LITERATURA E SUCETA: Rosa Alice Branco: "QUANDU SCRIVU"
Cumenti è parè
Il n’y a pas de penseur qui me frappe plus quand il est question de l’altérité, ou de l’éthique (qui lui est correlée), qu’Emmanuel Lévinas. C’est pourquoi je commence par mettre en relief l’aventure de l’être, qui décèle un se vouer à l’autre, une responsabilité vis-à-vis d’autrui qui est une rupture de l’indifférence. Et l’évènement éthique est exactement la vocation d’exister pour autrui dans le sens de « cette possibilité de l’un-pour-l’autre». Ici, « autre » n’est jamais la troisième personne du singulier, dans son anonymat, mas la présence indéniable qui donne le sens à l’être.
Si dans la traduction et dans les rencontres poétiques on est face à face avec les textes de l’autre, dans les rencontres poétiques on a aussi la proximité avec la personne, avec le visage de l’autre. Selon Lévinas « la proximité de l’autre est signifiance du visage » En fait, quand on dépasse son apparence plastique qui le protège et déguise, il apparaît dans sa visibilité, dans sa vulnérabilité dévoilée, il me réclame, il me fait appel : son visage fait de lui « mon affaire ». Il ne met pas notre identité en péril, car il s’agit simplement du passage à la sociabilité, à l’altérité. Les rencontres poétiques sont l’évènement de la proximité : par rapport aux personnes, aux textes poétiques, à la traduction. On est en même temps voué à la parole poétique et au mouvement vers l’autre.
Mais, pour moi, ce procès de prise en charge de l’altérité (et de même pour l’éthique) appartient plus à la spontanéité, à l’inclination bien guidée, qu’à la raison. Donc, pour moi, dans l’altérité, il n’est pas question d’obéir à une obligation morale, mais d’incarner un savoir-faire qui pousse à traverser la barrière du «moi» pour rejoindre l’autre.
Je peux illustrer la question de la prise en charge de l’altérité en me référant à mon expérience des rencontres poétiques ici, en Corse. Quand je suis arrivée la première fois en Corse, je suis venue de l’aéroport directement pour un débat, et j’ai commencé à écouter une langue que je n’avais jamais entendue auparavant. J’étais épatée, car je comprenais assez bien ce que les participants disaient et la sonorité m’enchantait, de telle façon que je me suis sentie complice de tout ce qui m’entourait. Et puisque chaque langue exprime, en fait, une culture, cette culture est venue à moi par des paysages, des sonorités dans les rues, les visages avec la marque des histoires personnelles et de la culture où ils sont insérés.
Et puis, écouter les poèmes en plusieurs langues c’est la plus belle gourmandise pour l’ouïe. Et ces poèmes, je ne pourrais pas les avoir vécus, si ce n’étaient pas ces Rencontres qui, dailleurs, présupposent la traduction des textes lus.
Il y a d’autres complicités qui jouent un rôle de déclencheur de la prise en charge de l’altérité : le fait d’être tous logés dans le même hôtel, d’être ensemble au restaurant, au petit déjeuner: endroits où on commence toujours par échanger l’expérience poétique. Chaque poème et chaque personne portent en soi un univers inconnu, une autre culture, un autre mode de vie. Et tout à coup, on fait partie de cet univers. On entame des conversations et quelquefois des projets naissent de ces rencontres. De toute façon, sans s’en rendre compte, on est déjà dans la sociabilité, on habite l’autre dans la plénitude de la poésie et du face-à-face.
La dernière fois, à Bastia, les poètes se réunissaient le soir devant la mer et deux poètes de langue italienne, qui avaient composé un chant, chantaient pour les autres. Il faisait froid, mais nous étions tous ensemble pendant deux heures de ravissement et, après, nous avons ri et causé comme si nous nous connaissions depuis toujours. Par la suite on a renoué avec ces moments par e-mail, on échange des poèmes, on les traduit, on les donne à lire à d’autres, on a affaire au partage.
Ce partage n’est possible qu’avec la traduction. Il est vrai que l’on parle toujours des obstacles de la traduction et, encore plus, de la traduction du texte poétique. Cervantès considérait même que la traduction est le « pauvre envers d’une tapisserie ». Mais pourtant la pratique de la traduction rencontre ses homologies entre les textes-langues. Même s’il n’est pas possible dans une langue qui n’a pas de voyelles nasales, comme la langue japonaise, de faire passer à travers les voyelles « les sanglots longs des violons de Verlaine » on pourra faire passer cette mélancolie à travers d’autres moyens.
