LINGUA E SUCETA: Langue corse : une normalisation originale
Cumenti è parè
Exclue de la loi Deixonne de 1951 à 1974, la langue corse était considérée coupable à la fois d’appartenir à une aire linguistique étrangère (italienne) et de ne pas avoir atteint un degré suffisant d’unification et de codification pour aspirer à être enseignée dans les écoles. Un sort identique fut réservé à l’alsacien pour les mêmes raisons. Nous ne revBIENNALE DI NUVELLE 2003: I SCRITTIiendrons pas sur les motifs de telles décisions fondées sur des considérations idéologiques que d’autres ont finement analysées (notamment J. Fusina) ; nous nous en tiendrons à l’observation des processus de normalisation et de codification qui se sont développés depuis que le bénéfice de la loi s’est étendu à la langue corse sous une forte pression revendicative.
Avec l’arrivée du corse dans les salles de classe se manifesta l’impérieuse nécessité, pour quelques enseignants volontaires et chevronnés, de se doter des instruments pédagogiques propres à assurer l’enseignement. Le problème de la codification orthographique avait été en partie résolu dès le début des années 1970 grâce aux propositions de Geronimi et Marchetti qui inauguraient une graphie du corse cohérente et fonctionnelle. Quant aux pratiques pédagogiques, elles commencèrent de manière empirique sur le principe du tâtonnement.
Le problème qui se posait, traversant la société civile et justifiant en partie le nombre dérisoire d’enseignants qui franchirent le pas du volontariat, était en relation directe avec l’absence d’une norme linguistique de référence, un défaut de formation des maîtres et le caractère improvisé d’un enseignement nouveau.
C’est toutefois le débat autour de la norme qui engendra de nombreuses tensions et polémiques à travers des questions comme « quel corse enseigner ? quel est le vrai corse ? pour quelle variété de corse va-t-on opter ? pourquoi imposerait-on à mes enfants un corse autre que le mien ? etc… » Et bien entendu il n’était pas question pour les uns de reconnaître la suprématie linguistique des autres. Bref, des comportements bien connus en situation diglossique, comportements qui stérilisent l’action et renforcent la conscience dialectale. C’était bien le piège à éviter, en l’occurrence la confrontation campaniliste provoquée par une inclination à vouloir épouser le modèle dominant de normalisation. Car la recherche d’une norme unique et académique relevait davantage d’une option idéologique que d’un support pédagogique réellement opératoire.
Depuis les débuts incertains et problématiques de l’enseignement du corse, la situation a bien changé tant au plan des mentalités qu’à celui des pratiques pédagogiques. La langue corse, comme discipline scolaire intégrée au système éducatif et en voie de généralisation, présente des caractéristiques bien particulières notamment une appréhension de la « norme linguistique » qui indique désormais un « état de diglossie dépassée ».
C’est en 1984 que J.B. Marcellesi conduit une enquête sur tout le territoire corse sous l’égide du CNRS (Action Thématique Programmée 91 1164). Il s’agissait de mettre à l’épreuve le concept d’ individuation sociolinguistique par lequel une communauté définit sa langue sur la base d’indicateurs linguistiques d’identité et la déclare autonome des systèmes voisins. Les jugements épilinguistiques des personnes interrogées ont fait apparaître une faculté puissante des Corses à identifier les différentes variétés de corse (parmi un ensemble de variétés corses et non corses) mais aussi et surtout à les reconnaître toutes comme équivalentes sur le plan de leur valeur linguistique. La principale leçon tirée des résultats de l’enquête c’est qu’il existe chez les Corses une attitude particulière vis-à-vis de la variation dialectale qui se traduit par un degré très élevé de tolérance. Cette disposition particulière à l’égard de la variation linguistique représente un des éléments fondamentaux du concept de langue polynomique tel que l’a proposé J.B. Marcellesi au XVIIème Congrès International de Linguistique et Philologie Romanes (Aix-en-Provence, 1983) avec la définition suivante : « la langue dont l’unité est abstraite et résulte d’un mouvement dialectique et non de la simple ossification d’une norme unique, et dont l’existence est fondée sur l’affirmation massive de ceux qui la parlent, de lui donner un nom particulier et de la déclarer autonome des autres langues reconnues ». La langue polynomique rend compte de la diversité dialectale, lui confère un caractère légitime et ne hiérarchise pas les différentes normes en présence.
À partir d’un tel constat il devenait impératif de réfléchir à un processus de normalisation qui fût radicalement différent de celui qui aboutit à la reconnaissance institutionnelle et à l’imposition dans le cadre scolaire notamment d’une variété socialement dominante, sur le modèle français.
