Versione :
Francese

LA FLUTE ET L'ENFANT

Rinatu Coti fait partie, depuis un moment déjà, des auteurs corses qui n’ont plus besoin d’être présentés ou reconnus : son oeuvre, abondante, diverse, riche d’une réflexion approfondie et proprement littéraire sur la Corse parle pour elle-même. Essentiellement en langue corse, cette oeuvre présente aussi quelques textes en français ou mêlant les deux langues. Dans l’extrait suivant, tiré de la nouvelle « La mère et l’enfant » publié dans le recueil intitulé Les ombres de la mémoire, le narrateur évoque un moment de son enfance :

Je revois ce lieu et cet instant précis, comme si tout s’était imprimé en moi. Les bruits, les odeurs, les mots sont là, avec leur puissance d’évocation inégalée. Je tiens cette tige de sureau et, pour vérifier mon travail, je la mets devant mon oeil droit ouvert après avoir fermé l’autre. Je regarde si la tige est vidée de sa substance. Oui, c’est bon. Je pousse un long soupir de contentement. Je suis ravi. Avec la pointe du canif, je me mets à perforer la tige. Je suis impatient de voir mon travail achevé. J’entends toujours le fouet avec les : Ho ! Hisse ! réguliers de Maurice qui n’est pas essoufflé. C’est Camille qui charge les sacs.

Le temps paraît suspendu. La nuit continue d’empiéter sur le jour qui ne parvient pas à se défaire des ténèbres. L’aube semble piétiner. Seul le vent continue de mugir et de se dépenser sans mesure. Il est six heures et demie. Je n’ai pas de montre mais j’en suis sûr. Car l’angélus me parvient, précédant le grand carillon du dimanche. À la vigueur de la volée, je reconnais aussitôt la touche de Canoche, le vieux sonneur, qui s’en donne à coeur joie, s’activant aux trois cordes. Il n’a pas son pareil pour faire vibrer le campanile avec une telle force. Je distingue, agrippés au flanc de la colline, les vieux oliviers dont le feuillage pâle et argenté tremble sous la virulence du vent.

Rien ne me presse. Même si le froid pique et que le ciel menace, je suis trop bien pour chercher un autre endroit où prolonger ces quelques instants de tranquillité. Je poursuis ma tâche qui mobilise toute mon attention. Du bosquet proche me parviennent les pépiements d’une compagnie d’oiseaux affairés en quête de nourriture. Plusieurs, les plus hardis, s’approchent de moi. Je les reconnais, ce sont des passereaux. Leur bec est court, gros et dur. Oui, ce sont des gros-becs. L’un d’eux, le plus curieux et intrépide de la bande, volette et se pose sur la branche morte où j’appuie mes pieds. Il m’observe, suit le moindre de mes gestes. Je fouille dans mes poches et j’en tire des miettes que je répands par terre. Le gros-bec hésite un bref instant puis se met avec vivacité à becqueter. Il a tôt fait de gober toutes les miettes. Il s’approche encore, jusqu’à effleurer mes chaussures de son bec. C’est un oiseau familier qui a compris qu’il n’a rien à redouter. Il continue de me regarder pendant que je m’ingénie à creuser les trous de la flûte. J’essaie l’ébauche. J’en tire des sons qui me déçoivent. Mais enfin je m’en contenterai pour une première tentative. Je m’appliquerai davantage la prochaine fois, me promettant d’observer Salomon avec plus d’attention.

Cummentu :

Mais il ne sera pas fait mention d’une prochaine fois dans la nouvelle car un événement tragique va venir perturber la vie tranquille du petit garçon, le conduisant à écouter les discours successifs des villageois sur cet événement pour enfin assister d’une façon très inquiétante à un autre drame qui donne son titre à la nouvelle. On le voit, la structure de cette nouvelle est assez complexe car deux histoires se succèdent, les points de vue se multiplient et les mystères conservent leur part d’ombre.

Notre extrait pourtant, situé au début de la nouvelle, présente dans une grande simplicité un moment très quotidien, presque banal. Cette simplicité pourrait n’être que le signe du regard enfantin, engrangeant sans vraiment les discriminer ou les organiser tous les sons entendus, tous les êtres et objets vus, toutes les sensations. Mais elle est aussi le sentiment qui accompagne certains moments solitaires de l’enfance, moments de grande intensité, durant lesquels un caractère se forme.

Ici, un enfant est absorbé par la confection d’une flûte dans une tige de sureau. Auparavant, il s’est amusé à différents autres jeux au cours de son équipée matinale mais la confection de la flûte est ici une activité qui se distingue de toutes les autres. Tout d’abord, elle échoue. Le travail n’est qu’une « esquisse », l’application de l’enfant n’est pas récompensée mais cela n’a pas grande importance, car on pourra toujours recommencer ce qui apparaît à la fin du passage comme un effort qui demande de très grandes qualités. En effet, et c’est le deuxème élément qui distingue cette activité, il existe un maître en la matière : Salomon. Un maître qu’il faut observer attentivement. Tendu entre une solitude pleinement ouverte sur la nature et le village qui l’entourent et l’apprentissage de la fabrication d’un petit instrument de musique, le jeune enfant développe des qualités d’observation particulièrement aigües.

Les cris de Maurice, les oiseaux qui s’approchent, la cloche sonnant l’Angélus, le vent dans les oliviers, la tige de sureau qu’il faut vider, tous ces éléments se manifestent avec une égale intensité à la conscience de celui qui dit « je ». À tel point que « le temps paraît suspendu (...) L’aube semble piétiner ». Le moment de la journée ainsi associé avec le nom de celui qui apprit au garçon à confectionner une flûte semble discrètement nous indiquer que l’auteur a voulu dépeindre ici quelque chose de plus qu’un simple moment agréable de l’enfance.

Le passage de la nuit au jour, la solitude, l’acte de création auquel s’adonne l’enfant, Salomon renvoyant par son nom à celui qui fut l’un des rois d’Israël et l’un des écrivains, légendaire ou pas, de la Bible : tout concourt à nimber cette scène d’une aura de mystère. Les moments mystérieux sont très souvent des moments originels, qui, sans marquer le commencement précis de quelque chose, en apparaissent tout de même comme la matrice lointaine mais indubitable. La flûte acquiert ici la valeur d’un objet mythique et sa confection celle d’un acte initiatique. Ainsi au bout de cette initiation, avec sa flûte à moitié réussie, au bout de ce moment de solitude après lequel l’histoire va vraiment commencer, au bout de ce morceau de temps arrêté, l’enfant doit nous apparaître comme métamorphosé. Car l’auteur, dans ce passage si simple, met peut-être en scène la naissance d’un écrivain : « Je revois ce lieu et cet instant précis, comme si tout s’était imprimé en moi. Les bruits, les odeurs, les mots sont là, avec leur puissance d’évocation inégalée. » On attendrait qu’il soit question de « paroles » « gravées » dans la mémoire, or c’est de « mots » et de choses « imprimées » dont parle l’auteur. L’enfant devenu vieux signale ainsi qu’à ce moment-là déjà se préparait sa future vocation : celle de choisir patiemment, inlassablement, avec une attention redoublée, les mots et les phrases aptes à susciter les mondes imaginaires, passés ou rêvés.