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Corsu

LOGOMACHIA E RISATE

Salvatore Viale fait l’objet d’études qui montrent l’importance de son action et de son œuvre multiples dans la Corse et dans l’Europe du XIXème siècle. Voyons ensemble comment son « poemetto eroi-comico » de 1817 - Dionomachia - peut nous engager à mieux représenter la Corse du XXIème siècle… :
 

  • 34 Cependant Chaperon, le maire, en bonnet de nuit, d’un signe de la main demande le silence. « Appelons sur l’heure le juge de paix du canton, dit-il d’un ton grave afin qu’il vienne en ce lieu et qu’il dresse un procès-verbal en bonne et due forme…
  • 35 pour dire comment le vingt-huit mars, dans cette église paroissiale fut exposé dans le cercueil un âne si recouvert de gale qu’il en avait autant sur la croupe que sur le ventre, et en attendant, que l’âne susdit soit déposé au greffe…
  • 36 et que le procès-verbal signé par nous soit ensuite envoyé au Procureur Impérial en même temps que l’âne, corps du délit, et que l’affaire soit jugée par le tribunal criminel ». Mais les villageois refusent avec dédain un procédé aussi vil et dans leur cœur ils ourdissent une vengeance encore plus éclatante. (…)
  • 42 Bonpain, homme sage et vaillant, rassemble alors le village entier en grand conseil dans l’église et l’assemblée publique décide d’aller sur le champ venger la double offense. Bonpain fit un beau et élégant discours tout empreint de nobles sentiments d’honneur.
  • 43 Afin que tous aillent combattre avec courage, il désigne du doigt les sépulcres réservés à ceux qui furent des combattants héroïques de Borgo. Il montre aussi sur leurs tombes quelques vers gravés dans la pierre qui racontent les hauts faits de ces antiques guerriers à l’invincible bravoure.
  • 44 Il montre ensuite les tableaux représentant la valeur au combat de leurs plus illustres ancêtres. Des tableaux votifs encadrés d’or étaient accrochés au-dessus du maître-autel, et en présence de la charogne, ces ornements illustres infligeaient au temple une honte et un outrage encore plus grands.
  • Le premier tableau rappelle un souvenir ancien, enfoui dans les mémoires : l’événement qui déclencha à Borgo l’âpre et cruelle guerre entre la Corse et la France. La France qui, en ce temps-là, alliée à la Ligurie perfide voulait soumettre les Corses sans défense, comme des troupeaux de brebis, à un vil servage et à d’injustes lois. (…)
  • 59 Envahis d’une folle colère, tous les villageois sortent du temple et courent aussitôt s’armer. Le curé reste seul, et après avoir éteint les six cierges qui entouraient le cercueil, il les emporte chez lui, de telle sorte que l’autel ne soit plus déshonoré. Et puis, il aura ainsi tiré quelque bénéfice de ce mort.
  • 60 La paroisse est fermée, pro interim. Aussitôt en terme graves le curé écrit à l’évêque que durant le Jeudi saint il a trouvé dans l’église une bête de somme de couleur grise et de sexe mâle, le ventre à l’ail, étendue dans le cercueil, et qu’il ne sait si le temple est de ce fait profané et offensé.
  • 61 Utrum si la profanation de l’âne a souillé et jeté l’interdit sur la maison de Dieu ; ou vice versa si la sainteté de l’église, des cierges, du cercueil et du jour saint où il a été trouvé n’ont pas sanctifié l’âne mort.
  • 62 Malin soumit l’affaire à Monseigneur, mais à peine eut-il expédié la lettre qu’il s’en repentit, craignant dans le cas où il aurait interdit le sanctuaire, que le bon évêque, s’il venait à Borgo le bénir, ne lui souffle la moitié de la prébende.

