M.J.VINCIGUERRA

DU POEME (À mon père) A LA CHANSON ( À babbu)

 

Marie-Jean VINCIGUERRA

DU POEME (À mon père) A LA CHANSON (À Babbu

-Esprit et genèse du poème :

Hommage au père disparu.
Cf. mon roman : Bastion sous le vent. Portrait d’un homme simple, authentique, pudique, qui mesurait ses paroles et gardait son mystère.
Cf . mon recueil de poèmes Kyrie Eleison .

Il convenait pour évoquer la figure paternelle de rester dans la même sobriété.
Le poème s’inscrit comme une épitaphe sur le silence.
La voix du poète rompt ce silence, le temps d’une brève célébration.
Rien n’appartient au fils si ce n’est l’absence de l’être cher.
Sur la colline comme sur un autel brûle, par la grâce du poème, l’icône du père.
Le père, chasseur silencieux devant l’Eternel, est le gardien d’une langue sacrée dont on ne saurait galvauder le trésor. Son évocation se satisfait de quelques traits originaux. Pour évoquer l’absent, dire son essence : l’odeur prégnante de velours mouillé ou encore l’image d’un « œillet du roc ».
Le poète, à l’affût des images du Babbu, traces gravées sur la dalle du néant, posté sur les chemins de l’enfance, est à l’écoute des « pas d’éternité » du père.
La blessure du poète, sa souffrance prolongent la vie terrestre du disparu.
Le poème-épitaphe résume cette vie d’homme : quelques mots qui ne sont pas de clôture, mais d’ouverture sur… l’éternité. Enjeu pascalien.
C’est d’abord en français- langue dans laquelle la mère, professeur de Lettres, a initié le fils à la poésie- que l’hommage est rendu.
Mais pour « faire son deuil », le poète se doit naturellement d’évoquer le père également en langue corse.

Première version du poème en corse

Choix de la langue

Dans quelle variété de corse ? De préférence, celle, cismuntica , du village du babbu, Olmu di Casacconi. Mais cette langue sera mâtinée de parler fiumurbacciu, celui de Ghisoni, le village de la mère. Enfin, comment oublier que, professeur d’italien et lecteur familier de Dante, u babbu n’hésitait pas à toscaniser son corse, par petites touches, non sans un brin de coquetterie?

La forme du poème
Elle ressort dans les deux langues du vers libre (verso sciolto), l’auteur ne respectant pas les règles des métriques traditionnelles. L’importance de cette structure singulière est de « permettre à tout poète de concevoir en lui son vers…selon son rythme propre et individuel » (Gustave Kahn).
La version en corse se veut, non pas « traduction », mais « re-création ». Le mot, l’image, le rythme proposant une charge émotive d’égale intensité.

Restait, en effet, à relever le vrai défi, celui d’une harmonieuse fusion ou transfusion de l’expression du poète en langue française (caractérisée par la densité, la minéralité du vers…l’alliance de la métaphore et de la métaphysique…) dans le génie de « a lingua paterna », langue concrète, plutôt rétive à user de l’abstraction.
La chanteuse Michèle Sammarcelli, émue par le poème dans les deux versions, la française et la corse (n’a-t-elle pas perdu et retrouvé son père ?), me demande pour un album-florilège de chansons corses les paroles d’une chanson sur le même thème.
Le poème- en français et en corse- proposait une métrique propre relevant d’un travail précis sur la langue où pensée et musique s’accordent . Mais le poème n’est pas la chanson. Celle-ci est essentiellement chant, « musique avant toute chose ». Il s’agira, cette fois, de toucher la sensibilité d’un public plus large : la chanson étant de nature populaire, le poème, plus élitiste.

1ère version.
Il s’agit de réécrire le poème en corse.
La version suit de près le texte français du poème. Elle en conserve le caractère lapidaire ( Patrick Grainville parle d’une « écriture de roc, fendue, percée d’un cri »).

2éme version
Les 8 derniers vers sont remplacés

3ème version
Il s’agit cette fois de la chanson
La conciliation d’un rythme moins abrupt et recherche d’un phrasé musical. Garder la vibration du poème tout en remplaçant des images rares par d’autres plus simples- mais toujours avec le même souci d’éviter le cliché. Par ex : « ton image brûle au soleil » remplacée par « a cennera di e to parolle spente », « mischiate à u rimusciu di a marina »
La chanson relève d’une dramaturgie qui organise la succession des strophes en tableaux, postures (« mi ne stò… ma eccuti » ).
Des emprunts, en écho à des lamenti de nos chants populaires (cunfinatu) ou des chants d’amour traditionnels ( cf « u me core si sdrughje »)
La chute est abrupte.
Une nouvelle architecture s’est imposée
1ère variante
Rythme plus contrasté, alternant évocation lyrique et la vivacité de « Ùn ti piattà ! »
La strophe de 3 vers devient refrain avec une légère modification : La suppression du O vocatif « O Babbu » dans le dernier refrain . La chute est plus douce.
2ème variante : Plus musicale, elle se termine sur le refrain.
Requiem profane qui prolonge son écho à l’infini, cendres des paroles du disparu dans la rumeur inlassable de la vague.
4ème version définitive mise en musique par Maurice Bastid.
De la poésie lapidaire du poème, cris gravés dans la pierre, on est passé à un chant psalmodique, lamento irradiant ses images fugaces, brève orchestration et pour ne pas conclure, point de fuite musicale à l’infini…

