SCOLE DI SCRITTURA
Cumenti è parè
Leonu Alessandri a publié en langue corse un recueil de nouvelles, Filette orezzinche, où se manifeste un profond attachement à une Corse traditionnelle. Une veine nostalgique s’exprime donc, encore gonflée de vie, cherchant à résister, par le rire ou par l’exhortation, par l’allégorie, l’apologue ou la chronique, à ce qui défigure, contraint et dévoie la nature et les coutumes de l’île.
Le passage suivant est extrait de la nouvelle « A lenza di u maestru » :
« U maestru, subitu, corre ind’è u merre, è parlendu di « ma responsabilité », a so « mission d’instruire », quella situazione « non prévue par le règlement... » si mette in capu di fà turnà l’allevi in scola. Malgradu a spiegazione di u paisanu, è u cunsigliu di lascià corre datu da u merre. Ùn volse stà à sente nimu è ùn capì nulla.
Parte addaretu à i zitelli, chjamenduli. A so patella di plasticu l’impedia di corre, ma marchjava in furia è atteppava per u paese supranu. Elli avianu fighjulatu i so passa è veni, vistu a cunversazione, è capitu chì, sì ellu i chjappava, ci vulia à turnà in scola. Malgradu e chjame è e minacce, nascì u fughji fughji. Cunniscianu à ochji chjusi i cuntorni, è sgualtri cum’è capretti, spiccavanu salti. I mughji avianu messu in sussurru u paese. I paisani, accolti in piazza di a chjesa, seguitavanu u corri corri trà maestru è zitelli sottu à i castagni chì ùn eranu ancu veramente frunduti. Trinnicavanu a testa, cum’è per dì : « Chì scimità », è si campavanu di rise. C’era u rispettu par u maestru, o piuttostu par a so funzione, rappresentava a struzzione, ancu u merre andava à fassi fà e lettere ch’ellu mandava à u prifettu. Ma era u furesteru chì ùn vulia rispettà l’usi è facia tamanta cumedia per una meza ghjurnata. Di core, eranu per i zitelli, tutti i parsoni, parenti è figlioli. Si sà chì, in i paesi di l’altri, e vacche vincenu i boii !
A corsa durava. I più chjuchi si stancavanu. Certi, di fatica è di paura, si mettianu à pienghje, e zitelle sfilavanu e so calze in e scope è i tanchi. E pruvende da a merendella andavanu perse. Ma a paura di u maestru era tamanta. I più grandi avianu riflessu è dettu chì, dopu cinque ore, u maestru ùn pudia falli turnà in scola. Dunque, tuccava à corre sinu à quella ora. Ora di liberazione. Ora di salvezza. Dopu à ste riflessione, u corri corri avia ripigliatu di più bella. S’avianu pigliatu i più chjuchi à cavalcioni è tiravanu per a manu e zitelle più stanche. Era a sterpa Ebrea spaventata, chì fughjia davanti à a collera di u faraone d’Egittu. »
Cummentu :
Pourquoi le maître d’école se met-il à courir ? Parce que son autorité a été prise en défaut : prétextant un cadeau offert à celui-ci (un gros réveil), les enfants se sont libérés de l’école... Pourquoi les élèves de ce maître se sont-ils « enfuis » ? Parce que la coutume leur permet de prendre cette « meza ghjurnata » de liberté, en plein temps scolaire. La contradiction n’aboutira cependant pas à une confrontation, ni même à une rencontre ! Comme si les courses du maître et des élèves, n’appartenant pas à la même temporalité, ne se déroulaient pas dans le même espace...
Et cette étrangeté est renforcée par l’allusion au récit biblique de la fuite des Hébreux hors d’Égypte.
« Lorsqu’on annonca au roi d’Égypte que le peuple avait fui, le coeur de Pharaon et de ses serviteurs changea à l’égard du peuple. Ils dirent : « Qu’avons-nous fait là, de laisser Israël quitter notre service ! » » Et face aux craintes des fuyards, leur chef Moïse dit : « Ne craignez pas ! Tenez ferme et vous verrez ce que Yahvé va faire pour vous sauver aujourd’hui, car les Égyptiens que vous voyez aujourd’hui, vous ne les reverrez plus jamais. » De fait, les enfants du récit d’Alessandri semblent pouvoir échapper pour toujours à leur maître, par la simple grâce de leur croyance en eux-mêmes : o chì piacè !
La nostalgie de l’enfance semble autoriser les rêves les plus fous. Cependant Alessandri sait qu’il ressuscite un temps enfui, que c’est le maître qui a gagné et que les élèves ont grandi, savent lire l’heure, l’heure de l’école, l’heure du savoir, l’heure du pouvoir aussi. Mais c’est le privilège de l’écrivain de travailler l’outil du pouvoir, le langage écrit, afin de le creuser de rêve, de faille, de fragilité. Il semble que ce travail essentiel soit plus intense encore lorsque ce langage doit se constituer dans une langue minorée, difficilement scriptible, difficilement lisible...
Mine de rien - n’avions-nous pas affaire à une simple chronique nostalgique villageoise ? - le texte de Leonu Alessandri se révèle être une succession de paradoxes. Le « rilogione », ce gros réveil, est le temps retourné à son envoyeur : le maître se trouve gratifié de ce qu’il était censé imposer ! Et la course échevelée des enfants, ce qui devrait être leur plaisir, se révèle être un piège infernal : l’arrêt, la cache leur sont refusés et une fois encore les voilà prisonniers de ce temps scolaire (la course pourra s’interrompre après les cinq heures fatidiques) ! C’est donc avec un grand humour et une grande finesse que le récit nous décrit une course folle contre le temps, une course burlesque (souvenons-nous que le maître est un Pharaon avec un genou en plastique). Le rire apparaît ainsi comme le meilleur outil pour révéler les complexités d’une situation : pensons aux nouvelles de Ghjuvan-Maria Comiti. Craintes du maître, peur des enfants, de tels sentiments pourraient nous promettre un monde de pure angoisse. Mais la sympathique compréhension des villageois ainsi que l’indice burlesque du parallèle biblique nous conduisent à apprécier le comique ainsi que la subtilité de la situation.
Car au fond, les élèves et le maître ne sont pas si éloignés que cela les uns des autres... En fuyant vers la terre promise, les hébreux n’entraînaient-ils pas aussi Pharaon et son armée, certes vers leur perte, mais surtout dans une évolution, une orientation nouvelle, la possiblité de faire un morceau de chemin avec... Dans le temps de l’écriture, l’auteur renverserait ainsi la relation poursuivant-poursuivis : son écriture, en faisant retour vers les enfants, sauve un maître à l’histoire et à la personnalité complexes. L’écrivain lui aussi, porteur de son horloge intérieure, court après sa « responsabilité » : que faire du pouvoir de l’écriture...