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Francese

TANGER PORTE DU TEMPS

Danièle Maoudj peut faire état d’une origine atypique qui, si l’on soulève doucement les coins de nos biographies, devrait en fait nous apparaître dans son absolue beauté commune : les langues, les lieux, les cultures et les religions - méditerranéennes - se sont rencontrées en elle, comme cela était inévitable et bénéfique pour ce « continent liquide » qu’est la Méditerranée selon la définition de Bruno Étienne. De cette existence, une pratique du carrefour est née ; on ne s’étonnera donc pas de lire ici un poème adressé à un port atlantique... :


Tanger ou le silence des pleurs.

 

À ceux qui ont rêvé de franchir les limites.


Bercée par les vagues de la mer des Ténèbres et celles de la mer Blanche
Tanger port désiré depuis la vieille Carthage
Jusqu’à aujourd’hui par les militaires en costume du dimanche
Tu vas renverser le regard de l’origine de notre mer
Tu vas unir aux origines gréco-latines, celles des amazighs et des arabes
Et tu vas dire...
Toi aussi.
Installée dans une ruelle maritime,
Tes rochers accueillent avec le salut oriental les courants en partage gravés dans ta ville altière
L’insolence de tes vents mêlés
Chante avec maestria les rivalités des deux côtes, et la douceur des amours victorieuses
Ton élégance ensorcelle ceux qui veulent te posséder
Ta porte grande ouverte offre l’ivresse de tes parfums à la vieille Reine
Tu n’as pas de rancune
Tanger, phare d’Ifriqiya, tu irradies les tiens de dignité
Et l’on entend le silence de pleurs caressant les sanglots verts de ceux qui ont pris la barque voulant rejoindre ce qu’ils imaginaient la lumière
Tes fils en ignoraient le lieu de sa naissance : l’Orient.
Cercueil embarqué sur les eaux amères, tu navigues sur la marge bleue et déchaîne la pensée...
Blessée notre mer,
Tes héritiers ont sombré dans la nuit pour que toi Tanger tu saches.

Bastia, le 9 septembre 1999
Danièle Maoudj


Cummentu :

Ce poème, édité à l’occasion des Rencontres Internationales du film méditerranéen de Bastia, est daté du 9 septembre 1999, localisé dans cette même ville de Bastia et signé Danièle Maoudj. Lorsqu’on sait la force et l’enjeu que représentent le nom et l’acte de nomination pour cet auteur, il faut partir de la magnifique évidence de l’alliance du prénom et du nom : une personne se donne là, en conscience de ses origines et assumant une parole individuelle. Un écrivain corse à la posture bien particulière écrit un poème sur Tanger.

Or voilà que la ville est d’abord une manière d’habiter - au sens plein du terme : faire d’un endroit un lieu humain - la mer. Tanger est « port », la ruelle est « maritime », les « courants » sont « gravés dans la ville altière ». C’est à cette condition que Tanger nous apparaît comme une « porte ». Tanger ouvre sur deux mondes comme une porte sur deux vastes pièces de la maison que nous habitons : méditerranéenne et atlantique. Dire « de l’autre côté du détroit » n’est plus exact, trop d’exiguïté, trop d’angoisse. Tanger n’est pas au-delà, elle est à la fois l’origine et le départ.

Que se joue-t-il à ce carrefour, dans ce creuset ? Une vie humaine. D’abord « bercée » comme le lit de l’enfance, puis « installée » dans la ruelle publique, Tanger est à la fois le contenant et le contenu, le lieu et la femme qu’il abrite. Jusqu’à la mort et au « cercueil embarqué ». Le sentiment du temps, lui aussi, se modifie au fur et à mesure de ces étapes : l’après naissance regarde vers l’avenir (« tu vas renverser... »), un avenir que les points de suspension conduisent à un présent durant lequel les charmes revigorants et le chant ensorceleur de Tanger s’épanouissent. Mais voici que les pleurs, et avec eux la seconde partie du titre du poème, se font entendre. Ou plutôt leur silence, contrepoint au chant ivre. Et le silence de ces larmes nous introduit à ces personnages si importants que sont « les fils ».

Les fils se caractérisent ici par une pensée « errante », qui semble condamnée à l’erreur : ils « imaginent », poursuivent un fantasme de lumière, s’éloignent du phare indiquant l’Orient, se dés-orientent, et meurent dans les eaux amères. Parce que leur regard est solitaire, ils ne l’échangent pas, parce que leur déplacement est aveugle, ils ne l’imaginent pas dans le retour. « Tes héritiers » abandonnent leur dot, refusent leur capacité de don, refusent la lumière, et sombrent. Ou plus exactement « ont sombré », et le passé composé signale bien ici que la catastrophe a déjà eu lieu, qu’elle est irréversible, mais aussi que cette absence et le silence larmoyant qui l’accompagne sont une rupture, encore maintenant, et que leurs conséquences se font encore sentir.

Dès lors, une interrogation implicite clôt le poème : les chaînes généalogiques (mère-fils) ou géographiques (port orienté) sont rompues, l’origine et le partage sont-ils donc irrémédiablement perdus et cette perte présage-t-elle du pire ? Le poème ne répond pas à cette question, il dit autre chose. Et c’est à ce moment-là, dirait-on, qu’il surprend. Tanger ne peut s’identifier au « silence des pleurs » qui l’habite. Tanger ne peut se perdre avec « ceux qui ont rêvé de franchir les limites ». Tanger se trouve au dernier vers pourvue d’un savoir. De l’horizon amer qui a englouti les fils revient un savoir : tout cela a eu lieu « pour que tu saches ». Utilisé sans complément, le verbe, ici, laisse le lecteur libre ou en devoir d’imaginer la teneur de ce savoir ou bien encore de se demander si le seul savoir quivaille n’est pas celui mesuré à l’aune de la perte.

Que reste-t-il finalement ? Une adresse à Tanger, presque un dialogue, une voix dirigée vers le port d’un temps originel et matriciel. Une somme de vers libres, soigneusement rythmés, lancés. Par qui ? Nous l’avons dit au début de ce commentaire : par Danièle Maoudj dont le nom lui-même représente un pont. Ainsi pourrait-on concevoir le poème comme issu du nom, déployant la destinée qui y est incluse pour revenir à celui-ci, en attendant un nouveau départ. Un poème comme déploiement du nom.