Wardia, une nouvelle de Maram al-Masri
Prosa
La première fois que je l’ai vue, je me suis réjouie du fait que mon fils, qui est sorti de mon ventre il y a environ dix-sept ans, soit devenu un homme. Mon Dieu ! Comme si cela s’était produit hier, seulement hier ! Mes souvenirs avec lui sont encore très vifs, comme les souvenirs de toutes les mères qui sont toujours pleines de l’odeur du talc, des couches, du sourire et du premier pas. On ne croit pas ses yeux lorsque nous les regardons vraiment et les découvrons hommes, avec des voix inhabituelles et des corps qui ont grandi à tel point que nous sommes devenus nous-mêmes enfants, avec des barbes drues, des pieds dont la pointure dépasse quarante-cinq et des aisselles aux odeurs d’hommes nouveaux après avoir été les odeurs de l’enfance se dégageant de leurs vêtements et de leurs chambres. Comment sont-elles passées ces années ?
Lorsque mon fils me la présenta, Wardia, je l’avais regardée timidement pour connaître son goût quand il choisit une aimée, connaître la fille qu’il va embrasser et qui sera peut-être la mère de ses enfants ! Wardia… Wardia… Wardia… un nom avec de la rose, une chevelure noire et une grande taille. Wardia a la peau tendre, des yeux noirs aux cils denses, une taille fine avec le dos courbé à cause de sa grande taille. Elle ressemble assez à mon fils au point de porter comme lui des pantalons larges, des tee-shirts larges et des chaussures de sport.
Wardia est une jeune fille dans la vie de mon fils et dans la vie de ma maison qui manque de jeunes filles. Comme j’ai désiré avoir une fille ! A chaque grossesse, je rêvais d’une fille et c’était un garçon qui braillait !
D’origine algérienne, elle est née en France, dans un milieu modeste à l’horizon étroit qu’elle tente d’élargir comme un prisonnier qui creuse les murs de sa cellule avec une aiguille. Elle a un père qu’elle n’aime que très peu parce qu’il se comporte durement avec sa mère et lui interdit de sortir et de rendre visite à sa famille, et ne lui donne pas d’argent.
Tout en Wardia est apte à l’amour, même son sourire rare. Lorsqu’elle venait et frappait à la porte, le samedi, c’était moi qui descendais ouvrir le portail. Elle était plus grande que moi, ce qui me faisait ressentir une certaine domination comme si c’était moi la petite, je me mettais alors sur la pointe des pieds pour lui faire la bise, pendant qu’elle poursuivait sa lecture d’un petit livre qui l’avait accompagnée pendant son voyage jusqu’à l’aimé, lequel venait juste de se réveiller pour l’attendre avec son pyjama et son odeur.
Wardia ne faisait rien pour que je l’admire, ou pour me faire plaisir ; et j’admirais cela, moi qui me prosterne à genoux pour convoquer l’admiration. Parfois, elle venait dans ma chambre et parlait de sa famille, de ses rêves, de ses projets scolaires et de ce que son aimé utilisait comme noms, comme « tu es mon amour éternel » ou « je ne peux pas vivre sans toi »… Je faisais connaissance avec mon fils à travers elle, m’interrogeant sur combien il avait grandi et jusqu’où était arrivée leur relation.
Il descendait ensuite pour préparer le déjeuner. Wardia ne mangeait que les œufs frits, et il n’aimait, lui, dans les œufs, que le jaune ; elle mangeait alors le blanc pour lui laisser ce qu’il aimait. J’avais commencé à tenir compte d’elle quand je faisais les courses : Wardia aimait cela et détestait cela. Des choses précises que j’achetais pour elle car je savais qu’elle ne mangeait que cela, reprochant à mon fils son indifférence à préparer une belle table pour elle. Je revenais à la maison et ressentais sa présence ; comme j’aimais voir ses petites chaussures à côté de ceux de mon fils, ce pied féminin à côté du tank !
Je voulais lui apprendre à aimer, comment se comporter avec les femmes… en me souvenant de ce que j’aimais chez les hommes que j’avais aimés et de ce que je n’aimais pas, lui expliquant le jeu de la séduction et l’amour du point de vue d’une femme. Mais il ne prêtait aucune attention au bilan de mon expérience ni à mes remarques à propos de la vie. Il construisait sa vie, la vie des hommes, de tous les hommes, loin de la féminité, comme s’ils portaient leur histoire dans leurs tréfonds, l’histoire de la virilité dans toute sa signification…
* * *
- Maman, c’est fini avec Wardia.
Je me suis figée là où j’étais et je n’ai pas pu réprimer mes larmes… Une douleur que je connaissais est revenue comme si c’était moi celle qu’il a quittée, je me suis souvenu comme d’une blessure vive de mon premier amour… D’un petit coup de fil était fini ce que je considérais comme le centre de ma vie…
- Pourquoi… Elle était ici hier…
- Je ne l’aime plus… J’aime une autre…
- Comme ça, simplement… hier, votre rire remplissait la maison… Il n’y a pas longtemps, elle était la chose la plus importante dans ta vie…
Et je me suis mise à lui faire des reproches et à verser sur lui les flots de ma colère, le fleuve de mes reproches que je n’ai jamais adressés à un homme.
Mon fils s’est trouvé stupéfait devant ma réaction… Il m’a suppliée d’arrêter, car il paraît que je pleure plus qu’elle…
Je me suis trouvée, à mon âge, refusant toujours de comprendre la séparation… J’ai appris à l’accepter sans discuter. C’est ainsi qu’ils s’absentaient sans me prévenir… Et je ne sais pas quelle faute j’avais commise, ni pour quel motif je fus abandonnée…
Une fois, elle était venue chez nous portant un blouson qui découvrait son ventre… Elle était entrée dans ma chambre pour me saluer, puis m’avait dit qu’elle ne pouvait plus venir souvent parce qu’il l’avait informée de son désir de passer cette période avec ses amis…
Je l’avais regardée en me demandant comment son être, qui était source de désir, s’était-il transformé en néant… Comme si mon fils ne la voyait plus et comme s’il n’avait pas pris l’habitude de la couvrir de baisers.
Et Hayat est venue à sa place. Ses chaussures sont plus petites que celles de Wardia. Je la salue de manière ingénue et me fait le reproche de l’écarter de mon cœur ; elle ne l’a certainement pas enlevé et n’est pas un diable mais une jeune fille tendre et timide ; elle ne me ressemble en rien… Je n’ai pas désiré nouer une relation avec elle, uniquement pour protéger mon cœur d’un autre amour qui finira inévitablement.
Wardia ne vient plus chez nous. Mais son âme y réside toujours. De temps en temps, je lui écris pour qu’elle sache qu’elle occupait une vraie place dans mon cœur, même si ce n’était pas mon cœur qui l’intéressait, et qu’elle restera à jamais le premier amour pour moi parmi les aimées de mon fils.