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Le loup : mot imprononcé

Tout ce que je vois dans le monde n'est pas pour autant tout de suite un mot. Et avant de devenir un mot, le loup était un hors-la-loi, un écorcheur. De là mon trouble. Très jeune on me brandissait la menace d'une rencontre avec le loup. Aujourd'hui je l'ai rencontré et j'ai aussitôt oublié comment il s'appelle: loup. Or, j'aurais voulu prononcer ce mot ne serait-ce que pour moi-même. S'il me dévore, que je fasse connaissance avec le meurtrier. L'agitation grandit dès qu'il m'approche. Les syllabes se bousculent, cherchent à se couper l'une l'autre, se tiennent sur la queue, puis bondissent jusqu'à la gueule, et alors tout se met à tourner dans le cerveau et ça rate.
Je l'avoue, je ne peux retrouver le repos sous le regard du loup, le gueule en face de moi se crispe. Les dents étincellent, cherchent en moi une issue à leur désir. Comment fuir la disproportion entre la sauvagerie, les poils, le jeu des muscles, probablement sanglant, et mes mots imprononcés dans mon ventre? Toutefois celui-ci est la seule chose que nous ayons en commun, notre dedans, le charme de ce qui comble et disparaît, notre mère.
En ce moment je ne bégaie pas, en moi-même je dis quelque chose sur la nature, et je suis tourmenté car au loup aussi je dois dire quelque chose. Mais ses yeux gargouillent déjà, ôtant le sens à mes paroles, le claquement de ses dents qui se referment sur le vide m'interrompt au milieu de ma phrase, l'habite par une sorte de béance entre les mots, comme si tout devait à présent recommencer dans la pulsation de l'obscurité.