G.DE ZERBI

À LA RENCONTRE DU ROMAN CORSE


Le CCU et son directeur, Alain DI MEGLIO, ont accueilli la troisième « Stonda creativa » du trimestre au Spaziu Natale Luciani à Corti.

Cette rencontre s’est distribuée sur deux temps et deux aspects de la production littéraire corse, de ses orientations, des perspectives et des besoins de son développement.

1) GHJORGHJU DE ZERBI : U RUMANZU/TEATRU DI BASTIA
Le premier moment était consacré entièrement à l’œuvre romanesque de Georges de ZERBI, présenté et interrogé par Guy BENIGNI, animateur de A Casa di a lingua de Balagne, rédacteur de la revue BONANOVA, polygraphe et lui-même auteur de plusieurs ouvrages en corse .
Il se trouve qeu Georges de ZERBI nous a offert coup sur coup trois romans, alors même qu’il n’avait donné rien de tel jusqu’à la cinquantaine révolue. Trois œuvres remarquées et organisées dans une perspective de création qui conduit les participants à s’interroger sur un phénomène d’ensemble : une littérature corse en devenir, particulièrement dans le domaine de la prose.

Amoureux des langues, musicien, chanteur, linguiste et romaniste accompli, de ZERBI publie son premier roman L’ùltima pàgina en 2009 (Albiana/CCU, Prix du Livre corse et Prix des Lecteurs de Corse de la CTC, 2010), édité aussi en sarde (Condaghes) et en catalan (Fonoll) dans le cadre du programme méditerranéen Medi Terra. Suivent deux autres, en 2011 U rimitu di Collu à Boziu et en 2013 Cosa ci sarà stasera o teatru?. Deux autres sont en cours d’achèvement: U Palazzu di i guvernatori et Un’inchiesta chì ùn la finisce più. C’est dire si cette production illustre parfaitement la créativité qui se libère en langue corse chez un auteur représentatif d’une génération dont l’inspiration corse n’a pas été d’emblée favorisée dans son expression littéraire écrite. Dans des conditions glottopolitiques nouvelles et grâce à l’entour d’une vie éditoriale plus dynamique, la maturité de l’expérience acquise conduit l’imaginaire du créateur de Bastia à l’autre terroir de référence identitaire du romancier, le Boziu, région de l’intérieur et foyer d’une culture patrimoniale de longue tradition pastorale et polyphonique. Le troisième ouvrage retourne dans l’ensemble urbain du port situé dans le golfe de Gênes et les romans à venir promettent eux aussi de s’y installer. Définitivement ?

