…. l'histoire de ce Ghjaseppu était bien étrange. Il l'avait rencontré à l'hôpital militaire d'Alger. Pour sa part, il était là depuis une semaine lorsque l'homme avait été envoyé dans la même chambre, avec une main complètement bandée. On disait qu'il avait été blessé sur un bateau de guerre : alors qu'il faisait une manœuvre, un cordage s'était brusquement tendu, lui écrasant tous les doigts de la main gauche. Il avait perdu la moitié de la main et en était resté manchot. Mais le plus étonnant était que cet accident lui avait sauvé la vie puisque, peu de temps après qu'il eut été débarqué, son bateau avait été coulé avec tout l'équipage. Bien qu'il eût été le seul survivant, la nouvelle lui avait porté un coup fatal, d'autant qu'il avait déjà le moral très bas à cause de son infirmité. Il répétait sans cesse qu'il ne pourrait plus faire son métier de pêcheur et, à l'évidence, cette obsession le tourmentait.
« Une nuit, poursuivit le Bastiais, il s'enfuit de l'hôpital. Je l'ai rencontré de nouveau un mois plus tard, errant dans Babelhued. Il m'a alors expliqué qu'il ne voulait plus exister pour personne : ni pour l'Etat, ni pour les gens de son village. Il disait que tout le monde le croyait au fond de la mer et que c'était mieux ainsi. Sans doute son malheur lui avait un peu dérangé le cerveau, et en plus, il vivait avec une espèce de sorcière que tout le monde connaissait bien là-bas. Elle prétendait qu'elle faisait parler les morts, mais à Alger plusieurs savaient que c'était de l'imposture. Elle avait un don inné pour apprendre les langues et imiter les différents parlers, un point c'est tout ! Les plus crédules se laissaient tromper facilement !... »
Ghjuvanna sentit son sang courir dans ses veines comme un torrent en crue. Dans sa tête s'était soudainement déroulé le fil d'une logique terrifiante : toutes les interrogations trouvaient leur explication, et elle restait interdite, prise dans l'immense filet de ses deuils inconsolables. Elle avait tout compris.
Elle avait compris qu'elle ne devait pas l'amélioration de sa vie matérielle aux esprits. C'était lui. Elle avait compris que cette femme n'était pas arrivée par hasard à Bonifaziu. C'était lui. Elle avait compris comment cette femme peu recommandable avait réussi à apprendre le langage des gens et leurs affaires. C'était lui. Elle avait compris que son mari, frappé dans son corps et dans son âme, n'avait trouvé que ce moyen pour la tirer de sa misère et lui venir en aide. Elle comprenait son refus de devenir un assisté, décision stupide mais pleine de fierté. Et pourtant, combien étaient-ils, au village, ceux qui bénéficiaient sans la moindre honte d'une pension de guerre ? Elle comprenait que l'alliance trouvée était celle de leur mariage, écrasée en même temps que ses doigts lors de l'accident. Quel symbole que cet anneau d'or jeté au pied de la tombe de leur fils, prématurément emporté par la mort pour avoir voulu venir en aide à sa mère ? Peut-être était-ce le remords, le signe du désespoir profond où s'étaient noyés son jugement et la paix de son esprit... Elle comprenait la raison de ces cris.
Emportée par la peine plus que par sa course, Ghjuvanna avait dévalé la pente jusqu'aux limites du village, tout en haut de A Rocca, au cimetière. A cause du coup de libeccio qui s'était levé, elle avait serré un peu plus son foulard noir. Elle était agenouillée à l'endroit où l'on avait jeté l'homme trouvé au pied de A Rocca. Elle était demeurée ainsi, prostrée, toute la demi-journée. De temps en temps sa main labourait le sol, comme pour y trouver de quoi se retenir. Une racine, une plante, une fleur.
En bas, la marée d'ouest frappait les roches, lançant son appel plaintif. Les vagues charriaient des rouleaux d'écume blanche qui surgissaient, s'enroulaient et frappaient le rivage. En avant, en arrière, au diable ! Où donc trouva-t-elle la force de ne pas se jeter en bas elle aussi ?
