Qu’est-ce que la littérature corse ?

par Ange POMONTI, doctorant

Scontri di 16.05.2016

 

 

Quand on étudie l'objet « littérature corse », l'une des toutes premières questions que l'on a à se poser est celle de la langue, eu égard à la donne sociolinguistique particulière de l'île.

Celle-ci se caractérise comme chacun sait par le concept de diglossie, phénomène de cohabitation de deux variétés linguistiques sur un seul et même territoire, et qui induit l'idée potentiellement conflictuelle de hiérarchisation des langues, l'une étant considérée comme socialement supérieure et l'autre comme une simple langue de l'intimité par les locuteurs eux-mêmes. Si la Corse n'est pas ni actuellement ni historiquement monolingue, on peut d'ores et déjà conjecturer que sa littérature ne l'est pas non plus.

Jean-Marie Arrighi tient compte de cet état de choses : pour lui, la littérature corse est précisément soit une littérature écrite en langue corse, soit une littérature s'exprimant très majoritairement en italien ou en français et dont les auteurs autant que les « sujets » seraient corses. Qu'est-ce alors qu'un sujet corse ? C'est selon nous l'inscription d'un propos littéraire dans un espace de pensée spécifique, qu'il y ait contextualisation géographique ou pas, relevant de ce que Jean-Guy Talamoni appelle l'« imaginaire national », c'est-à-dire la représentation symbolique du monde propre à la Corse et à son peuple.

L'appartenance « ethnique » (c'est-à-dire culturelle) à ce peuple corse serait ainsi une condition sine qua non pour se revendiquer de ladite littérature corse. Un auteur non corse écrivant sur l'île, a contrario, ne pourrait pas s'en réclamer. C'est aussi ce que semble dire Marcu Biancarelli, je cite :

« Mon point de vue c'est que la littérature corse c'est une littérature écrite par des Corses. Des Corses dont les diversités d'appartenance ou d'expression sont déjà suffisamment complexes et subtiles pour qu'on ait besoin d'invoquer Balzac ou Mérimée. Donc pour moi il ne faut pas confondre "littérature corse" et "littérature sur la Corse" ».

Le parangon de cette « littérature sur la Corse » évoquée par Biancarelli est effectivement Mérimée (et ses célèbres nouvelles Mateo Falcone et surtout Colomba), que l'on aura bien sûr toutes les peines du monde à relier à un quelconque imaginaire national insulaire, tant il s'agit d'une vision exogène – plus exactement parisienne – de la Corse, engendrée par la vogue du romantique européen et sa quête intarissable d'exotisme. En dépit de figures et de thèmes locaux, tout concourt à chanter l'archaïsme et à exhausser la violence, à l'extrémiser, et à la rendre in fine honorable, symbole singulier de cette île sauvage encore préservée des méfaits de la civilisation corruptrice. La violence gratuite, les viols et autres exactions commises par certains bandits – qui n'étaient pas toujours d'honneur –, tout cela n'existe absolument pas. Maîtriser les subtilités de l'imaginaire corse, au-delà du regard porté par le romantique ou le voyageur, c'est donc a priori faire partie intégrante de ce peuple.

Parallèlement au « miroir déformant » tendu par cette littérature du stéréotype et de la caricature (qui aura d'ailleurs contribué à fixer un « type corse » dans l'esprit des Corses eux-mêmes), que faire maintenant des auteurs d'origine corse sans lien littéraire aucun avec l'île ? Il semble licite de rattacher ce groupe, dont la figure de proue reste Paul Valéry (qui n'a jamais consacré un seul poème à la Corse), à l'institution littéraire française. Et parmi les auteurs corses d'expression française basés sur le Continent qui ont pu évoquer plus ou moins fugacement leur terre d'origine, beaucoup ont été frappés par le syndrome de ce que l'on a pu appeler le « miroir éloigné », c'est-à-dire l'adhésion presque inconsciente à l'imagerie mériméenne mythique. (ce que nous disions plus haut)

Notons que la littérature romantique « sur la Corse » fut aussi d'expression italienne. Dans l'Italie pre Risorgimento (d'avant 1848-1870), les dialectes et leurs archaïsmes font office de symboles régénérateurs de la nation italienne en marche vers son unification. Le corse, en tant que dialecte le plus pur de l'italien, est ainsi revalorisé mais surtout récupéré politiquement. Il en va de même pour la culture orale traditionnelle (notamment les vocéros). Citons Tommaseo, figure du noyau italophile bastiais gravitant autour de Salvatore Viale, ou Francesco Domenico Guerrazzi, qui fait du héros Pasquale Paoli un patrimoine authentiquement italien.

