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Francese

LA MOUCHE DE GIOVANNI DELLA GROSSA

Giovanni della Grossa est l’auteur d’une chronique historique de la Corse, republiée en 1998 aux éditions La Marge par Mathée Giacomo-Marcellesi et Antoine Casanova. À ce titre il dévoile les visages du Moyen-Âge rural de notre île. Il écrivait au XVème siècle ceci, à propos d’un plus ancien personnage encore, nommé Orsolamano, seigneur vicieux et cruel... même après sa mort :

 

« Orsolamano mort, comme on l’a dit, le peuple de tous les villages de Freto se rassembla pour décider de la façon dont ils devaient se gouverner dans les choses de justice. Il fut décidé que toute la région devrait se gouverner en peuple et commune et que le nom de seigneur n’existerait plus. Les querelles intestines reprirent de mal en pis ainsi que les vols et crimes de toutes sortes et ces gens n’étaient capables d’aucune bonne action.

Un an après la mort d’Orsolamano, retournant sur ce lieu où il avait été tué et enseveli au hasard, quelques hommes allèrent d’un commun accord ouvrir la sépulture parce qu’on disait qu’il y avait vraiment le démon. Quand elle fut ouverte, ils n’y trouvèrent ni chair ni os, comme s’il n’y avait jamais été enterré. De la sépulture, il sortit seulement un grosse mouche de la taille d’un frelon, et cette mouche volait autour des hommes qui avaient ouvert la sépulture en faisant un bruit semblable à celui des grosses mouches. Ensuite elle s’éloigna dans les environs, et tous les humains, de même que les animaux, mâles et femelles, mouraient aussitôt. Cette mouche grandissait et au bout de dix ans, elle devint de la taille d’un boeuf, de sorte qu’elle ne pouvait plus voler, et de son souffle elle empoisonnait les personnes qui par malheur s’approchaient d’elle et partout où elle se trouvait, il en était de même pour toute chose vivante. À la fin, elle se tenait au milieu de Freto en un lieu qui s’appelait le col de Pruno ; du levant jusqu’au ponant, la région est en pente et ensuite le rivage est plat jusqu’à la mer ; du Nord au Sud, il y a des montagnes dont l’une s’appelle chaîne de Coggio et l’autre, vers Bonifacio, s’appelle Serra di l’oro. La mouche à la fin, se tenait à ce col ; et dans les villages vers lesquels le vent portait l’odeur de la mouche, toute la population mourait, les humains, les animaux ; et même les plantes dépérissaient.

Les villages se dépeuplèrent, beaucoup de gens fuyaient pour se réfugier dans les grottes et ils mouraient là où le vent portait cette odeur. »

 

Commentaire

Que de malheurs pour les habitants des villages de Freto ! C’est un retour aux grottes de la préhistoire qui leur est imposé. « Orsolamno mort », assassiné par le courageux Piobitto (héros absent de notre extrait), on aurait pu imaginer une période, même brève, de bonheur et de paix. Au contraire, le gouvernement « en peuple et commune » n’apporte que vols et crimes. Si la résignation à l’ignoble seigneur comme le partage du pouvoir ne conduisent qu’au désastre, que reste-t-il à faire ?

Peut-être revenir aux sources du mal : l’auteur nous offre ainsi cette scène étrange et fascinante de l’exhumation du monstre (au sens moral) que fut Orsolamano. Et c’est bien un monstre (au sens physique) qui apparaît : par sa nature (une mouche bien vivante et non un cadavre humain), sa taille (géante) et ses effets (l’odeur exhalée est mortelle), Orsolamano ne rate pas sa rentrée sur la scène des vivants après en avoir été si misérablement sorti. Cette horrible apparition fait écho à ce que fut Orsolamano sous son apparence humaine. En effet Giovanni della Grossa explique plus avant dans sa chronique qu’il avait institué une règle abominable : il devait passer la première nuit avec toute femme nouvellement épousée sur ses terres. Le mari légitime était ainsi redoublé par un autre « mari ». Un des hommes de la région usa d’une ruse pour exterminer Orsolamano et mettre fin à une si intolérable situation.

Mais ce qui se passait alors n’a pas cessé pour autant ! La période qui suivit n’apporta elle-même que des « querelles intestines ». Ainsi, dans un lit ou sur une place publique, pour une femme ou pour le pouvoir, la satisfation sexuelle et le désir de domination construisent des rapports vicieux dans lesquels le désir de chacun est redoublé par celui d’un autre. À défaut d’un dialogue entre des différences, nous voyons une société être désagrégée par une obsession de la ressemblance conduisant à un duel mortel ou humiliant. C’est pourquoi Orsolamano peut apparaître comme une image emblématique du « double » dans notre littérature. Un double négatif, destructeur, et dominateur. Ce thème, très présent dans les textes corses contemporains, semble pouvoir donner un visage aux réalités parfois contradictoires et violentes de notre société.

Mais la figure noire et diabolique d’Orsolamano n’est pas solitaire. La beauté fascinante de sa métamorphose et de sa résurrection en mouche est d’autant plus saisissante que les causes de son apparition sont décrites avec une simplicité elliptique digne des contes de notre enfance ou de l’écriture des Évangiles : « Un an après la mort d’Orsolamano, retournant sur ce lieu où il avait été tué et enseveli au hasard, quelques hommes allèrent d’un commun accord ouvrir la sépulture parce qu’on disait qu’il y avait vraiment le démon. » Qui étaient ces hommes, quand se mirent-ils d’accord, quelle fut la nature précise de leur curiosité ? Pourquoi n’entend-on plus parler de ces hommes une fois que la mouche est libérée ? Si leur présence ne devait être que fonctionnelle (ouvrir une tombe), pourquoi s’inquiéter de leur mobile ? Giovanni della Grossa en dit trop ou trop peu. Et c’est notre très grande chance. Car apparaît ainsi, sous les traits de ces quelques hommes, une figure de la création collective, anonyme, rouvrant les blessures de la commuauté. Le corps monstrueux d’Orsolamano succède à ses actes ignobles parce que la représentation de soi (en l’occurrence, du démon en soi) est une nécessité.

C’est ainsi que, par la magie de l’écriture, une scène originelle terrifiante surgit devant nos yeux : une mouche, aussi grosse qu’un boeuf, s’élève jusqu’au col de Pruno, et déverse son odeur sur nous.