Ce jour-là le soleil de septembre éclairait toute la contrée de Bonifaziu. C'était le calme plat et la brise d'Est arrivait tout juste à rider de temps en temps les eaux du port. La campagne se remettait un peu après la fournaise de l'été.
Ghjuvanna avait toujours aimé le mois de septembre, mais elle s'affairait à sa lessive et n'avait guère de temps à consacrer à ce qu'elle ressentait. Avec des gestes habiles elle frottait et retournait les draps alourdis et gorgés d'eau. Elle se taisait. Elle n'avait d'ailleurs pas le temps de s'arrêter aux bavardages de Cicchè, une Bonifacienne qui lavait tout près d'elle. Pas un instant. Ses mains battaient et retournaient les draps tout blancs. Elles les tournait, les retournait, les battait. Les gouttes de sueur tombaient de son front à la rencontre des éclaboussures de l'eau qui giclait vivement autour de son mouvement. Puis, son esprit se mit à suivre le rythme de ses mains et elle vit peu à peu des souvenirs douloureux prendre forme sur la page de ses draps.
Son malheur avait commencé avec la déclaration de guerre de 1914, treize ans auparavant. Il n'y avait que six mois qu'elle était mariée lorsque Ghjaseppu, son mari, avait été mobilisé. Joseph était pêcheur. Il appartenait à une de ces familles venues des îles napolitaines qui avaient débarqué à Bonifaziu cinquante ans plus tôt pour la pêche à la langouste. C'était un homme grand, robuste, avec les yeux sombres et perçants qu'ont toujours les gens de mer. Son regard gagnait toujours le large puis l'horizon. Quant à Ghjuvanna, elle venait de Ghjunchettu, un village de la région de Sartè. Ghjaseppu montait y vendre le poisson qu'il avait pêché sur la côte de Murtuli. Ils s'étaient vus plusieurs fois puis s'étaient fiancés. Les premiers temps de leur mariage, c'était un peu comme entre deux étrangers : même leurs dialectes ne s'accordaient pas. Mais peu à peu ça s'était arrangé et le soir, Ghjuvanna aimait venir se blottir contre son mari et reposer sa tête sur son épaule. Les cheveux dénoués de sa femme lui faisaient comme une écharpe de tendresse et il se sentait envahir par une paix infinie. Quand il avait été incorporé, Ghjuvanna ne savait pas encore qu'elle était enceinte, mais elle réussit par la suite à le lui faire savoir avec l'aide de sa voisine, Zia Ghjudita, qui savait lire et écrire. Ghjaseppu obtint ainsi, avec une permission, la grâce de connaître son fils, prénommé Cecceccu. Ce fut la première et la seule fois qu'il l'embrassa...
Ghjuvanna frappait l'eau, retournait les draps... Elle revoyait le livret de la marine nationale où il était écrit que Ghjaseppu avait été embarqué à bord du bateau de guerre « Le Suffren. » Il y avait à bord plusieurs pêcheurs bonifaciens. Ghjuvanna recevait des lettres avec des timbres insolites, postées dans des endroits inconnus. Des noms tels que « Jaffa », « Saida », « Alexandrie », « Beyrouth » refaisaient surface au milieu de ses souvenirs. Il y avait aussi «Port-Said. »
Elle s'était arrêtée. La sueur coulait comme des larmes dans les plis de son front labouré par la souffrance. Son regard s'était fixé sur un pan du drap que rendait plus blanc le jeu de lumière du soleil se frayant un chemin à travers le feuillage sombre d'un chêne-vert. Sur ce bout de blanc elle revoyait l'article qui disait que « Le Suffren » avait coulé après avoir été touché par une mine devant Port-Said. Il n'y avait pas eu un seul survivant.
C'était un premier coup du destin et Ghjuvanna s'était appliquée à élever son fils avec tout le courage et la volonté dont elle était capable. Elle gagnait sa vie en faisant la lessive des gens. A l'occasion, elle allait aussi faire la cueillette des olives chez les propriétaires qui lui en laissaient une coupe en paiement. Elle s'était arrangée comme ça durant onze ans, lorsque Cecceccu se mit en tête de s'embarquer comme pêcheur, de manière à aider un peu sa mère. Près d'un an plus tard la barque où se trouvait Cecceccu s'échouait sur les récifs d'un îlot de I Monachi. Le jeune homme, on l'avait trouvé mort sur une plage en contrebas de Roccapina. Alors, Ghjuvanna avait senti son cœur se briser...
