Versione :
Francese

VANINA S'EVEILLE

Les éditions du Seuil publièrent en un seul volume en 1989 les quatre textes (deux romans, une pièce de théâtre, un essai) que Marie Susini consacra à la Corse. Mais comme toute oeuvre d’auteur, peut-être faudrait-il ne les lire qu’en compagnie de ses autres livres, moins visiblement liés à la Corse... Marie Susini publia en 1953 un récit intitulé Plein soleil. Il y est question de la vie d’une petite fille corse, Vanina, dans un village du sud de l’île. Dans l’extrait que nous donnons, Vanina se fait une amie :
 
« Personne n’écoutait le récit de la vie édifiante de saint Bernard. Par moments m’arrivaient des bribes que je ne comprenais pas. La religieuse continuait à faire couler le ruisseau clair des paroles monotones. Et moi je m’accrochais à ces quelques bribes que je ne comprenais pas. Dans l’amertume, mon imagination tissait pour m’apaiser des petites images dans le genre de celles qui traînaient dans mon livre de messe en cuir rouge aux bouts racornis.
Le claquoir annonça la fin d’une partie de la vie de saint Bernard. Désormais on pouvait parler « gentiment », c’est-à-dire à voix basse, pas trop basse tout de même, de façon à ne pas entendre la religieuse demander :
- Qu’est-ce que vous racontez ?
Je n’avais pas envie de parler. Mon père était loin à présent. Ma mère, inquiète, devait déjà regarder les chemins.
La religieuse passe avec le grand couffin de pommes. Une petite, à côté de moi, bousculait le tas, essayait de choisir la plus grosse.
- Tant pis si je me trompe, dit-elle.
La religieuse s’empara de la pomme. Mais elle était déjà mordue.
C’était une nouvelle. Elle était noiraude, avec de longues tresses qui pendaient de chaque côté de son visage maigre. Je fus contente de la savoir là. Même quand elle ne souriait pas, ses lèvres restaient entrouvertes, laissant voir dans son visage brun des dents très blanches : ça me rappelait les bogues de châtaignes, quand on les ouvre avec les pieds et que la rangée de châtaignes, blanches et serrées éclate. Et puis elle ne parlait pas comme les autres. Sa voix chantante me faisait plaisir à entendre.
Elle me regarda, elle aussi :
- Comment vous appelez-vous ? dit-elle.
- Vanina. Et vous ?
On sortait de table. Elle se dressa d’un bond sur ses longues jambes, fit mine de s’étirer. Elle me faisait penser aux chèvres.
- Blanchette, dit-elle avec un fort accent marseillais et riant.
Puis :
- Quel âge avez-vous ?
- Dix ans, dis-je, et vous ?
- Douze. Dommage, on ne sera pas dans la même classe.
- Il n’y a qu’une seule classe, dis-je.
- Mais vous faites ce que font les grandes ?
- Non. Il y a des choses qui sont pareilles, la récitation, la géographie et l’histoire. Mais nous avons des leçons plus courtes. Pour la dictée, la grammaire et le calcul, il y a des divisions.
Nous sortions dans la cour.
- Pourquoi êtes-vous venue seulement au troisième trimestre ? dis-je.
- Parce que ma mère est morte.
Je revis les yeux de ma mère et mon coeur se serra. »

 

Cummentu :

Malgré les apparences, l’écriture de Marie Susini n’est pas impassible. Les phrases courtes et souvent simples ainsi qu’un ton un peu neutre donnent la sensation d’un pur enregistrement des événements. Cette scène pourrait ainsi se résumer par une phrase simple : une « nouvelle », Blanchette, provoque chez Vanina curiosité, intérêt et émotion.
Plus précisément, l’intérêt de ce passage est de confronter le personnage principal à l’un de ces moments qui dans une vie scelle une époque pour ouvrir à une autre. Jusque-là dans la simple répétition des jours et des saisons, Vanina se trouve mise en mouvement par une petite fille particulière : « Une petite, à côté de moi, bousculait le tas (...). » Très vite, cette petite pas comme les autres va se trouver caractérisée comme unique : elle est étrangère au milieu familier de Vanina, elle vient de Marseille et se signale par son accent, elle rit tandis que Vanina est triste, sa mère enfin est morte tandis que l’inquiétude de celle de Vanina la rend perpétuellement présente. Face à cet autre soi-même si différent, notre héroïne trouve une source de joie pour la première fois extérieure à son milieu (« sa voix chantante me faisait plaisir à entendre »). Et le lecteur se doute très vite qu’une belle amitié naîtra de cette rencontre fortuite.
On pourrait ainsi interpréter la venue de la « nouvelle » comme l’intrusion dans un monde paralysé d’une vigueur et d’une insouciance propres à redonner vie et joie, imprévisibilité et espoir. Le milieu de Vanina se caractérise en effet comme monotone (le « ruisseau clair des paroles » de la religieuse) et n’engageant dans une aucune recherche les individus qui le composent (« je m’accrochais à ces quelques bribes que je ne comprenais pas »). En outre, la mère morte de Blanchette signifierait que le village corse où se déroule le récit est, sinon un enfer, du moins un purgatoire...
Or, c’est un paradis. Duquel Vanina sera exclue à tout jamais par l’arrivée de Blanchette. Il semble que le texte chrétien (la Bible et les vies de saints) soit une référence incontournable de ce passage. C’est Vanina elle-même qui dit ailleurs dans le récit : « Tout mon vocabulaire venait des lectures saintes. » De fait, le passage que nous présentons peut se lire comme une réécriture de quelques moments de la Genèse et Vanina apparaître comme un nouvel Adam. Rappelons-nous, avec Vanina, qu’Adam se vit offrir le pouvoir de nommer les êtres vivants (II, 20), qu’il se vit interdire de manger du fruit de l’arbre de la connaissance (III, 3), qu’il le fit quand même et que la mort lui fut donnée en récompense de sa désobéissance... De même, Vanina, dans un ordre quelque peu différent, assiste à la transgression (« (la pomme) était déjà mordue »), nomme la « nouvelle » (Vanina dit : « elle me faisait penser au chèvres »),avant que celle-ci ne révèle son nom, un nom traditionnellement donné aux chèvres, et enfin découvre la réalité de la mort et l’éprouve jusque dans son coeur. En sourdine, aussi présent et invisible qu’un « ruisseau clair », la geste biblique apparaît comme les lunettes avec lesquelles Vanina lit le monde et conçoit sa vie dans celui-ci.
Ainsi le monde corse du village qui est ici à peine signalé par quelques éléments comme les bogues de chataîgnes ou les chèvres ne se présente pas comme uniquement paradisiaque ou infernal. Vanina fait preuve d’inventivité dans l’appréhension de la réalité : les images de son enfance villageoise ou religieuse sont amalgamées pour comprendre et assimiler ce qui lui arrive, même le plus inattendu. Dans ce lieu intermédiaire qu’est le couvent, où des religieuses règlent la vie des petites filles et accueillent les nouvelles, Vanina se retrouve à disposer, d’un seul coup, par une simple évolution spirituelle, de sa vie toute entière. C’est dire si les bogues de chatâignes peuvent receler un bien grand nombre de suprises.