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Francese

A SCUSA DI PASQUALE PAOLI (commentaire)

Bien malheureux les chefs d’état, les héros, les figures historiques. On leur érige des statues, on les fige dans la majesté du marbre, on les paralyse dans des postures qui sont loin de représenter toute leur complexité de personnes. Perdus les espoirs, les chagrins, les incertitudes et les doutes ainsi que la chaleur des sentiments. Réduites l’épaisseur de la vie, la richesse d’une intelligence et la singularité d’un destin. La notoriété uniformise les traits qu’elle grave dans le bronze.

Aux divers moments de notre histoire la belle figure de Pasquale Paoli a pâti de cette tendance simplificatrice. Elle y a en particulier perdu la dimension humaniste que lui restituent progressivement les recherches menées sur sa formation intellectuelle et morale, son œuvre de législateur, ses idées héritées des Lumières.

En revenant sur une période connue et alléguée, mais à vrai dire bien peu sollicitée, en écrivant « A Scusa di Pasquale » nous avons voulu rendre hommage à notre manière à son goût et à ses idées, à son intérêt pour les arts et pour l’éducation.
Le théâtre a fait le reste, parce qu’il permet tout : la fantaisie qui met les choses de la vie en perspective, le grossissement du trait qui révèle l’envers de la réalité et ébranle les certitudes.
Alors nous avons rêvé, entre vérité historique et respectueuse irrévérence. Les grands hommes, précisément parce qu’ils sont grands, ne sacrifient à la rigueur et aux affrontements guerriers que s’ils y sont contraints et forcés. Eloignez-les du théâtre des guerres qu’on leur impose et les voici musiciens, poètes, philosophes et pédagogues. Et souvent amoureux. Transis ou comblés, mais amoureux.
Nous avons suivi Pasquale Paoli dans son exil londonien et surpris son secret : « A scusa di Pasquale », une intrigue qui révèle les amours du Général de la Nation corse et de Maria Cosway. Toute l’action de Paoli n’aurait visé qu’à l’exil en Angleterre pour y retrouver sa belle ! Tel est le prétexte, « a scusa » qui sous-tend toute la geste paoline !

 


 

CORTI - SALA NATALE LUCIANI -
MERCURI U 7 DI DECEMBRE 8 ore è mezu di sera.
A SCUSA DI PASQUALE PAOLI - U TEATRINU

Pascal Paoli chez les fous .