C’est alors que s’est instaurée progressivement, à l’école en particulier, une norme d’un genre nouveau, originale voire révolutionnaire : la norme polynomique, c’est-à-dire plurielle, qui cultive l’intertolérance dialectale. Cette conception nouvelle de la norme linguistique, portée par les universitaires corses et vulgarisée par le système scolaire à travers des enseignants de corse spécialement formés à l’enseignement polynomique, a été d’autant mieux accueillie par la société civile qu’elle épousait en quelque sorte une réalité sociolinguistique vivante bien qu’inconsciente puisque relevant des attitudes. La prise de conscience que le respect de la variation dialectale libère la parole, car elle ôte à la langue tout pouvoir discriminatoire, a permis une évolution notable des mentalités enlisées au départ dans la gangue diglossique. L’élaboration linguistique qui a permis au corse d’investir de nouveaux domaines d’usage a contribué à diffuser sur tout le territoire insulaire une appréhension différente de la diversité, contrairement à ce qui avait caractérisé le début des années 1980, fondée sur la reconnaissance explicite de l’autre. Ainsi s’est forgé ce que nous avons appelé un « esprit polynomique » qui ne brandit plus la variation linguistique comme un obstacle à l’intercompréhension mais comme une richesse qu’il faut cultiver et préserver.
La norme polynomique fit donc irruption dans le domaine scolaire avec notamment l’arrivée des enseignants formés à l’université de Corti ; auxiliaires d’abord, titulaires ensuite grâce au CAPES de corse dont la première session eut lieu en 1991. Les personnels qui enseignaient le corse avant eux se limitaient à transmettre leur propre variété après avoir, éventuellement, retranscrit des textes issus d’autres variétés dans leur propre parler. Aujourd’hui les élèves sont confrontés à de multiples supports pédagogiques dont les caractéristiques linguistiques reflètent la variation du corse. Cette approche nouvelle de la langue, à laquelle les élèves n’étaient nullement habitués dans le cadre de l’enseignement du français ou des autres langues vivantes, a pu surprendre au départ la population scolaire et les parents. Il n’était pas rare que certains parents d’élèves interviennent sur les cahiers de leurs enfants en corrigeant la forme de certains écrits qui ne correspondaient pas à leur variété linguistique ; toutefois, l’originalité de l’enseignement du corse qui respectait la diversité et enrichissait les compétences expressives des élèves ne tarda pas à être reçue comme un gage d’ouverture et un signe de maturité. Les querelles de clocher n’avaient plus lieu d’être.
Aujourd’hui la formation des enseignants, qu’elle soit initiale ou continue, fait de l’esprit polynomique un instrument majeur de la rénovation pédagogique. Le statut même de professeur de « langue régionale », l’adjectif « régionale » n’étant plus, même s’il est contestable, un signe avilissant de marginalité, donne aux intéressés les moyens d’enseigner autrement. Disposant dans chaque établissement scolaire (collèges et lycées) d’ « ateliers de langue et culture corses » équipés de tous les instruments modernes de communication, les élèves qui suivent l'enseignement du corse ont la possibilité de sortir du cadre traditionnel de l’enseignement des langues et de s’initier à des formes différentes de formation linguistique auxquelles ils semblent adhérer avec intérêt. Pédagogies du projet, de l’action, de la découverte, de la réussite ne sont plus des notions floues et utopiques mais elles donnent naissance à toutes sortes d’activités culturelles qui diffusent à l’extérieur des murs de l’école l’image d’une discipline vivante, inventive et efficace : journaux scolaires bilingues, ouvrages littéraires en corse, pièces de théâtre, comédies musicales, spectacles de chants, expositions diverses ponctuent l’année scolaire.
C’est un fait, l’enseignant de langue corse est aujourd’hui quelqu’un de reconnu et parfois d’envié. Il se trouve en effet dans une situation qui lui assure une totale liberté pédagogique, dégagé d’un certain nombre d’astreintes d’ordre antipédagogique comme par exemple le respect absolu d’un programme lourd et contraignant qui incite à la transmission magistrale, rapide et inefficace. Il peut alors privilégier la dimension affective de la relation pédagogique, l’association des élèves à la conception de leur propre programme d’activités, l’ouverture sur l’extérieur avec la recherche de partenaires nombreux et variés. Les professeurs de corse sont le plus souvent à l’origine de la création d’ateliers de pratique artistique et se trouvent pour la plupart étroitement associés à la constitution de Projets d’Action Educative. C’est incontestablement un signe de vitalité pour une discipline qui a vocation à devenir de plus en plus transversale, l’adaptation des programmes allant dans le même sens, et à représenter le fer de lance de l’innovation pédagogique.