Maintenant, elle redoublait de coups sur l'eau qu'elle frappait avec colère, comme si elle avait été la cause de ses malheurs. L'eau d'une mer qu'elle n'avait jamais aimée et qui l'avait
enlevée de chez elle pour lui faire connaître le malheur.
« O Ghjuvà... Fais attention quand tu tapes sur ces draps. Ti t'hà da fà vegni mali. Ils seront bien rincés, ma belle, maintenant ! » Cette voix qui l'arrachait à ses pensées était celle de Cicchè, la femme qui lavait près d'elle et lui recommandait en dialecte de souffler un peu. Tout en bavardant Cicchè en vint à raconter une histoire dont tout le village parlait. On disait qu'une femme avait débarqué à Bonifaziu, une espèce d'arabe, qui faisait des choses bien bizarres. Elle avait le pouvoir d'invoquer les esprits et de les faire parler. On disait aussi qu'elle faisait commerce de ce don et faisait payer cinq francs à qui voulait entendre un de ses chers disparus. Au début personne ne l'avait prise au sérieux mais petit à petit, même si ça avait l'air de sornettes, elle avait réussi à fournir des preuves de nature à convaincre les plus méfiants. Les esprits discouraient dans leur dialecte d'origine, c'est-à-dire en pur bonifacien, en corse de l'intérieur, en napolitain ou même en sarde. Le plus étonnant était également que les esprits rappelaient des faits réellement survenus autrefois aux habitants dans le village et dont certaines personnes n'avaient gardé absolument aucune trace.
Ghjuvanna comprenait désormais qui était cette étrangère. Elle l'avait rencontrée quelques jours plus tôt à la Marine, alors qu'elle marchandait le prix du poisson. C'était une femme élancée, fière d'allure, vêtue d'une robe longue à la manière des femmes de chez elle. Une boucle en ivoire maintenait ses cheveux d'un noir d'ébène tirés en arrière. Elle s'exprimait dans un français à l'accent rocailleux qui dénotait son origine orientale. Ses yeux étaient changeants, verts ou bleus selon qu'elle regardait la terre ou la mer. Ce regard particulier avait donné froid dans le dos à Ghjuvanna.
« Moi, je n'y crois pas ! » lança-t-elle en posant sur sa tête le panier de linge et en faisant mine de s'en aller.
Le fait est que dans tout le canton la femme aux esprits avait pris une importance considérable. Il fallait souvent attendre plusieurs jours pour obtenir un rendez-vous. Elle recevait ses clients dans une grotte au pied du mont de A Ternità. On était plongé dans l'obscurité et, après un moment, on pouvait converser avec l'esprit désiré pendant une dizaine de minutes. Chacun en revenait satisfait, d'autant plus que très souvent les choses étaient très concrètes. Tel avait appris que son âne s'était détaché et qu'il était allé plus loin, dans le potager d'un tel. Et ça s'était vérifié. A tel autre, pêcheur de son état, il avait été conseillé de caler un chapelet de nasses à tel endroit, avec des repères marins très précis. Il s'était chargé de langoustes !
Jour après jour, les âmes avaient retrouvé un vrai pouvoir à Bonifaziu. Du plus riche au plus pauvre, on ne poussait plus un soupir, on ne faisait plus un pas sans l'avis souverain des trépassés. Ghjuvanna ne voulait rien entendre de tout cela. Un jour pourtant le propriétaire de la maison où elle habitait vint la trouver pour lui faire savoir qu'il ne lui prendrait plus de loyer, qu'elle pouvait profiter de la maison comme elle le voudrait et qu'il ne voulait plus entendre parler des quelques dettes qu'elle avait chez lui. Ghjuvanna avait été frappée de stupeur face à la générosité subite de la part d'un homme qui avait la réputation d'être l'un des plus avares du village. Quelque temps après, un autre, du même acabit, lui fit cadeau du champ d'oliviers où elle faisait la cueillette. Inouï !