Intéressons-nous à ce stade, concrètement et brièvement, aux littératures corses d'expression italienne et française. Concernant la première, elle découle évidemment de l'intégration culturelle séculaire de la Corse à l'ensemble italien. Si le peuple est très majoritairement monolingue corse (cf. travaux de Jean-Marie Comiti), il n'en va pas toujours de même pour les élites qui se forment la plupart du temps dans les prestigieuses universités de la péninsule voisine. L'influence de la « lingua alta », langue de l'officialité administrative et de l'écrit, engendre tout naturellement une littérature corse d'expression italienne. Au-delà des chroniques médiévales d'un Giovanni della Grossa ou des textes liés aux révolutions de Corse comme le Disinganno ou la Giustificazione, on note l'émergence d'une poésie lyrique, mais aussi satirique avec l'abbé Guglielmi, le tout premier à utiliser consciemment le dialecte corse à des fins littéraires. Sans oublier la nouvelle et le roman historiques avec Renucci, Carlotti ou Grimaldi. Enfin, bien sûr, Salvatore Viale, qui touche à tous les genres, notamment le genre héroï-comique avec sa célèbre Dionomachia, dont le chant 4 (« U serinatu di Scappinu ») constitue le tout premier texte en langue corse imprimé. Au début du 20e siècle, les politiques linguistiques (d'aucuns diraient linguicides) menées par l'Etat français ont porté leurs fruits. L'éradication de l'italien, premier jalon d'une francisation qui coïncidera bientôt avec la mise à l'index du corse, conduit à l'extinction pure et simple de cette littérature. (moyens déployés : invalidation des jugements de justice puis des diplômes, relégation scolaire de l'italien au rang de langue étrangère, francisation de la presse départementale, exclusivité du français à l'état-civil, monolinguisme administratif)

Le lent processus de remplacement de l'italien comme langue officielle et littéraire par le français va de paire là encore avec l'émergence -progressive- d'un dire littéraire de langue française. Notons que divers écrivains de langue corse publièrent également en français, à l'image du corsiste Petru Rocca, de Paul Arrighi ou de Sébastien Dalzeto, preuve que les oppositions culturo-idéologiques ne se traduisent pas toujours par l'adoption d'une langue au détriment de l'autre (et l'exemplaire unique de A Cispra n'était-il pas lui-même librement bilingue?). Plus près de nous, on constate un phénomène de floraison du roman corse d'expression française, avec Marie Susini, Jean-Claude Rogliano, Gabriel-Xavier Culioli, Marie Ferranti, Jean-Baptiste Predali, et bien sûr Jérôme Ferrari, sans oublier Marcu Biancarelli qui opte finalement pour le français après une activité prolifique en tant qu'auteur d'expression corse. Des écrivains de langue corse tels que Coti et Thiers ont aussi publié épisodiquement en français, au-delà de leurs productions bilingues. Notons enfin chez certains auteurs, notamment Marie-Hélène Ferrari, l'assomption littéraire des phénomènes d'hybridation liés au contact des langues ou « code-mixing », avec l'emploi décomplexé du « français régional de corse » ou « francorsu », dans la citation autant que dans les paroles rapportées en style indirect libre. Nous verrons que cette position d'ouverture fera école au sein des auteurs d'expression corse, a fortiori chez les auteurs contemporains...