Chaque langue impose ses grilles. Quelquefois, ce sont exactement les obstacles qui nous jettent dans l’altérité. Claude Hagège me fournit un exemple tiré de la Bible que j’aime beaucoup. En hébreu, l’amandier signifie aussi « vigilant » ou « celui qui veille », car cet arbre est, en principe, celui qui fleurit en premier et qui veille sur les autres arbres. À ce propos, Hagège montre la difficulté, dans une autre langue, de la compréhension de ce passage, où Jérémie dit :
« Je vois une branche d’amandier ».
Et Iahvé répond :
« Tu as bien vu, car je veille sur ma parole, pour l’accomplir».
Mais dans l’effort de traduction, et plus encore, quand on doit faire le choix, tout en sachant que nous sommes en train de réduire l’histoire qui porte un mot, on est là, en pleine altérité, trouvant la signifiance impossible d’une autre culture que nous ne pouvons pas plier à la nôtre. On lutte, on apprend, on fait un choix dont on n’est pas satisfait, mais on donne aux autres la possibilité de lire des textes qu’ils ne pourraient jamais connaître autrement. Comment penser que je ne pourrais jamais avoir lu Holderlin, Rilke, ou Celan, puisque je ne sais pas lire en allemand ? Comment ne pas connaître un seul haiku de Bashô, ou plus récemment de Takako, par exemple, même si je sais qu’il me faut lire plusieurs versions et que jamais je ne lirai un haiku en japonais ? Cette ignorance, et le fait de connaître cet écart, me plonge aussi dans l’altérité. Mon étude des haiku me fait comprendre la difficulté de leur traduction, mais par contre, me fait savoir plus de la culture japonaise. En lisant les traductions disponibles, je peux sentir, quand même, l’arome des cerisiers du japon en été.
On comprend que traduire c’est le défi d’entrer dans la peau du texte d’un autre, de le faire sien sans qu’il porte la marque de celui qui traduit : le faire sien pour le libérer dans une autre langue. Et c’est parce qu’il y a un vrai réseau de traductions que l’on peut lire des textes presque en toutes les langues du monde, tout en comprenant que l’on est devant plusieurs altérités : l’altérité du texte-langue, du traducteur, celle des lecteurs, etc
Ce que l’on perd n’est rien comparé à ce que l’on gagne. Même dans les langues considérées comme plus proches, les textes construits sur la distorsion de la langue, comme ceux de João Guimarães Rosa ou James Joyce, demandent presque un miracle, car les homologies ne sont plus prévisibles. Mas le désir de l’autre fait trouver des stratégies qui aboutissent à la traduction. Ce savoir-faire est alors circonstanciel, dans le sens que, chaque fois que l’on traduit un texte, on doit «oublier» ce que l’on sait pour faire face à la situation donnée, à peu-près de la même manière que nous prenons une certaine attitude selon la situation particulière vécue.
La vie, comme la traduction, requiert que l’on se décentre de soi-même et rende plus légère l’épaisseur du moi. En même temps que cela paraît difficile, nous nous rendons compte que nous sommes toujours orientés vers autrui. Et comme le dit Francisco Varela: «Affronter nos propes tendances est un acte d’amitié à l’égard de nous-mêmes. À mesure que cette amitié grandit, la conscience et la sollicitude à l’égard de notre entourage grandissent aussi. C’est à ce moment que l’on peut envisager une compassion plus ouverte et non égocentrique». Il sagit alors d’un comportement proto-éthique, dans le sens que ce n’est pas par la raison, ou par la réfléxion, que l’on rejoint l’autre. Si nous arrivons à passer à travers les nuages de notre moi, nous serons ouverts à l’horizon de l’altérité. Francisco Varela nous avoue que dans cette époque troublée, son texte est un plaidoyer pour que la sollicitude authentique redevienne un enchantement .
Profitons, donc, de cette idée, car l’autre, en tant que texte, ou visage, ou monde, nous fait toujours un clin d’oeil.
Rosa Alice BRANCO (Corti, 10.03.2005)