À PROPOS D'ÉCRITURE LITTÉRAIRE ET DE LANGUE CORSE

Entretien de Jacques THIERS avec Costanza FERRINI

 
 
 
1-L’écriture littéraire : plaisir, pratique fondatrice d’identité et recherche de communication et de dialogue étroitement associée à la langue corse 
 
La découverte de l’écriture littéraire comme plaisir, pratique fondatrice d’identité et comme recherche de communication et de dialogue est, dans mon parcours individuel, étroitement associée à la langue corse. Incontestablement, à l’origine du plaisir intense que je ressens dans la pratique quotidienne de l’écriture du corse se trouve le sentiment d’entrer dans une forme d’échange avec tous ceux qui nous ont précédés et partageaient la même culture déposée dans un imaginaire culturel commun et pérenne. Sans doute cette communion pourrait-elle se faire par la prière et le recueillement du souvenir. Elle se fait pour moi par la métaphore de la langue conservée, mais modifiée. La chose est fondamentale dans la vision que j’ai de la réalité et de la perpétuation de la vie. Il n’est pas innocent de travailler une langue longtemps figée dans un état de fragmentation et de paupérisation dialectales pour l’acculturer à la modernité, enrichir son patrimoine et la rendre apte à dire tout l’humain, dans les deux dimensions de l’espace et du temps.
 
2- Le faire précisément avec un instrument linguistique réputé inapte à cette fonction! 
 Oui, j’ai tenu à le faire précisément avec un instrument linguistique réputé inapte à cette fonction! Il y a beaucoup de prétention à donner ainsi une stature de démiurge à celui qui écrit dans une langue minorée. C’est pour me moquer de notre vanité que, dans mon premier roman publié A funtana d’Altea (1990), j’ai fait de Brancaziu un mauvais poète, torturé, ambitieux, étriqué et falot!
Pour le reste et d’un point de vue général, il est indéniable que l’entrée du corse dans de nouveaux domaines d’emploi, une certaine percée dans l’espace public et une sollicitation plus grande dans des formes littéraires (comme le roman ou la nouvelle), hier exclusivement réservées à la langue dominante sont autant de causes d’un net élargissement du territoire symbolique assigné à la langue corse. C’est dire si ces virtualités peuvent être productrices d’avenir à condition qu’une politique linguistique hardie leur permette de produire leurs effets. Vous comprendrez qu’être associée à une telle aventure culturelle donne à l’écriture littéraire en langue minorée une singulière gratification! Que cette perspective se révèle prémonitoire d’un avenir heureux ou ne représente que l’illusion d’un malheureux mirage ne peut guère entamer le bonheur de se sentir hic et nunc concerné et associé à une telle visée qui assure le prolongement de l’identité individuelle.
Perçues à partir de cette expérience et de la conviction qu’elle inspire, les tentatives pour exprimer une culture typée dans une langue autre — et surtout si celle-ci représente précisément la culture dominante — apparaissent toujours d’une certaine manière comme des produits de substitution. 
 
Entendons-nous bien : il ne s’agit ni de nier la valeur, l’authenticité ou la pertinence de ces œuvres, ni même d’en contester ou d’en jalouser le succès -tout bon lecteur n’envie-t-il pas le bon romancier dont il vient de refermer le beau livre? Il s’agit seulement d’exprimer le plaisir de dire et d’entendre dire les choses d’une culture native dans la voie indigène de cette culture. Le truchement de la traduction associe ensuite utilité, diffusion accrue, virtuosité et, dans d’assez nombreux cas, re-création. Il n’y a à mes yeux dans cette prédilection pour les accents autochtones ni volonté de fermeture, ni frilosité, ni précellence ethnique ou nationale. Seulement un désir profond et raisonné de jouer de nouveaux airs sur des instruments délaissés et qui, restaurés et revigorés, ont une âme bien belle... 
Vous vous définissez comme « écrivain régional » condamné à jamais... 
 