-Dernier point qu'il nous reste à aborder, et non des moindres, justement, la littérature d'expression corse, à travers le prisme de ses caractéristiques et -surtout- de ses évolutions pourrions-nous dire « intra-linguistiques ». Il va de soi que l'expression en langue corse est au cœur de ladite « littérature corse », formant par ailleurs un tout cohérent du fait de sa construction et de son évolution spécifiques conditionnées par le statut marginal de cette langue, dont la reconnaissance pleine et entière fait encore défaut aujourd'hui. Parmi les projets précocement novateurs, il faut citer celui de Santu Casanova, qui avec A Tramuntana banalise le corse en tant que langue de communication journalistique et lui ouvre des chemins nouveaux. Dans ce but, et avec force créativité, il joue sur toutes les potentialités de la diglossie corse/français, voire de la triglossie corse/français/italien qu'il met au service de son projet journalistico-littéraire. La période qui s'ouvre, qualifiée de « Primu Riacquistu » par JG Talamoni (1896-1945), se distingue selon nous par sa grande diversité de genre mais aussi de langue : corse « pur » et populaire chez le dramaturge Notini, langue authentiquement corse et truffée d'italianismes et de gallicismes chez Maistrale, corse authentique chez D. Carlotti, corse authentique agrémenté de quelques italianismes d'autorité chez Anton Francescu Filippini, corse librement francisé et italianisé chez Giovacchini (que P. Desanti qualifie de « carnavalesque »), corse multidialectal chez Marcu Angeli (sartenais influencé par la norme septentrionale du corse)... Mais l'exemple le plus frappant de ce phénomène de diversité linguistique de la littérature d'expression corse d'alors, c'est le Pesciu Anguilla de Sébastien Dalzeto qui nous l'offre. Parfois pointée du doigt par la critique insulaire, la langue de Dalzeto est surtout l'expression réaliste, presque « naturaliste » du parler bastiais tel qu'on pouvait l'entendre à l'époque dans les rues de la ville. Parfois rustique, truffé d'idiomatismes, de proverbes, de jurons ou encore de blasphèmes, ce système linguistique est aussi brillamment plurilingue, reflet d'une cité marchande babélienne, ouverte sur la Méditerranée et carrefour intérieur entre ville et campagnes alentour. Le corse citadin et rural y côtoie ainsi le français, le toscan académique des lettrés corses et des voyageurs d'outre-Tyrrhénienne, l'italien populaire des travailleurs immigrés (dont le napolitain des pêcheurs), le latin des ecclésiastiques... Sans oublier les nombreuses formes mésolectales, c'est-à-dire hybrides, nées de la jonction quotidienne entre vernaculaire corse et langues de contact. Joyeusement populaire, exubérant et métissé, le dialecte bastiais se trouve donc être au final merveilleusement retranscrit par Dalzeto, qui est par ailleurs un partisan de l'enseignement du corse et de sa normalisation orthographique. Le défi, profondément littéraire, est relevé en conscience et avec brio : la langue, bâtarde par nature mais en rien abâtardie, est surtout maîtrisée, fidèle à l'environnement réaliste et foisonnant qu'elle s'efforce de dépeindre. Elle est aussi, par elle-même, le ressort le plus fondamental de l'humour dans le roman : là où S. Casanova mettait la diglossie au service de son projet de transmission journalistique, visant en cela l'efficacité, Dalzeto en fait de même pour toucher tout à la fois au réalisme et à l'humour. Point n'est besoin de purisme linguistique pour faire un bon « chef-d'œuvre », peut-être est-ce là l'enseignement majeur que nous délivre Pesciu Anguilla... L'abandon de cette veine autonome suffisamment mûre pour « fonctionnaliser » la diglossie, au profit d'une sacralisation excessive de la langue et par extension de l'objet littérature, coïncidera précisément avec le tarissement de l'inspiration en littérature d'expression corse...
-Voilà qui nous porte à la période 1945-1970, connue sous le nom de « littérature du Maintien ». À l'exception du projet plus distancié porté par Natale Rocchicchioli, tout n'est ici que regard en arrière, souvenir nostalgique, et surtout désir de sauvegarde de ce passé forcément vertueux que l'on estime être en danger de mort. Ces « ricordi », textes-prétextes ne laissant que peu de place à la littérature d'imagination, se distinguent par leur double dimension ethnographique et linguistique. En substance, il s'agit d'évoquer -pour mieux les sauver- les traditions culturelles corses, mais aussi les mots et expressions que l'on se refuse à voir disparaître. Il en résulte une prose du passé et de la sacralisation identitaire qui, si elle réserve quelques pages d'anthologie, ne parvient pas à s'affranchir des affres de la diglossie. On parlera donc ici, à défaut de création et d'universalité, de littérature provincialiste typique.
