FABLES ET VOLEURS
Cumenti è parè
Yvan Renucci a publié de nombreux poèmes dans la revue Monte Cintu et a donc participé à un courant d’écriture commun à nombre d’autres écrivains en quête de la réhabilitation de la langue corse et de la Corse elle-même. Cette représentativité peut, selon les circonstances, rendre visible ou invisible. Mais le propos de cette petite anthologie est précisément de rendre à tous nos textes une certaine puissance d’imaginaire. Écoutons donc ce poème :
U CORBU E A VOLPI
Maestru Corbu, annant’a un castagnu carabunatu,
Tinia in bocca un bel casgiu quattratu.
Stu casgiu, sicondu l’amicu Biondinu,
U piscadori cusî finu,
Stu casgiu, u Corbu l’avia furatu a un Niulincu
Chiamatu Pincu.
Una volpi, attirata par l’odori putenti,
Si liccava diggià e li labri e li denti ;
E, cridendu d’empie la so’ panza,
Dicci, in c’un’aria di circunstanza :
- Salutu, salutu ! signor’Acellu !
Se sapeti cantà quant’e vo seti bellu,
Seti lu Rè di lu nostru cantonu...
U Corbu sponi in furconu
U casgiu quattratu
Ch’ellu avia furatu
E dicci : - O Volpi, o Volpi !
Di li sette colpi !
A qual’ credi di biffà ?
Stu casgiu è meu, se t’un n’ha sà...
Asciuva la to lingua e teni lu to fiatu.
Chi l’ha d’avè unn’è ancu natu !
Fra quistu tempu, pianu pianu, una currachia
Si piglià u casgiu e sparisci n’a macchia...
Muralità
O latru, sta attenti a lu terzu latronu !
S’ellu unn’è volpi, sarà vulponu !
Cummentu :
Les fables de La Fontaine ont connu de nombreuses traductions ainsi que des recréations comme celle qu’Yvan Renucci impose au célèbre texte intitulé « Le corbeau et le renard ». Quoi de plus normal, puisque La Fontaine a su trouver des formes poétiques durables et que la « sagesse des nations » qu’on peut notamment trouver dans son oeuvre a été largement diffusée par le système scolaire français...
Donc, une fable écrite en français (réutilisant elle-même l’antiquité grecque) est le texte-source de notre fable, « U Corbu è a Volpi ». Ainsi, notre auteur sait-il, dès le titre de son texte, que son lecteur pourra mentalement se remémorer (voire se réciter, annôner, chantonner) la fable de La Fontaine au moment même où il en découvre la traduction en corse. Car on ne peut s’attendre de toute évidence qu’à une traduction simple : le titre étant parfaitement équivalent à l’original. Or, bien sûr, le texte de Renucci jouera sur la surprise, et même sur une double surprise. Tout d’abord, les quelques ajustements culturels n’apparaissent pas vraiment comme une déviation du texte premier : « u castagnu » précise « l’arbre », le fromage est « quatrattu » et a été volé à un habitant du Niolu. La première surprise modifie l’intrigue originale en l’inversant : la répartie du corbeau le désigne comme le malin de l’histoire, prévenu contre les ruses du renard, à croire qu’il avait lu son La Fontaine, lui aussi, dans sa jeunesse studieuse ! Mais intervient alors la deuxième modification quand la corneille, jusque là invisible et n’appartenant pas au bestiaire traditionnel de cette fable, vient faire le troisième larron en mettant les duellistes d’accord. Cette structure est bien traditionnelle, mais ce qui nous intéresse plus est le jeu que l’auteur installe entre le déroulement de son histoire et celui de la lecture de son texte.
Cette fable aurait dû s’intituler « U Corbu, a Volpi è a Currachia ». Renucci aurait ainsi exhibé son propre travail mais il y aurait effectivement perdu en effet de surprise. L’étonnement conduit le lecteur à apprécier la finesse de l’ajout, de la variation, de la variante. Ici, l’accent est mis sur une société qui fonctionnerait sur une lucidité maximale (celle du corbeau) face au vol comme rapport universel entre les membres de cette société (la corneille, en cambriolant le corbeau qui lui-même avait cambriolé Pincu, devient plus « renard » que le renard...). Mais le lecteur - particulièrement s’il est corse - se trouve aussi en mesure d’apprécier d’une manière nouvelle les rapports entre les cultures corse et française. On a pu longtemps parler d’aliénation, voire même d’apprentissage valorisant de la culture dominante (La Fontaine) et de regard dévalorisant sur la culture première (u casgiu quattratu, mais aussi les origines villageoises, les chants, la langue corse, etc...). Annôner la langue française du XVIIème siècle devait aller de pair avec la haine, le refoulement et la honte de soi.
Ce que fait notre auteur devrait nous signaler une autre voie qui puisse prendre acte, dans le même temps, de l’existence massive d’une culture qui fut étrangère et est maintenant nôtre et de la capacité du sujet dominé à créer une nouvelle forme de culture corse associant tous ses héritages (scolaires ou familiaux). Et ce dans une atmosphère des plus ludiques, c’est-à-dire dans le monde imaginaire de la fable, où les animaux parlent et nous disent une vérité, où le vol peut apparaître non plus comme l’image satirique de notre société mais comme la métaphore d’une rencontre et d’un échange fructueux. Renucci ne fait pas que réecrire la fable de La Fontaine, il la détourne, il la vole et l’emporte dans son maquis. La littérature corse a tout intérêt à considérer son maquis comme un garde-manger dans lequel son butin, dérobé à tous les niolins du monde, puisse marier ses saveurs à d’autres plus connues...