
des yeux menus qui
te regardent
et aujourd’hui te
parlent de rêves,
te questionnent sur
les morts,
sur le vertige des
lèvres,
sur la pluie du
temps.
Et tu redeviens cet
enfant,
la tendresse d’un
arbre.
La peau évoque le
souvenir d’une fleur qui se fanait,
les ombres claires
des mains,
la résonance des
crépuscules,
la joie de l’air.
Le vent emporte les
nuages,
je sens le monde
comme pour la
première fois.
Partout une même âme
nous habite.
XIII
“Il y a un univers
véritable,
et il y a l’ensemble
des choses visibles,
qui est l’image de
cet univers”
Plotin, Ennéades,
VI.4.2
Une source ne meurt
pas
qui emplit le ciel
de matière,
le courant de la vie
se répand
en des lieux si
lointains
que tu ne peux les
imaginer.
L’univers est
immense
et tes yeux ne
savent le voir,
penchés sur ton
petit monde
qui te cache la
véritable image
et la source qui ne
meurt pas.
Le corps lutte pour
vivre,
il ne se donne
ni lorsque brûle la
douleur,
ni lorsqu’il sait le
destin qui l’attend.
Ce que l’on voit se
transforme et s’achève
dans cette blessure
qui nous saigne,
un souffle
recommence.
Je suis celui que
j’étais :
une voix qui reprend
des voix déjà éteintes,
une peau qui rejoint
un toucher déjà ancien.
Toujours je reviens
à la lumière, toujours, au silence.
XXIV
“Comment
connaissons-nous Dieu? Comme un principe qui
plane
au-dessus de la
nature intelligible
et de l’être réel”
Plotin, Ennéades,
I.1.8
Je connais Dieu dans
la peur et l’oubli,
dans le vide
solitaire de la haine,
le geste douloureux
du couchant,
la main qui
s’agrippe à la pluie.
Je connais Dieu dans
la vague qui se déchire,
dans l’élan du
désir, sur les cimes désolées,
la peau intemporelle
du soir.
Je connais Dieu dans
la nuit et le silence,
et quand la terre se
crevasse,
dans l’éclat
lointain de cet astre
qui se fond dans le
vide.
Je connais Dieu dans
les yeux qui agonisent,
dans l’instant où se
rompt le vieux fil invisible.
Je connais Dieu dans
les limites du bleu.
XXV
“La raison séminale
du cygne le rend blanc, et, à sa naissance,
il reçoit la blancheur”
Plotin, Ennéades,
VI.1.20
Du cygne naît un
cygne,
d’une semence de pin
un pin semblable.
Un héritage infini
nous compose.
Je porte dans les
mains
un passé que je
j’ignore.
D’autres corps
prendront
l’expression de mon
visage.
Assis, j’entends la
mer
et revis un silence
que retient, depuis
des siècles,
le regard d’un
homme.
Je suis quelqu’un
qui fut.
XXVI
“La vue embrasse
(…) l’hémisphère entier, la grandeur de cet
hémisphère,
dans la voûte
céleste, est égale
à un grand nombre de
fois sa grandeur apparente”
Plotin, Ennéades,
II.8.2
Je regarde le ciel
dans la nuit,
l’univers qui se
déploie,
et comme y brûle la
lumière
sur une mer
insondable.
Je sens maintenant
la Terre qui se meut
et la Lune autour
d’elle,
sur son axe, gravite
la galaxie,
la matière
s’éloigne,
vieillissante, et
resurgit, infatigable
depuis l’origine.
Je fixe mes yeux sur
l’air,
un battement y
résonne.
XXVII
“Tout part d’une
unité, et tout s’y ramène par une nécessité
naturelle”
Plotin, Ennéades,
III.3.1
Un seul souffle
derrière ce qui existe,
un souffle bleu
comme la lumière qui
s’épuise dans tes yeux,
un souffle froid
comme le vide
chaud comme le sang,
il a les couleurs du
matin
la transparence de
l’eau.
Toute proche, l’âme
du monde
s’agrandit comme une
fissure ;
pour que la vie s’y
écoule
et que la carte du
monde se précipite
vers un ciel
minéral.
Tout en émerge
et, enfin, y
revient,
comme moi à ta peau,
à ce berceau déjà
perdu de ton corps.
XXVIII
“Chacun de nous est
un monde
intelligible”
Plotin,
Ennéades, III.4.3
Je cherche dans les
yeux le monde qui palpite,
la soif de
comprendre,
la mémoire des
jours,
le paysage des
lèvres.
Les rêves dansent,
les gestes se
confondent,
et sur les visages
résonnent
les paroles
transmises
qui de nouveau
apprennent
à se jeter dans la
lumière.
Mains et voix
désunies par la mer,
par le ciel blanc du
matin,
s’étonnent d’être
et se retrouvent.
Un regard
m’accueille
C’est un temps de
retour.