« O Ghjuvà, ne t'inquiète pas, lui disaient les gens, on dirait que nos morts te protègent. Laisse-les faire ! »
Cependant le village vivait dans un climat surnaturel dominé par les esprits. Des manifestations de l'au-delà et des témoignages, il s'en produisait tous les jours. L'un avait rencontré, pendant la nuit, une charrette pleine de cadavres dont les roues lançaient des étincelles, l'autre avait rencontré une procession en pleine mer. Cet autre enfin avait senti un souffle haletant sur sa nuque alors qu'il n'y avait personne derrière lui.
Le soir, les mères avaient toutes les peines du monde à endormir leurs enfants. Les anciens brûlaient de prodiguer leurs conseils. En ville, on ne se souciait plus de rien. Même les bavardages se tarissaient. Le dimanche, les prêtres n'avaient personne à leur prêche !
Et puis, il y avait ces cris de revenants. De temps en temps, dans des endroits à l'écart, on entendait une voix caverneuse : de quoi terrifier toute une armée ! Le plus beau de l'affaire, c'est que
Ghjuvanna elle-même avait entendu ces voix. A deux reprises, alors qu'elle se rendait dans les champs, elle avait senti son sang se glacer. C'étaient à la fois des gémissements et des cris de rage qui suscitaient un sentiment de pitié mêlé d'effroi. Ils déchiraient le silence, qui retombait ensuite plus lourd encore. En entendant le deuxième de ces hurlements, Ghjuvanna eut la chair de poule et elle rebroussa chemin. Non qu'elle eut manqué de courage, mais il faut dire que la voix avait fait s'enfuir à tire-d'aile deux geais croassant de peur. Ghjuvanna commença alors à s'interroger...
L'atmosphère devint encore plus mystérieuse lorsque l'on découvrit sous A Rocca le cadavre d'un inconnu. Les crabes lui avaient déjà mangé la moitié du visage. L'unique signe d'identification était qu'il lui manquait tous les doigts de la main gauche. Au village, il y avait bien eu un estropié qui n'avait plus de doigts, mais il était mort et enterré depuis dix ans. L'enquête finit par conclure qu'il s'agissait sûrement d'un homme tombé d'un bateau au passage des Bouches et on s'empressa de le mettre en terre dans un coin du cimetière.
Le jour de l'enterrement Ghjuvanna aussi se trouvait au cimetière. Elle y montait une fois par semaine pour nettoyer la tombe et allumer une bougie dans la chapelle où reposait son fils disparu. En balayant le sol, elle avait découvert un anneau tout tordu et bosselé, comme si on l'avait pris à coups de marteau. Il ressemblait à une alliance d'or et Ghjuvanna le mit dans sa poche en se promettant de demander tout autour d'elle si personne ne l'avait perdu. Au retour elle n'accorda pas même un regard à la longue muraille de A Rocca bonifacienne qui surplombait la mer. La mer, ce n'était pour elle qu'un grand linceul tout noir où s'ouvrait de temps en temps l'abîme de la mort. En passant par le village elle apprit que la femme aux esprits était partie.
Voilà ce qui arriva à Bonifaziu cette année-là. Après ces événements, le village s'était repris et avait retrouvé une certaine sérénité. L'hiver s'était déroulé paisiblement. La récolte d'olives avait été bonne, les jarres d'huile bien remplies, et Ghjuvanna, grâce au champ d'oliviers gagné quelques mois auparavant avait pu mettre un peu d'argent de côté. Des lessives, elle n'en faisait plus sauf pour elle. Mais depuis qu'avait débuté la saison des langoustes, son beau-frère lui avait demandé de l'aider pour la vente et les comptes. Ghjuvanna connaissait bien le marchandage et le calcul mental.
C'est ainsi qu'un beau jour se présenta un Bastiais qui faisait l'exportation des langoustes sur Nice. De fil en aiguille il en vint à raconter à Ghjuvanna que durant son service militaire il avait connu un Bonifacien qui s'appelait Ghjaseppu. Ghjuvanna avait senti son cœur bondir et battre à se rompre, mais elle avait caché son trouble et demandé les circonstances et le lieu où s'était produite la rencontre, prétextant qu'il pouvait s'agir de l'un de ses parents.
