A PROPOS DE “A FUNTANA D’ALTEA”
Prosa
Jacques THIERS
A PROPOS DE “A FUNTANA D’ALTEA”
A funtana d'Altea (1990) s’intitule dans sa version française Les Glycines d'Altea (Atbiana, 1991)
- En 1990, A Funtana d'Altea a obtenu le prix du livre corse. Elle a été traduite en 1991. Cette oeuvre de fiction, peut-on penser qu'elle s'est dégagée, exprimée de votre réflexion théorique ?
- Je ne vois ni rupture ni antinomie entre l'activité littéraire et la réflexion théorique que je mène dans mon métier de chercheur. Comme elles me sont l'une et l'autre indispensables et familières, j'ai fini par me persuader paresseusement qu’elles sont complémentaires par nature. A Funtana d'Altea constitue donc .le prolongement littéraire de Papiers d’identité(s), essai de sociolinguistique, lui-même issu d'une thèse universitaire.
Cette circulation d'un texte virtuel à un texte déjà produit contribue beaucoup pour moi au plaisir de t'écriture qui ressemble par cet aspect aux techniques artisanales de réemploi et de transformation de matériaux préexistants.
- Il semble y avoir, dans ce livre, avec une sorte d'humour corrosif, des allusions bien précises aux questions de l’identité.
- Mon roman se nourrit en effet de ce que vous appelez les « questions de I'identité". Après avoir étudié méthodiquement dans un travail universitaire les propos que nous tenons en gênéral sur I'identité corse, j'ai cru pouvoir en déterminer I'influence sur les représentations de I'identité individuelle: le résultat est un déséquilibre permanent entre ce que chacun est réellement et ce qu'il dit avoir été, être ou vouloir être. J’ai voulu indiquer qu'une part de la fonction identitaire repose sur ce décalage entre pratique et représentation qui caractérise les fonctionnements du sujet corse. Je I'ai dit dans Papiers d'Identité(s). J'ai ensuite imaginé le montrer en mettant en scène un personnage de fiction. Le poète Brancaziu, mon narrateur, se voit donc investi de discours et d'attitudes qui sont les nôtres. Il nous ressemble, mais alors que nous, individus réels, nous ne consentons à dévoiler de notre identité que la face qui nous paraît conforme au modèle convenu, garant de notre insertion dans la communauté, Brancaziu, dominé par une parole qu'il ne maîtrise pas, laisse apparaître constamment les conflits et les paradoxes de sa nature en se laissant investir par les discours des autres.
- Y aurait-il une sorte d'auto-analyse conduite par l'œuvre romanesque? Ou sa parodie? pour décentrer précisément toute identité stable ?
- Après avoir construit un personnage vulnérable parce que son propos et son humeur peuvent être inopinément changés en leur contraire, j'ai eu beau jeu d'exercer sur lui "l'humour corrosif » dont vous parlez, chaque fois que je I'ai surprls en flagrant délit d'affabulation ou de contradiction. Mais tout naïf qu'il est, il lui arrive de rire à mes dépens et aux nôtres. Traversé par des aspirations contradictoires, il se conforme aux conventions ou s'en excepte dans une attitude critique.
- Oue penser de cette dénégation malicieuse, de cette dérision affectée avec laquelle I'auteur semble remettre en cause sa vocation de s'exprimer en corse ?
- Quand on a rencontré très tôt le corse dans son éducation au langage et à la vie en société, il peut arriver que l'on parle corse naturellement « comme on respire ou comme on marche ». disent certains. Mais écrire en langue corse ne procède jamais d'une impulsion naturelle. C'est le fruit d'une conquête sur I'histoire de la domination qu'a subie notre peuple et dont il s'est mentalement déjà partiellement libéré. Nous ne savons rien des productions de Brancaziu en dialecte, mais nous pouvons les imaginer : indifférence pour la modernité, fuite dans le passé agro-pastoral de l'île, nostalgie de la communauté ethnique du village ou du quartier, exaltation des racines et des affects caractérisent la création dialectale.
Or, écrire en corse aujourd'hui, c'est écrire en dialecte ou en langue. Statu quo ante ou écriture qui inaugure les conditions d'une rupture. La projection d'un désir et d'une volonté est susceptibles d'objectiver un projet de transformation du réel; le consentement à une hégémonie perpétue I'ordre des choses existant.
Les vers que doit avoir composés mon poète micro-régional n'intéressent pas l'écriture engagée dont je me réclame. Car écrire en' « dialecte », ce n'est pas écrire dans la langue minorée, mais ne vouloir ou ne pouvoir exprimer que les vestiges d'un patrimoine inerte et d'une vision naïve et altérée de la Corse réelle, celle qu'il nous incombe de construire en la disant telle qu'elle est et veut être, au carrefour d'une mémoire et d'une histoire également indispensables.
Déçu de n'avoir pu réussir dans la langue dominante, Brancaziu s'est rabattu sur I'expression régionale, de piètres « Provinciales » orientées vers la recherche d'un univers d’enfance qu'il croit revivifié par des souvenirs nostalgiques. J’ai voulu suggérer par là le type de ce que j’appelle « une conscience dialectale » soumise à I'hégémonie.
- Comment résoudre l'alternative? Dépasser I'ambiguïté nostalgique qui conforte les conventions identitaires?