Encore un effet de l’ambiguïté auteur-narrateur! C’est Brancaziu, mon personnage qui exprime la vision du monde que l’on prête généralement aux littératures dites « régionales ». Quant à moi, j’ai une conception des choses tout à fait différente. Je crois que toute écriture s’origine dans un paradoxe fondateur. Profondément enracinée dans une expérience singulière de la vie et du monde, la littérature dit forcément une biographie, un temps, un lieu et simultanément tout l’humain, l’éternité et l’univers. Ce paradoxe assigne aussi des limites d’un pari que peu d’écritures parviennent à gagner. C’est pourquoi, en fait de critique littéraire, le partage ne me paraît pas s’établir entre littérature régionale et littérature de référence plus large, mais entre l’œuvre qui, une fois reconnue la valeur esthétique, apporte à l’humain et celle qui ne lui apporte rien, ou n’apporte guère. 
 
Il se peut toutefois que certaines civilisations, à certains moments précis de leur histoire, soient plus que d’autres propices à l’éclosion d’œuvres susceptibles de cristalliser des attentes vécues bien au-delà de leurs limites géographiques. On peut penser que les expressions méditerranéennes et insulaires puissent être comptées dans ce nombre parce que la littérature semble avoir pour les communautés concernées une fonction identitaire et une portée éthique plus remarquables. 
Quel est le rôle des écrivains méditerranéens ?... 
 
Il ressort de ce que je viens de dire que l’écrivain et plus généralement l’intellectuel n’ont pas un rôle éminent, prestigieux et quelque peu visionnaire dans les sociétés où ils œuvrent. Sans doute sont-ils moins que dans un passé récent les témoins et la conscience critique de leur temps, car les mutations de société et le soulignement de plus en plus marqué de la dimension citoyenne de tous les acteurs sociaux distribuent ces fonctions entre un nombre plus large de catégories. C’est heureux car apparaît alors le rôle spécifique que peut jouer la littérature lorsqu’elle tisse des liens entre des expressions proches ou plus lointaines les unes des autres. 
Oui, il existe en Corse un certain nombre d’initiatives qui vont dans le sens d’une fréquentation accrue des expressions dont le voisinage et la parenté sont définies par une méditerranéité basée sur la volonté d’échange autant que sur l’héritage commun. Je n’en citerai ici que trois, bien significatives de tant d’autres : les Rencontres Polyphoniques de Calvi (manifestation annuelle en septembre), le Festival du Film et des Cultures méditerranéennes de Bastia (annuel en automne), les Rencontres Littéraires des Écrivains méditerranéens de la Librairie La Marge, Aiacciu (annuelle en octobre) ou les Rencontres Littéraires mensuelles du CCU (Corti, Bastia)... Avec le soutien de la Communauté Européenne, le Centre Culturel Universitaire de Corti a pour sa part mis en place une Biennale de prose Littéraire Baléares-Corse-Sardaigne-Sicile qui en est à sa quatrième édition. 
 
Mais dans cette affirmation, y a-t-il une place pour « l’autre », l’étranger, différent du Même, corse ou insulaire... 
Il faut se faire des voisins! Délibérément, avec obstination, car la présence d’un voisin ne peut naître que d’un désir. 
Dans les moments difficiles de l’histoire, on a peur de la frontière dont le franchissement est séparation et perte des repères d’identité. 
Mais dans le cours habituel des choses, elle se montre telle qu’elle est: lieu de passage, signe de contiguïté, promesse de participation et d’échanges. Franchir une frontière est l’acte fondateur d’une expérience de la diversité réellement vécue. C’est pourquoi nous devons nous prononcer résolument pour le principe de la frontière vécue. Il faut entrer dans le territoire des autres pour découvrir que la couleur même de la réalité extérieure est différente de ce qu’elle est chez soi. Mais il faut pour cela que l’étranger devienne un voisin et que se substitue le principe de voisinage à celui d’extranéité. Cela veut dire qu’on n’a plus peur de son voisin. La tolérance vis-à-vis de l’autre ne suffit pas, elle ne suffit plus. Il est fondamental de savoir que tout près de moi s’étend un territoire où ce n’est pas moi qui ai la préférence et le pouvoir de décision, mais mon voisin. Il faut changer de principe et se faire des voisins. ... 
L’origine et les symboles de la paghjella...
 