 

Cummentu :

Nous avons volontairement découpé cet extrait afin de rapprocher plus rapidement trois discours fort différents mais qui essaient tous de comprendre les causes et les conséquences d’un fait étranger qui sert de sujet au poème dans son entier : la présence outrageuse d’un âne mort. Cet âne fera partie de la plupart des épisodes qui vont scander la guerre féroce entre les paroissiens de Lucciana et ceux de Borgo. Le récit qui en est fait par Viale lui aussi est féroce : la critique ironique voisine avec la mise en scène souvent cocasse, parfois hilarante, des travers et des vices de chacun (cupidité, orgueil, lâcheté, cruauté).
Présenté à l’occasion de sa réédition comme ayant à la fois une valeur de document ethnographique et de texte littéraire, Dionomachia de Salvatore Viale redevient, grâce au jeu des traductions (en corse et en français) et des recréations multilingues (Baruffe in Mariana, de M. Cini et G. Thiers) un texte fondateur. Non parce qu’il contient les premiers mots de langue corse imprimés mais parce qu’au-delà de la vision critique de la société corse, il propose « plusieurs épisodes et éléments qui, sans faire digression, ouvrent le poème sur l’histoire de la Corse et sur les perspectives qui s’offrent à elle.»*
L’extrait présenté ici encadre l’un de ces épisodes. Entre les paroles du maire Chaperon et de Malin le curé, Bonpain se lance dans un long discours retraçant les heures de gloire des Corses dans leur guerre contre Gênes et la France « afin que tous aillent combattre avec courage ». Notons tout de suite que le discours patriotique de Bonpain est présenté de manière ambiguë : il est à la fois sincère, pertinent parce qu’il restaure une mémoire oublieuse et ridicule, impertinent car il cherche à engager avec le rappel de si hauts faits de paisibles paroissiens dans une lutte à mort à cause du cadavre d’un âne ! La parole de Bonpain n’est donc pas totalement disqualifiée tout comme elle n’est pas absolument valorisée. Les circonstances d’énonciation de ce discours sont aussi importante que le discours lui-même. Et par ce jeu de mise en scène des paroles, Viale nous indique que la voie suivie, par exemple, par les romans de Ghjacumu Thiers était déjà commencée en 1817… Toutefois, plus que l’antériorité de Viale, ce qui nous importe est sa réalité et l’actualité de son enjeu.
Aujourd’hui encore, nous avons besoin de textes qui dans leur recherche littéraire s’occupent des discours qui composent notre réalité sociale quotidienne, les triturent, les critiquent, les mettent en scène. Particulièrement lorsque cette réalité est troublée ou troublante. Dans le premier numéro du mensuel Corsica, Ghjuvan Maria Arrighi présentait le mot corse « cumbugliu » et le définissait ainsi : « U cumbugliu, c’est un monde retourné, privé de ses repères, un tournoiement incontrôlé, une granitula irrégulière. » La Dionomachia de Viale décrit justement une telle confusion entre deux paroisses, une funeste guerre civile aussi cruelle que dérisoire et il utilise pour cela le poème « héroï-comique », c’est-à-dire celui qui prend le parti d’en rire en parodiant le ton héroïque.
On voit comment le texte lui-même se trouve emporté dans un tournoiement des repères et des significations : les combattants de la guerre d’indépendance du XVIIIème siècle et les paroissiens bêtes et cruels du début du XIXème siècle sont irrémédiablement unis. Ils constituent, tous, notre passé, notre histoire, une des sources de notre présent comme une partie de notre horizon futur. Aujourd’hui encore, aujourd’hui surtout, il importe de lire et de relire des textes capables d’assumer la complexité de notre réel. Cela n’est pas innocent si Viale encadre le morceau de bravoure de Bonpain par deux discours en voie de figement par excès de langage administratif ou ecclésiastique. Paralysie et emportement, pertinence et clichés se nourrissent les uns des autres.
La « bonne et due forme » du « procès-verbal » de Chaperon ainsi que les « termes graves de la lettre du curé, d’un certain point de vue, sont tout aussi nécessaires à notre conscience que les envolées historiques éloquentes de Bonpain. Plus encore, bien sûr, le texte de Salvatore Viale, capable de les réunir par l’envie de rire et l’exercice de la lucidité.
 
* Préface de G. Thiers à Une guerre pour rien, traduction en français par V. d’Orazio de la Dionomachia de Viale.