C’est une idée étrange (folle ?) qu’ont eue Ghjacumu Thiers et Guidu Cimino de nous mettre en présence d’acteurs jouant le rôle de fous qui vont devenir acteurs pour interpréter une pièce qui devra être consacrée à l’évocation du grand Pascal Paoli. Dans cette construction en abymes la frontière entre réalité et spectacle de la réalité se déplace sans cesse sous nos yeux, et ce d’autant plus que le jeu des acteurs est encore démultiplié par un procédé qui permet de les voir en arrière-plan accomplir sur un écran géant les gestes qu’ils font devant nous, leurs postures et leurs mots se dédoublant dans une sorte d’écho visuel et sonore qui les amplifie, tout à la fois les impose et les décale. La « pièce » (celle qu’interprètent les fous, et qu’annoncent solennellement le directeur de l’asile et un de ces pensionnaires transformé pour l’occasion en régisseur, en meneur de revues, conduisant comme il le peut son spectacle) la « pièce » donc, avec de tels interprètes, aura évidemment des ratés. Il semblerait que le scénario en a été écrit, avec ses répliques, que les rôles ont été distribués, mais voilà, les « acteurs » ne peuvent sortir d’eux-mêmes, de ce qui les tourmente ou les travaille, tocs, obsessions, manies, et les fous oublient à tout moment leur texte et leur personnage, et ratent ainsi l’évocation, promise en fresque superbe, de Ponte-Novu, ou celle, (en une dramaturgie romantique ?) de l’exil de Pascal Paoli à Londres. Livrés à eux-mêmes, les acteurs mêlent à ce qui aurait dû être leur rôle la représentation de ce qu’ils sont, de ce dont ils rêvent ou qui les obsède. L’un tourne sur lui-même, l’autre marque des buts imaginaires dans des rushs terribles, une autre, dont on ne sait plus si elle est comique ou pathétique, s’efforce, dans une lutte dont elle sort presque toujours vaincue, de prononcer les phrases et les mots qu’on lui demande de dire, et qu’elle ne parvient pas à formuler. Et la fantaisie des « acteurs » prenant le pas sur le sérieux qui devrait être le leur, ils nous emmènent, nous autres spectateurs, vers une revue cocasse, genre Broadway, ou des combats de kung-fu, aux chorégraphies convenues et rythmées. Mais au moment où la rupture
paraît consommée entre ce qui nous est offert et ce qui nous était promis, un mot, une phrase, un chant ou une plainte, nous ramène vers le drame que l’on devait jouer, et qui de l’arrière-plan où il profile ses scènes, à peine ébauchées, de violence, d’héroïsme, et de deuil, resurgit à nouveau devant nous, à nouveau s’impose, dans une évocation en pointillés qui laisse entrevoir que ce qui fut en cause, au moment où il se déroulait, était d’une grandeur insoupçonnée. Déclarations bredouillées, reprises d’un discours de Paoli, de quelques mots de ses lettres, que les acteurs ânonnent, malmènent, et soudain déclament, leur redonnant la force qui était la leur au moment où ils furent dits ou écrits et, qu’à trop les entendre, peut-être à trop les connaître, nous ne retrouvions plus. Dans leurs approximations, leurs tentatives furieuses ou ricanantes pour retrouver leur rôle et leur personnage, les singuliers acteurs déchirent, ou tout au moins écornent, à coups d’insultes ou de rires, les silhouettes figées dans l’histoire des grands hommes qu’on leur demande d’interpréter. Et quand sont énoncés avec des trémolos d’émotion, les nobles principes sur lesquels se fondent notre histoire, il est toujours un fou ou un autre, pour en détruire la solennelle architecture. Ainsi dans l’épisode où après avoir en chœur, repris les articles de la constitution de Paoli sur l’égalité des hommes, les acteurs qui ont entrepris dans une baignoire un voyage bouffon vers l’Angleterre, qui les a peut-être conduits en Amérique, déclament, avec toujours la même solennité, que ces droits majestueux ne s’appliquent évidemment pas aux Indiens. Le spectateur se retrouve un moment avec cet embarrassant problème à résoudre, problème auquel il peut donner des interprétations divergentes. Et lui vient plus ou moins furtivement à l’esprit, abymes dans des abymes, qu’il tient peut-être lui aussi un rôle dans cette histoire de fous. Et au moment où tout semblait être dit, de l’échec de la représentation, et peut-être de l’échec de Paoli, au moment où les « acteurs » semblent avoir renoncé à interpréter des personnages hors de leur portée et à évoquer sur la scène des moments dont le tragique était trop loin de leurs pensées malheureuses, vaincues, dépassées, les voilà qui reviennent vers nous, des travées du public, pour nous faire revivre, grâce au pouvoir des mots, les formidables et douloureux épisodes de la bataille de Ponte-Novu, la suite d’accidents, de désordres, de malentendus, de hasards qui aboutit au carnage, aux gestes héroïques et vains de ceux qui, comme si souvent dans l’Histoire, meurent et sont défaits parce qu’ils ont voulu défendre ce qui paraissait pourtant si beau, si juste, si inattaquable. A ce moment de la représentation, l’émotion, dans le public, a été palpable, je crois, intense. Ce qui était en gestation si difficile dans les approximations des acteurs fous, nous était offert et représenté, et nous en redevenions les témoins principaux, qui auront à en conserver la mémoire. Et le chant, lamentu triste et orgueilleux, qui termine la pièce, rappelle que s’il n’est pas question de vengeance, il n’est pas question non plus de voir rabaissé ce dont il nous faut, définitivement, être fiers.La mise en scène, scandée, précise, jusque dans ses frénésies, le jeu extraordinaire des acteurs, le contrepoint musical d’un quatuor d’instruments à cordes venant accompagner jusque dans leurs
hésitations, leurs balbutiements leurs fureurs des étranges interprètes, tout dans ce spectacle, mérite d’être loué, reconnu. Et les longs applaudissements du public à la fin de la représentation
exprimaient sans doute son émotion, et, j’imagine, une joie profonde, unique, d’avoir vécu un très haut et moment de l’histoire du théâtre corse.

Paul-Michel FILIPPI