Dans mon roman A funtana d’Altea le traitement du thème reçoit une connotation ironique qui n’est pas de mise si l’on considère la réalité d’une forme polyphonique devenue emblématique de la culture et de la volonté identitaire du peuple corse. J’avoue m’être laissé aller au fil de la plume à une dérision un peu facile -, il faut dire que j’ai une incorrigible méfiance pour les fétiches identitaires qui peuvent conduire à l’insignifiance, à l’hypocrisie et à toutes sortes d’aveuglements. Pour le reste, comme le dit mon narrateur a paghjella est vraiment le chant phare du peuple corse et il connaît depuis les années 1970 une étonnante renaissance. Il faut noter d’ailleurs qu’il est aussi un moyen de matérialiser et de manifester son identification personnelle à l’identité culturelle, et dans bien des cas alors que d’autres critères d’appartenance (comme par exemple la compétence linguistique) sont mal maîtrisés. 
À propos de A Barca di a Madonna... 
 
C’est d’abord comme c’est souvent le cas en littérature, une fulguration, une image insaisissable longtemps et qui un jour découvre un pan de mémoire enfoui, et ramène des impressions, des souvenirs, des sensations, créant aussi toutes les conditions favorables à l’essor de l’imagination. Un souvenir personnel en effet que l’image d’une Madone à l’Enfant Jésus, toute blanche, juchée sur une barque glissant sur une marée humaine. De tous les villages à l’entour on s’était massé près de la croix de Santa Lucia pour saluer Notre-Dame de Boulogne en procession solennelle en Corse d’avril 1947 à janvier 1948. Lorsque ce souvenir a fait irruption à ma conscience il y a seulement quelques années, il m’a profondément troublé. J’ai alors interrogé mes proches et de fil en aiguille l’intérêt a grandi: enquêtes, lectures de la presse d’époque et études critiques ont renforcé mon intérêt pour cet épisode fascinant. 
 
En tout cas, ce n’est pas l’aspect subjectif qui m’a porté à écrire sur le thème. Je crois en effet que ces grands événements sont des révélateurs puissants de la sensibilité d’une communauté évoquée à un tournant de son évolution. En tant que tels, ils participent d’une conscience d’histoire et expriment de manière figurative les secousses qui toujours marquent les moments décisifs. L’épisode de Notre-Dame du Grand Retour a marqué les Corses parce qu’il est survenu dans l’une de ces périodes. Dans ces années du Grand Retour à la paix se réaffirmaient les structures traditionnelles d’une société ébranlée par plusieurs années de conflit mondial, mais en même temps se mettaient en place des éléments qui allaient profondément modifier, par la suite, la forme et la substance des identités et des conditions de vie. 
Ces traces ambiguës de la mémoire collective forment un terrain de prédilection pour l’écriture littéraire telle que je me la représente. 
A Barca di a Madonna a été publié chez Albiana en mars 1996. Or j’ai eu la surprise de voir Grasset sortir en août de la même année La Vierge du Grand .Retour de Raphaël Confiant, le romancier martiniquais et francophone. Bien entendu, les deux livres sont très différents, d’abord par le talent et le succès. Les œuvres créoles ont su produire une véritable littérature, avec des créations qui sont magistrales alors que le corse littéraire est loin de la reconnaissance. Pour le sujet proprement dit, il y a déjà dans le Texaco de Chamoiseau des déambulations de la Madone sur une yole. Quant au livre de Confiant, il retentit de la clameur qui annonce, entoure et suit l’arrivée de Notre-Dame de Boulogne devenue Notre-Dame du Grand Retour dans la France. C’est la voix multiple et contradictoire du peuple martiniquais qui monte autour de la Vierge, dans la période de l’après-guerre et de la décolonisation. 
C’est un roman admirable, par la peinture variée des caractères et l’art des portraits. Mais il y a surtout une esthétique luxuriante et baroque, un rythme et une verve assurée par une langue libre, inventive et qui joue de toutes ses ressources. Un livre virtuose. Quant à la similitude de l’époque et de la thématique religieuse, plus que d’une coïncidence, je parlerais d’une concomitance d’imaginaires et d’émotions. Le rapprochement n’est pas fortuit. Il y a dans ce grand événement religieux une atmosphère qui fascine et qui étonne notre sensibilité et notre esprit critique de modernes. 
 