« L’ULTIMA PAGINA » ?
Une écriture qui entend ressusciter la mémoire des espaces de la vie urbaine et des jeux de l’enfance dans les quartiers de l’ancienne ville génoise au gré des travaux et des jours d’une population laborieuse, pleine de gouaille et de verve populaire; célébrer Bastia et son climat sonore, chants qui montent des églises et des cantines où pêcheurs, cantonniers et soldats commentent l’actualité à grands renforts d’éclats de voix et de rires, tandis que la mélopée des poissonnières et revendeuses de légumes se mêle au vacarme orchestré par les bandes d’enfants des quartiers.
Elle fait aussi la part belle au décor sonore et olfactif que compose la mer qui s’en vient fracasser ses vagues iodées sur le rocher de U Mughjò tandis que les filets mis à sécher au soleil de A Marina montrent, avec leurs fortes senteurs, toute une vie liée à l’élément marin, avec quelque gros plan sur de succulentes “buttàraghe” mises à sécher à la chaleur que réfléchit la pierre des quais. Une poésie prise à contrepied lorsque monte dans l’air une bouffée de fumée suffocante de mazout lâchée par l’effort d’un camion poussif, au temps où n’a pas encore cours le concept d’écologie.
Elle ne manque pas non plus de couleurs toutes harmonisées au diapason d’une mer qui vire sans cesse du gris au vert et au bleu en fonction des humeurs du ciel qui la domine, pendant que, au plus profond des quartiers, ombre et lumière se partagent sans répit la profondeur des ruelles ou les façades écaillées de grands immeubles vétustes mais vénérables.
Cette évocation ne génère pourtant aucune tristesse ni nostalgie. L’univers de cette fiction renvoie en effet sans cesse au présent et à l’avenir, sans doute. Le roman, déjà, se construit comme une pièce, drame plutôt que tragédie. Un itinéraire de doutes et d’incertitudes, de conflits intérieurs et de débats teintés d’idéologie, mais où l’on sent se construire la voie d’un destin où la référence collective épaule la culture d’un projet politique. Les personnages principaux y incarnent en effet des conceptions différentes et opposées, lontemps, d’un même désir national corse. L’opposition, l’affrontement entre les deux n’est pas nié ni tu, mais contredit par la solidarité, la fraternité, la conscience brandie d’une seule et même appartenance culturelle et sociétale fondée sur un socle de valeurs qui traversent le temps.
Dans l’échange de la stonda, l’auteur a évoqué son dessein qui a opté pour un dénouement sans issue univoque. Pour rester dans la polyphonie de l’univers romanesque et la complexité du vivant. Avec une attirance déjà bien marquée, remarque l’auteur lui-même, pour une mise en récit tentée par une organisation dramatique, une tendance à la dramatisation scénique.
Il y a bien sûr la langue, le souci de l’illustrer par l’écriture littéraire, en complément et relais nécessaire de l’univers oral. L’auteur dit combien l’emploi de cette langue-là limite l’accès par la lecture d’un public virtuel encore à former! Il dit aussi la conviction qui le pousse irrésistiblement à écrire en corse: c’est un choix militant, engagé, mais c’est surtout la clé indispensable pour ouvrir sur cet univers-là.
U RIMITU DI COLLU À BOZIU
Pour évoquer l’univers d’un espace montagnard très typé où s’ancre une tradition multiséculaire, G.de ZERBI a mis en scène une confrontation qui sollicite le front de croyances à des échanges situés au-delà de la réalité quotidienne la plus prosaique. Un étudiant de l’Université de Corse partage dans ce livre la scène avec un ermite mystérieux et fascinant qui progressivement se révèle l’incarnation même de la mémoire des lieux. Une rigueur, une profondeur précieuses pour un itinéraire où la recherche scientifique confine à la quête mystique. Le résultat de cette posture narrative réside dans le rapprochement convaincant et pour tout dire envoûtant entre le passé d’un terroir chargé d’histoire et de legs culturel d’une part, et un présent qui se tourne d’autre part vers cet héritage. Il s’agit d’une certaine manière, de lire les voies de l’avenir collectif, à déduire de la connaissance révélée de l’essence même de la culture du Boziu. Ainsi se trouvent mis en rapport mémoriel et affectif, à travers les âges, deux interlocuteurs. Ghjuvan Francescu l’étudiant plein de respect et de curiosité et Sulingu l’ermite, un ancien frère du cunvent d’Alandu qui voue au jeune homme une grande affection. Et leurs deux silhouettes prennent inévitablement une valeur exemplaire en incarnant les deux pôles indispensables pour la transmission et perpétuation du patrimoine. Le roman se fait ainsi réceptacle et reliquaire d’une histoire qui structure la pieve de U Boziu dont émergent les figures et monuments essentiels. Les seigneurs Cortinchi pointent dans la fiction l’époque de référence où s’enracine le projet national. L’influence et la renommée de cette famille perdurent des siècles durant et bien au-delà de leur fief du Boziu. L’auteur introduit à ce titre une pièce authentique dans ce roman et par l’intermédiaire de la découverte qu’en fait le personnage du jeune chercheur. Ce document daté de 1019 atteste du rôle historique de la puissance des Cortinchi. On notera qu’au cours de la discussion de cette stonda, G.de ZERBI insistera sur la valeur qu’il attribue au procédé de l’insert (un document historique authentique introduit dans la trame romanesque), au point dans faire la charpente même du prochain roman à paraître: U Palazzu di i guvernatori .
Dans ses traits, dans ses actes et dans sa renommée largement étendue, Sambucucciu d’Alandu porte témoignage, à travers la première des “Révolutions de Corse”, de la création de A Terra di u Cumunu et pour l’affirmation de la construction nationale corse.