XXIX
“Telle est l’amour
comme passion de
l’âme”
Plotin, Ennéades,
III.5.1
Aux limites du
néant,
dans ce rêve où nous
sommes,
etdans le
souffle transparent qui nous unit à la vie,
l’amour nous mène à
des yeux,
au refuge de lèvres
où nous cessons d’être seuls,
dans le désir d’une
peau baisée avec ferveur,
les mains qui nous
serrons dans la soif du repos.
Et ce je
construit pas à pas
déjà oublié de la
destinée,
revient au monde,
où toute chose
converge.
XXX
“L’objet de la
vision se fixe dans l’amant; lui, il jouit
du spectacle du beau
qui le touche en
passant”
Plotin, Ennéades,
III.5.2
Je garde dans mes
yeux la tendresse,
la peau nue de la
mer qui me porte
sous un ciel sans
aucun bleu,
l’air rouge qui
s’accroche aux rochers
et la danse
qu’écrivent les corps
dans la demeure des
rêves.
Je mâche les
semences
et la terre est
humide.
Je regarde le soleil
s’enflammer parmi les nuages :
le couchant te
ressemble.
L’odeur de la nuit
descend sur les
cyprès.
Les souvenirs se
répandent.
La Lune est un
miroir.
Je sens le souffle
du monde
quand j’approche tes
lèvres.
XXXI
“Le temps est la vie
de l’âme consistant dans le mouvement par
lequel l’âme passe d’un état de vie à un
autre état de vie”
Plotin, Ennéades,
III.7.11
Le monde devient
le chemin de l’oubli
la mer qui
s’agrandit,
celui que j’ai été,
que je serai ;
les vêtements que je
portais,
la terre
vieillissante,
les couleurs qui
s’éveillent,
la matière qui
s’épuise.
Le monde est un
geste qui se transforme
et la pluie qui
croît
et ce fleuve qui
descend
et la vague
incessante.
Des yeux regardent
pour la première
fois
et des mains
tremblent.
Ce que j’ai appris
et ce que jamais je
ne saurai.
Depuis que tu es
morte,
dans mon cœur
tout est fragile,
éphémère ;
sauf le temps,
intense,
irrémédiable,
ce silence bleu qui
nous devance.
XXXII
“Celui qui a
contemplé, a vu
et a admiré le monde
intelligible,
doit en chercher le
créateur”
Plotin, Ennéades,
III.8.11
J’ouvre les lèvres à
l’air
je fixe des yeux le
crépuscule
et ma peau vers une
vague d’étoiles
qui éclate
contre le ciel de
métal,
j’oublie le geste
qui m’incarne
et m’enfonce, loin
sur les routes du vent,
j’avance dans
l’absence,
et la nuit est
immense.
Je sens partout le
battement
du grand cœur
invisible
où surgit et se
cache la lumière,
l’univers qui sans
fin germe.
Je cherche le Dieu
qui nous habite,
je cherche son rêve.
XXXIII
“Héraclite (…)
connaît l’Un
éternel et
intelligible;
car, selon lui, les
corps sont
dans un devenir et
un écoulement perpétuels »
Plotin, Ennéades,
V.1.9
Le fleuve se déverse
et demeure,
l’olivier se charge
de fruits,
depuis la Tunisie,
l’odeur d’un jasmin,
la Lune de Nefta
et le toucher bleu
de l’eau m’accompagnent
tandis que je nage à
Montgó.
Je sais qu’une fois
de plus le mistral souffle à Alghero
que les vagues
s’abattent contre Punta Cristal,
je me promène à
nouveau dans Buenos Aires
lisant un vieux
livre
et Baucis et
Philémon voient croître encore leurs
feuilles.
Les corps adviennent
parce que le monde
est éternel.
Dans mon cœur se
déverse
la pluie, infiniment
et l’on tisse de
nouvelles limites
plus lointaines
chaque fois
plus proches de
l’origine.
XXXIV
“Les corps des
animaux ou des plantes, chacun avec ses
multiples caractères, (…) viennent tous
pourtant d’une unité”
Plotin, Ennéades,
VI.2.5
Depuis une source
inépuisable,
et des lèvres bleues
de lumière
le temps sourd,
insatiable,
le cristal absolu
des heures
et le courant
nourricier de la sève
qui parcourt et
élève la yeuse
et les vieux champs
calmes,
la pluie de sang
qui trace et arrête
le battement,
les semences de la
peau, le souvenir,
le regard secret du
rêve,
le silence imprécis
de la pierre,
l’étreinte de l’eau,
l’image des corps,
la poussière désolée
parmi les astres.
Tout est un, et
cette mer
redevient l’horizon
où les yeux
reprennent souffle
et les jours
s’endorment.
Tout est un, et
divers,
la lumière y respire
tandis qu’elle
attend le retour
à sa source
inépuisable.
XXXV
“L’Un est cause de
la cause”
Plotin, Ennéades,
VI.8.18
Au-delà de la racine
et du nuage,
de la voix, du
toucher,
de la nuit et de la
mort ;
au-delà du mystère,
de la poussière et
du néant
de l’obscur et du
bleu
où ciel et mer se
confondent,
une vie émerge du
silence,
de l’Un,
de cette immense
force,
cause et origine :
toujours le monde
recommence.