ELEMENTAIRES: POESIE
Cumenti è parè
Auteur de plusieurs recueils brefs de poésie, Marie-Jean Vinciguerra pratique une écriture exigeante et lyrique ; son lecteur s’abandonne à ses images sensuelles ou est amené à hisser plus haut son désir de connaissance. En guise de texte introductif à cette poésie, nous ne saurions trop recommander son texte, magnifique d’intensité, intitulé « D’une lecture de la Tempête ou la Corse comme métaphore baroque du mystère », publié en 1992, à Marseille par les éditions Autres temps. Le poème suivant est extrait du recueil Marines sauvages, (Éditions Albiana, collection E Cunchiglie, 1997) :
« Semence de foudre et de pierre :
île sidérale, orpheline du volcan.
Ô le rêve d’Empédocle
d’une cime pénétrée jusqu’aux entrailles par le feu !
En échange de la sandale d’airain,
voici le coquillage où se love la rumeur captive de la mer.
Écume contre poussière.
Le centaure fraternel roule son rocher jusqu’au rivage.
Trempé des sueurs de la mer,
il grave dans la nacre une buée de paroles.
Méduse privée de son feu de glace est réduite à l’épave.
Le labyrinthe s’ouvre sur les marines.
La vague s’infiltre jusqu’à l’arche des morts.
Île nouvelle fécondée par le sel marin ! »
Cummentu :
Le poème de Marie-Jean Vinciguerra nous conduit posément à une révolution.
Voici un texte à la composition très claire, voire exhibant une certaine évidence dans le mouvement de son propos. Ainsi, les deux premiers vers sont une définition de la Corse : c’est une terre marquée par le manque. Semence attendant d’être semée ou enfouie ; orpheline, aussi.
Nous avons tellement l’habitude de concevoir notre île comme un tout qui non seulement ne manque de rien mais encore réunit l’ensemble des beautés possibles que cette définition nous confronte à un paradoxe. Mais le poème, lui, présente un constat : les phrases courtes courent sur deux vers au maximum et sont assertives, affirmant posément des faits dans un temps présent qui oscille entre le passé très récent et un processus en cours. Le poème nous introduit immédiatement au coeur de ce qui est, ou est en train d’être.
La Corse, donc, est en train d’être orpheline... C’est la première surprise. Orpheline de qui ou de quoi ? D’un volcan !... Empédocle signalera la Sicile comme soeur éloignée d’une terre que le feu a deserté. Et c’est ici qu’intervient un possible basculement dans l’usage du temps présent : du constatif il apparaît de plus en plus programmatif : le poète ne décrit plus, mais signale ce qui pourrait être ; face à l’absence du feu, il propose, « en échange », un autre élément.
Le poète conduit une image de la Corse à la rencontre d’une réalité qui apparaît paradoxalement nouvelle : la mer (coquillage, mer, écume, rivage, mer, nacre, épave, marines, vague, sel marin). L’image de la Corse, orpheline du volcan et rencontrant la mer, se trouve alors bardée de personnages mythologiques et de monuments qui vont subir une métamorphose dans le contact avec l’eau (équivalente donc du feu du volcan : « écume contre poussière »).
Le centaure, Méduse, le labyrinthe, l’arche des morts : voici une étrange faune dans des lieux souvent funestes. Mais voici le centaure « fraternel » écrivant dans le creux d’un coquillage, Méduse se désagrégeant, et son pouvoir de pétrification, en épave, le labyrinthe se laissant envahir par l’eau de même que l’arche des morts. La terre (pierre, rocher, cime) accueille l’eau à défaut du feu. Une interpénétration plus durable que la foudre, horizontale plutôt que verticale, en étendue plutôt qu’en transcendance, un contact permanent plutôt que des coups espacés, une dilution des limites, une indétermination plutôt que le choc et la marque évidente. Il se joue ici un passage, une métamorphose mais aussi une promesse de conception, de création après une fécondation. L’orpheline pourrait devenir mère.
À l’inverse d’une Corse hiératique, pétrifiée dans une perfection ou dans une attente également stériles, Marie-Jean Vinciguerra déploie le paysage d’une île à pratiquer. De cette pratique, comme d’une manipulation de sculpteur sur glaise (terre et eau), de graveur sur nacre comme le centaure, semble devoir sourdre la vie, renouvelée, une île « nouvelle ». Rendue ainsi à une perpétuelle humanisation, à la vie, la Corse et son bestiaire mythologique perdu dans un monument mortuaire retrouvent une source, une source paradoxale. En effet, comme le poète refuse la complétude de la Corse, il ne fait pas mention non plus de la source (surghjente et filetta réunies) qui pourrait symboliser le coeur vivant de l’île. À cette source traditionnelle, se substitue donc une autre : paradoxale parce qu’extérieure au territoire (marine) et parce que tenant du solide (le sel). Mais il ne s’agit pas là du sel pétrifiant en statue la femme de Lot, c’est le sel qui corrode, celui qui ouvre une brèche dans la matière.
Ainsi, au bout du poème, une eau solide qui brûle et qui féconde ! On dira que nous voilà rendus dans une impasse, un impossible. Cependant, c’est la parole du poète : parions que ses visions nous désignent un invisible familier.