À côté du chef guerrier prend place une autre figure tutélaire donnée à la Corse entière par la pieve d’origine. Elle veille, quant à elle, sur les arts de l’esprit et des lumières attachés à la diffusion du savoir. Le Père Francesco Antonio Mariani est appelé à diriger l’université paoline.
Quant à Cardone de Bustanicu, initiateur de la révolte de 1729 contre Gênes, il complète cette trinité tutélaire en incarnant pour sa part le refus définitif de la tyrannie et de l’oppression.
Autour de ce groupe s’organise l’histoire et la géographie d’une pieve qui prend, dans le climat romanesque, la dimension d’une structure propre à assurer à la culture corse son avenir et son autonomie. L’abbé Marcu Ghjuvanni Turchini, piévan du Boziu, auteur des fameux terzetti et patriote dressé contre les Génois, symbolise la vigueur d’une culture en lutte, le couvent de San Francescu d’Alandu offre un refuge à Paoli assailli par le parti de Matra. Une foule de documents historiques vient conforter l’épopée nationale par la dignité de la pièce d’archive insérée dans la trame de la narration, alors même que s’organise, autour de la fiction, une sorte d’inventaire des lieux, monuments ou constructions pastorales modestes, qui accentue encore l’effet de réalité.
Dans l’écriture de G.De Zerbi, le culte de la langue tient aussi la première place, qu’il entend saluer et employer ici sous la forme de la variété de Sermanu qui représente son autre appartenance familiale, le pendant montagnard du bastiais qu’il cultive dans ses autres oeuvres. Le caractère choisi de ce parler complète dans sa vision linguistique l’attirance qu’il nourrit pour la verve populaire de la cité génoise. En arrière-plan de ces choix linguistiques et sylistiques se dessine un imaginaire personnel construit sur une tension dialectique entre la langue susceptible d’investir une gamme de registres allant jusqu’au plus grand raffinement, et une réalité géographique et sociale où la vie est le plus souvent marquée par l’âpreté et la difficulté.
COSA CI SARÀ STA SERA O TEATRU ?
Tout en se rattachant à une partie de l’espace identitaire sollicité par le romancier, cette nouvelle publication se démarque des précédentes par une forme et un ton qui alimentent la discussion de cette première partie de la rencontre.
J.FUSINA avait déjà signalé cette rupture : « Comment qualifier Cosa ci sarà, dont le ressort est le rire ? Est-ce un roman ? Une suite de nouvelles ? Un recueil de sketchs ? De scénarios ? Un futur album de bande dessinée ? Basé sur un quiproquo comique au départ, Cosa ci sarà rompt avec la gravité des deux ouvrages précédents et se déroule en quarante-six chapitres de disputes taquines et de malentendus entre les divers protagonistes. Sarcasmes, plaisanteries de mauvais goût, scènes de jalousie, fantasmes érotiques émaillent cette évocation de scènes de la vie bastiaise. Un petit air de comédie à l'italienne parcourt l'ouvrage.. ».
« Cette ode à Bastia, comme la caractérise l’auteur lui-même, ouvre la voie au premier paragraphe de ce roman. Les deux personnages, acteurs parfois involontaires de nombreuses situations ambiguës, donnent ainsi le ton à ce qui sera une suite ininterrompue de méprises, de jeux de mots, de petites dissimulations destinées à masquer parfois des situations embarrassantes, de postures comiques que met en valeur l’utilisation permanente du dialecte de Bastia. D’autres personnages truculents tels qu’il en existe à Bastia, animent les soirées apéritives dans un bar d’amis où ils échangent, lors de parties de cartes quotidiennes, des répliques ironiques ou cinglantes qui donnent lieu, toujours, à de touchantes empoignades. Située dans le Bastia de l’époque contemporaine, dans un espace bordé au nord par la Préfecture et, au sud, par la place du théâtre municipal, l’action met en scène, comme dans une dramaturgie, des tableaux successifs où bouillonne l’esprit bastiais fait de reparties incisives et de quiproquos savamment entretenus qui nourrissent la « magagna ». Dans ce théâtre où l’action progresse au gré des répliques, tout est construit pour honorer Bastia, grâce à la présence d’acteurs où l’ironie le dispute à l’humour, où l’amitié prend le pas sur l’indifférence d’une société plus vaste, ignorante de la richesse culturelle portée par une société traditionnelle qui ne veut pas mourir .
Dès la première lecture de l’ouvrage et en dépit du sous-titre annonçant un « roman », le projet semble en effet tout autre, installant le plancher textuel d’une théâtralisation que l’auteur, indécis ou malicieux, ne s’est pas résolu à porter jusqu’au coppione abouti et nettement caractérisé. Ce roman n’en est pas moins divisé en quarante-six sections qui, pour la plupart de leurs contenus textuels, sont constituées de répliques pleines de gouaille et d’acrobaties langagières puisées dans le répertoire dialectal bastiais. L’irrésistible jubilation d’une écriture devant les jeux verbaux transparaît dans cette construction. Cette arabesque suggère le dessin d’une comédie légère qui n’est pas sans rappeler les cumediole où Vattelapesca s’efforçait déjà de camper en littérature un climat où la scène langagière représentée semble conduire inexorablement à la veine comique. Peut-être pourrait-on tirer quelque enseignement nouveau en rapprochant ces productions du premier roman en langue corse où, tout en sollicitant pleinement la veine comique dans la référence bastiaise, l’écriture plongeait l‘essentiel du projet romanesque dans un tout autre climat où critique sociale et méditation sur l’existence ne tardaient pas à prendre le dessus…