Versions de À Babbu

Version 1


À Babbu

È chì mi ferma for l’esiliu ?
A to fiura
Brusgia à u sole.
Ind’i lu rumore
Di a sponda
Mai stanca
Cume sente
E to parulle
Cuntate
Cum’è cartucci ?
À u trincà di u chjassu
U to gestu bruscu,
A tennerezza toia
O lu carufulu di u scogliu
Ind’i l’adore di vullutu crosciu !
Nantu e strade tutte
Di a mio zitellina
Stò in ascoltu
D’ i to passi d’eternu.
Un vaghjime d’oro
Allunga
A to vita
À la mio ferita.
U to surrisu cacciadore
Sguassa u tempu
Nantu a culletta
U to visu
Splende
È di fronte à u marosulu
Da riassumeti
A lastra senza limiti
Di u puema

version 2
La même jusqu’au vers « À la mio ferita », ensuite, remplacer la fin par :

Ricucante in la valle
La to voce
Mi rimbomba in lu pettu.
Pè fà tace u silenziu
Rischjarà la to fi(g)ura santa
Ti porghju
Ste parulle spigulate
À ricapitulà la to vita.

1ère version pour chanson

Cunfinatu sò in sta machj fiorita
È lu mio core adduluratu si sdrughje.
Di tè, 0 Babbu ùn mi resta nunda
Solu a cennera di e to parolle spente
Mischjate à u rimusciu di la marina.
Mi ne stò arrimbatu à u marosu d’i ricordi.
Rivecu a to fiura di cacciadore à l’agguatu
Sentu u profumu di a to tennerezza
U to muscu di villutu crosciu,
O lu mio carofanu di u pentone !
Ùn ti piatti daretu a scopa
Ma eccuti à boccarisa annantu à u poghju.
Punteghju e to mosse distinte
Pè i viottuli assolanati di a mo zitellina
Stò in ascoltu di li to passi silenziosi
In l’eternu.
Duie parolle ricucante in la valle
Cume cartucci sprecati
Mi rimbombanu in lu pettu.
Pè fà tace u silenziu
È rischjarà la to fiura santa,
Ti porghju
Ste parolle spigulate
À ricapitulà la to vita.

Variante 1

Cunfinatu sò in sta machja fiurita
È lu mio core adduluratu si strughje.
Di tè, O Babbu, ùn mi ferma nunda
Solu a cennera di e to parolle spente
Mischjate à u rimusciu di a marina
Arrimbata à u marosu di i ricordi
Splende a to fiura di cacciadore
À l’agguatu daretu à la scopa.
Sentu u to muscu di villutu crosciu,
U profumu di a to tenerezza,
O lu mio carofanu di u pentone !
Ùn ti piattà !
Di tè ,O Babbu ùn mi ferma nunda
Solu a cennera di e to parolle spente
Mischjate à u rimusciu di a marina
Pè i viottuli assulanati di a mio zitellina
Stò in ascoltu di li to passi silenziosi.
In stu vaghjme culore d’oru
Eccuti à boccarisa annantu à u poghju.
S’allonga a to vita à la mio ferita.
Duie parolle ricuccante in la valle
Cume cartucci sprecati
Mi rimbombanu in lu pettu.
Di tè , Babbu, ùn mi ferma nunda
Solu a cennera di e to parolle spente
Mischjate à u rimusciu di la marina.
Pe’ fà tace u silenziu
Rischjarà a to fiura santa,
Ti porghju
L’offerta dolorosa
Di lu mio cantu.

À mon père

Que me reste-t-il hors l’exil ?
Ton image brûle au soleil
Comment réduire le silence
Du rivage
Inlassable dans la rumeur
Retrouver tes paroles comptées
Comme des cartouches ?
Au détour du sentier
Ta brusquerie
Dans l’odeur de velours mouillé
Ta tendresse
OEillet du roc.
Sur tous les chemins de mon enfance
J’épie
Tes pas d’éternité.
Par un automne infini
Ta vie se prolonge à ma blessure
Ton sourire de chasseur
Efface le temps sans merci.
Sur lacolline
Ton image
Icône
Et
Contre la vague
Pour te résumer
L’épitaphe sans limites du poème

À Babbu

Cunfinatu(sò) in sta machja fiurita
(È)Lu mio core adduluratu si strughje.

Di tà, O Bà, ùn mi ferma (più) nunda
Solu a cennera di e to parole spente
Mischjate à u rimusciu di la marina.

Arrimbata à u marosu di i ricordi
Splende a to fiura di cacciatore
À l’agguattu daretu à la scopa.

Sentu u to muscu di villutu crosciu,
U profumu di a to tennerezza,
O lu mio carofanu di u pentone !
Ùn ti piattà !

Di te, O Bà, ùn mi ferma nunda
Solu a cenera di e to parole spente
Mischiate à u rimusciu di a marina.

Pè i viottuli assulanati di a mio zitellina,
Stò in ascoltu di li to passi silenziosi.

In stu vaghjime culore d’oru
Eccuti à boccarisa annantu à u poghju.

S’allonga la to vita à la mio ferita.

Ùn rimbomba più in la valle
A to voce di tandu.
Ohimè !
L’eterno tace.

Di tè, O Bà, ùn mi ferma nunda
Solu a cenera di e to parolle spente
Mischjate à u rimusciu di la marina.