Les chroniques de l’époque mettent en exergue le choc émotionnel de la scène, l’apparition de la Madone venue de la mer, les foules en prières, une affluence considérable, une ferveur populaire réelle... Une véritable mise en scène aussi pour la statue et la barque dans laquelle les fidèles jettent leurs offrandes sous le regard des pères blancs. Missionnaires du Grand retour, les fastes d’une liturgie riche et ornée, partout une liesse et des dévotions très spectaculaires : tout cela a frappé les imaginations des gens à l’époque. À plus forte raison le romancier trouve-t-il dans ces souvenirs un réseau d’images fortes et des sentiments presque violents tant leurs manifestations sont ostentatoires. C’est frappant lorsqu’on interroge aujourd’hui les gens qui ont assisté et participé à cet épisode; ils en parlent avec une nostalgie émerveillée, mais à ces sentiments se mêle un embarras confus, comme s’il y avait quelque duperie dans l’orchestration de cette ample et longue cérémonie. Il y a là un très bon sujet de film. 
 
Mais ces aspects spectaculaires ne sont pas tout. Il y a d’autres motivations pour deux écrivains insulaires, issus de communautés typées et soumises dans leurs histoires respectives à des modes de penser et de croire venus des centres dont ces cultures dominées dépendent. Dans le livre de Confiant, les déclarations des autorités religieuses assurent que la Madone vient sauver le peuple martiniquais. Pendant trois mois de 1948 les cantiques et les offrandes répondent â cette propagande dans des scènes d’hystérie collective. Ces gens croient définitivement abolies par la Madone les formes modernes de leur condition d'esclaves. Même si ce n’est pas la visée première de l’auteur, on peut dire qu'à travers la peinture des réactions psychologiques et de la folle espérance des Martiniquais La Vierge du Grand Retour est connoté d'une préoccupation sociale et identitaire éminente.       
              
En Corse le séjour de la Vierge du Grand Retour a duré d’avril 1947 à janvier 1948. Outre la différence des cultures il a dû avoir une portée idéologique notable si l’on tient compte du fait que l’île avait été directement impliquée comme territoire envahi, occupé et libéré au cours d’opérations militaires. L’événement religieux a donc très vraisemblablement revêtu une signification politique dans des régions très fortement soumises à l’influence communiste du fait du rôle joué par ce parti dans la Résistance et la Libération. Les spécialistes d’histoire et de sociologie religieuses mettent en lumière ces aspects historiques du culte marial. Je me suis servi de cet arrière-plan idéologique de luttes et de conflits pour bâtir ma fiction. 
 
Mais bien entendu, un roman n’est pas un document historique. Il témoigne d’une autre réalité que les faits qui se sont effectivement déroulés dans l’histoire. Le roman a sa propre histoire, qui est toujours une fiction, une recomposition du réel, un mensonge si l’on veut. Pour en revenir à mon roman, je dirai qu’il puise dans les circonstances du passage de la Madone du Grand Retour en Corse des effets qui entendent donner l’illusion de faits réels. C’est sur une explosion de piété populaire voulue et canalisée par la puissance des idéologies dominantes que se développe la souffrance de Maria Laura. Face au mystère d’une naissance qu’elle croit marquée par une tragédie familiale, son esprit malade a recomposé l’histoire d’une origine qui se dérobe et jeté la suspicion sur les choses et les êtres. Dans ces conditions, la grande figure de la Madone à la Barque prend pour elle l’aspect d’une idole menaçante autour de laquelle la fiction se déploie. 
EXTRAIT d'un entretien tenu en vue de la publication de Venature Mediterranee, publié en italien aux éditions Mesogea (1999). 
Jacques THIERS, agrégé et docteur de Lettres classiques était professeur de sociolinguistique, créateur et directeur du CCU à l'Université de Corse. Depuis A Funtana d’Altea et A Barca di a Madonna, il a publié plusieurs romans, recueils de poèmes, pièces de théâtre, articles scientifiques en corse et traduits en diverses langues aux éditions ALBIANA et en de nombreuses autres, en France et hors de France. On pourra trouver la liste complète de ces publications à la Bibliothèque Universitaire de l’Université de Corse.