- L'écrivain engagé ne peut prétendre s'affranchir de ses entraves qu'en se les représentant clairement. Au creux de sa tentative sont lovées les séductions que son travail anime et qui I'emprisonnent dans le réseau serré de ses souvenirs personnels. Se libère-t-il vraiment de sa mémoire nostalgique en évoquant son passé personnel, les lieux de son enfance et les silhouettes qu'il rencontre sur cet itinéraire où chantent les sirènes ? Ou bien se plonge-t-il dans une contemplation complaisante qui repousse toujours plus loin le but qu'il s'est fixé ? Rencontre-t-il, ce faisant, le rêve délétère et délicieux où l'écrivain sarde Leonardo Sole a établi « l'orizzonte del desiderabile » qui s'éloigne à mesure qu’on en approche ? Si cette borne s'oppose au projet de délivrance, I'aventure vaut tout de même la peine d'être tentée. Mon poème « Percò sò di Bastia » est né du même désir d'exorciser la nostalgie et le particularisme dans une définition générale de la corsitude.
- Pour un écrivain aussi conscient et averti que vous l'êtes des problèmes politiques ou idéologiques, que signifie cette application délibérée à les éluder ou à les évoquer comme caprice, hasard, « plaisanterie de camarades révolutionnaires », ou encore à déplacer sur I'autre rive, côté Pistoia, l'évocation de I'exil et de la misère ?
- Je n'ai pas voulu inscrire de références directes au contexte politique corse dans mon texte littéraire : elles y figurent pourtant parce que toute fiction s'élabore à partir d'un vécu. J'ai bien entendu utilisé le référentiel insulaire, mais il n'y a pas de clef pour entrer dans mon texte. Mon propos est volontairement engagé mais il n'entend servir ni une idéologie politique ni un parti particulier. Car je pense qu'un auteur n'a aucun titre à se faire le censeur ou le zélateur de tel comportement ou de telle pensée; si sa fiction rencontre le réel particulier de son expérience individuelle et que s'ouvre par là un dialogue avec son lecteur sur la fonction de Ia littérature, il doit s'en féliciter et s'en expliquer.
Cela dit, il arrive que mon texte recoupe et parfois démarque exactement des discours et des réalités idéologiques circulant dans le discours politique corse. Cela participe de I'univers polyvocal de la fiction où I'on entend I'auteur, le narrateur et les personnages répercuter l'écho des relations dialogiques que les énoncés entretiennent entre eux et avec la société où l'écrivain parle et entend parler. Ce dialogisme inhérent à toute écriture se veut chez moi particulièrement présent. Relisez en particulier l'épisode de I'incendie des faubourgs et de la ville : j'ai effectué un collage d'articles de journaux écrits ou oraux que j'ai traduits et mêlés à des inserts de mon cru. Voilà pour la technique. Quant à I'utilisation consciente d'une ironie qui présente comme caprice ou pur hasard des événements capitaux de la lutte pour la corsitude, elle ne vise qu'à dégonfler les baudruches que nous sommes enclins parfois à lâcher en ratiocinant sur nos heures glorieuses : les années 1970.
- Cette fiction n'est-elle pas construite sur la notion de limites, de frontières et de traversées, qu'elles soient transgressions ou révélations ?
- La notion de « limites » est en effet à I'origine de ce texte. On peut chanter le territoire enclos à I'intérieur de ces limites, sur toute la gamme de l'écriture et des sentiments. Le texte est alors hymne ou élégie adressée aux hommes et aux réalités culturelles du territoire ethnique que I'auteur pleure ou glorifie. On peut également chanter la transgression de ces limites, l'élan vers I'inconnu, I'utopie, le sacré, I'absurde, I'abolition orgiaque de I'humain trop humain.
La fonction que j'assigne à la prose littéraire d'expression minorée me pousse davantage à cultiver le jeu d'écriture sur ces limites, Ie parcours sinueux qui tient à la fois du culte et de la transgression, parce que telle est la leçon que me renvoie I'observation du réel.
- Pourrait-on y lire quelque message ?
- Les cultures minorées en quête d'avenir ont à mon sens trop de prophètes inspirés. Elles ont besoin de comptables et de chroniqueurs. Comme elles sont dénuées d'archives instituêes, leur présent s'efface dès qu'il point. Dans cette dispersion incessante des repères temporels se distend le sentiment d'exister au monde. Conduites alors à rêver leur mémoire, les comrmunautés minorées ont du mal à discerner dans leur image ce qui appartient au mythe et ce qui relève du stéréotype. La tentation est grande de se tourner vers leur passé pour définir la culture sur la seule tradition et de poster des sentinelles vigilantes sur les frontières de I'identité culturelle.
De la même manière, la conscience de la langue ne peut se réduire à un monolinguisme de reconquête ignorant vainement les segments d'acculturation successives. La langue dominée ne peut se reconstruire sur l'abolition programmée des autres langues, mais sur la mise à la disposition des sujets de toutes les virtualités iangagières ambiantes. L'écrivain bilingue est un témoin et un acteur privilégié du plurilinguisme nécessaire aux sociétés modernes.
Propos recueillis par Nadine Manzagol et parus dans Etudes corses n°38, 1992, La marge édition.