En définitive, le débat autour de la table de conférence et avec la salle suscite un échange instructif et passionnant qui, sans nous révéler une personnalité littéraire déjà bien affirmée, a toutefois permis d’approcher un univers créatif toujours en devenir. L’auteur s’est livré avec simplicité et naturel à l’exercice délicat d’une confrontation avec une lecture critique qui n’a pas omis de signaler quelques déchirures dans les plis de la cape littéraire où l’écrivain se plaît en général à se camoufler.
Témoins, parmi d’autres remarques, l’injonction de J.FUSINA qui rappelle qu’il est vain de lire le roman comme un document historique ou ethnographique ou social et oriente notre lecture vers la composition de l’ouvrage et l’organisation de la narration.
Paul FILIPPI, sous l’autorité de Pavese, affirme que les faits les plus insignifiants d’une culture que tout semble vouer à la disparition dans l’univers de la réalité sera, dans le récit romanesque, promis à l’éternité du littéraire.
Quant à Paul DESANTI, il préfère interroger la structure de l’œuvre à la recherche d’éventuels lapsus signalant çà et là les irruptions du sujet identitaire dans la stratégie de l’énonciation littéraire pourtant savamment déployée par le romancier. Il en relève quelques-uns tirés de ses lectures de G.de Zerbi. Il étaie ainsi son hypothèse d’un roman de l’Opéra qu’il propose de lire dans ces œuvres .

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1. Signalons que Ieiettu de G.Benigni (Albiana) et Cosa ci serà sta sera o teatru ? de G.de Zerbi (Colonna d’Istria) ont été récemment remarqués par le Jury du Prix Don José MORELLINI qui leur a attribué le prix ex aequo «Ouvrage en langue corse »

2.In : Corse-Matin, lundi 23 juin 2014 

3.Sur notre demande, Georges de Zerbi a aimablement rédigé cette brève évocation de son œuvre.

4.Sebastianu DALZETO (1875-1963) : Pesciu Anguilla, rumanzu bastiese. 1930, réédité en 1990 avec préface de Marie-Jean Vinciguerra, La Marge éd. 152 p.Ajaccio.
Signalons aussi l’adaptation en BD Pesciu Anguilla de F.Antolini (dir. G.Thiers), Bastia : CDDP , 1984, ainsi que la traduction française du roman par F.M.Durazzo, avec préface de Marie-Jean Vinciguerra, sous le titre :Pépé l'Anguille, Gardonne: Fédérop , impr. 2010

5.Rappelons encore que G.de Zerbi est connu pour son talent de chanteur et son rôle d’animateur de l’art lyrique à Bastia.