Le Bastiais lui répondit que l'histoire de ce Ghjaseppu était bien étrange. Il l'avait rencontré à l'hôpital militaire d'Alger. Pour sa part, il était là depuis une semaine lorsque l'homme avait été envoyé dans la même chambre, avec une main complètement bandée. On disait qu'il avait été blessé sur un bateau de guerre : alors qu'il faisait une manœuvre, un cordage s'était brusquement tendu, lui écrasant tous les doigts de la main gauche. Il avait perdu la moitié de la main et en était resté manchot. Mais le plus étonnant était que cet accident lui avait sauvé la vie puisque, peu de temps après qu'il eut été débarqué, son bateau avait été coulé avec tout l'équipage. Bien qu'il eût été le seul survivant, la nouvelle lui avait porté un coup fatal, d'autant qu'il avait déjà le moral très bas à cause de son infirmité. Il répétait sans cesse qu'il ne pourrait plus faire son métier de pêcheur et, à l'évidence, cette obsession le tourmentait.
« Une nuit, poursuivit le Bastiais, il s'enfuit de l'hôpital. Je l'ai rencontré de nouveau un mois plus tard, errant dans Babelhued. Il m'a alors expliqué qu'il ne voulait plus exister pour personne : ni pour l'Etat, ni pour les gens de son village. Il disait que tout le monde le croyait au fond de la mer et que c'était mieux ainsi. Sans doute son malheur lui avait un peu dérangé le cerveau, et en plus, il vivait avec une espèce de sorcière que tout le monde connaissait bien là-bas. Elle prétendait qu'elle faisait parler les morts, mais à Alger plusieurs savaient que c'était de l'imposture. Elle avait un don inné pour apprendre les langues et imiter les différents parlers, un point c'est tout ! Les plus crédules se laissaient tromper facilement !... »
Ghjuvanna sentit son sang courir dans ses veines comme un torrent en crue. Dans sa tête s'était soudainement déroulé le fil d'une logique terrifiante : toutes les interrogations trouvaient leur explication, et elle restait interdite, prise dans l'immense filet de ses deuils inconsolables. Elle avait tout compris.
Elle avait compris qu'elle ne devait pas l'amélioration de sa vie matérielle aux esprits. C'était lui. Elle avait compris que cette femme n'était pas arrivée par hasard à Bonifaziu. C'était lui. Elle avait compris comment cette femme peu recommandable avait réussi à apprendre le langage des gens et leurs affaires. C'était lui. Elle avait compris que son mari, frappé dans son corps et dans son âme, n'avait trouvé que ce moyen pour la tirer de sa misère et lui venir en aide. Elle comprenait son refus de devenir un assisté, décision stupide mais pleine de fierté. Et pourtant, combien étaient-ils, au village, ceux qui bénéficiaient sans la moindre honte d'une pension de guerre ? Elle comprenait que l'alliance trouvée était celle de leur mariage, écrasée en même temps que ses doigts lors de l'accident. Quel symbole que cet anneau d'or jeté au pied de la tombe de leur fils, prématurément emporté par la mort pour avoir voulu venir en aide à sa mère ? Peut-être était-ce le remords, le signe du désespoir profond où s'étaient noyés son jugement et la paix de son esprit... Elle comprenait la raison de ces cris.
Emportée par la peine plus que par sa course, Ghjuvanna avait dévalé la pente jusqu'aux limites du village, tout en haut de A Rocca, au cimetière. A cause du coup de libeccio qui s'était levé, elle avait serré un peu plus son foulard noir. Elle était agenouillée à l'endroit où l'on avait jeté l'homme trouvé au pied de A Rocca. Elle était demeurée ainsi, prostrée, toute la demi-journée. De temps en temps sa main labourait le sol, comme pour y trouver de quoi se retenir. Une racine, une plante, une fleur.
En bas, la marée d'ouest frappait les roches, lançant son appel plaintif. Les vagues charriaient des rouleaux d'écume blanche qui surgissaient, s'enroulaient et frappaient le rivage. En avant, en arrière, au diable ! Où donc trouva-t-elle la force de ne pas se jeter en bas elle aussi ?