-Face au péril concret d'extinction culturelle, les années 70 voient la naissance d'un mouvement de réappropriation appelé « Riacquistu », pendant culturel au nationalisme corse émergent/résurgent, et émanation probable des macro-phénomènes nationalitaires et sociaux d'« ethnic revival » et de « contre-culture » qui essaiment alors aux quatre coins du monde. Il s'agit là concrètement d'un retour axiologique au passé, mais dans le cadre cette fois d'une relecture engagée du présent et surtout de l'avenir. Autour de la revue Rigiru on fait allégeance aux préceptes militants du « Riacquistu », tout en exprimant le souhait de voir éclore une donne culturo-littéraire nouvelle ou « indiatura » (qui signifie programme et non engagement !). Enfin, on invoque l'impérieuse nécessité de l'« inghjennatura », la création du nouveau à partir de l'ancien. Soit une sorte de renouvellement dans le fond et -plus encore- dans la forme qui se refuserait cependant à faire table rase du passé, de façon quelque peu singulière. La question anxiogène de la reconnaissance de la langue, forcément indissociable des littératures soumises aux effets la minoration, reste ici au centre des préoccupations. D'où, parallèlement à la poursuite -plus contenue- de la quête patrimoniale (*éclipsée par l'engagement), la permanence chez nombre d'auteurs de la tentation du purisme face à tout ce qui pourrait parasiter le processus encore vivant d'individuation de la langue. En sus de l'adoption formelle du vers libre et du métaphorisme propre à l'écriture poétique « riacquistaghja », remarquons pourtant l'apparition de formes néologiques inédites qui tranchent avec les productions antérieures, notamment chez Geronimi, Fusina ou Franchi. Rinatu Coti, en particulier dans sa prose, est l'exemple même d'une écriture tout à la fois authentique, sous certains aspects populaire et dans le même temps réélaborée et exhaussée, dans une large palette allant de l'archaïsme jusqu'au mot inventé, en passant par l'italianisme ou même le gallicisme. Parmi la vague des nouvellistes de la fin des années 80, citons également Jean-Louis Moracchini qui pour bâtir son univers, situé à la confluence entre fantastique et genre policier, choisit – là encore – l'efficacité plutôt que le purisme et s'immisce avec bonheur dans le giron de la modernité.
-Les années 90 et 2000 sont celles du renversement définitif de la diglossie. L'examen intra-linguistique des œuvres est à ce titre édifiant. L'ouverture fonctionnelle aux gallicismes, reflets de la réalité sociolinguistique ambiante, se consolide. Elle est synonyme de fluidité narrative chez Moracchini, de symbole comico-iconoclaste chez Mari et Desanti, de réalisme langagier (et de rejet des images mythiques) chez Biancarelli. Deux autres fronts s'ouvrent avec Jean-Marie Comiti, celui du décloisonnement polynomiste interne, et celui de l'ouverture externe à l'espace italo-roman. Le polynomisme, prise en compte créative de la réalité pluridialectale de la langue corse, est un premier jalon qui se traduit factuellement par le va-et-vient entre variétés nordiste et sudiste (supranacciu/suttanacciu) au sein d'un seul et même texte. Son intérêt est aussi purement narratif, aidant à l'identification formelle des sujets parlants, comme dans le polar U salutu di a morte. La nouvelle Da una sponda à l'altra apparaît pour sa part comme le symbole littéraire de la politique de coopération transfrontalière menée par l'équipe du CCU dans les années 90. L'îlot plurilingue des Bouches de Bonifacio, où voisinent variété sartenaise du corse (dont le « gallurese » voisin), dialecte bonifacien d'extraction ligure et italien des voyageurs, sans oublier bien sûr le français, écarte définitivement le dire littéraire corse du réflexe monologique sous-tendu par la volonté de résistance à la diglossie. La valeur identitaire de cette approche nouvelle est remarquable, portant à la connaissance humaniste de l'Autre-voisin et à la redéfinition positive de soi, de l'identité-repli vers la « pluri-identité » créative. Le plurilinguisme de la littérature d'expression corse contemporaine (et l'on aurait pu citer également le langage SMS utilisé par J. Thiers dans son roman Septième ciel !), s'inscrit en effet dans une perspective plus large, dont le fondement même est précisément la volonté de redéfinition de cette thématique identitaire que le « Riacquistu » avait contribué en quelque sorte à ossifier. D'où les phénomènes de désacralisation ironique -parfois jusqu'à l'absurde- voire de négation pure et simple de l'identité traditionnelle, et le rejet très bakhtinien du monologisme au profit du plurilinguisme. Dans son désir moderniste de rénovation de l'identité, on note que la littérature contemporaine d'expression corse se pare -presque malgré elle- des atours du dialogisme et du postmodernisme. De sa posture iconoclaste de remise en cause des vérités idéologiques univoques surgit ainsi l'idée, corollaire, de fragmentation : (pluri)linguistique, spatiale (comme conséquence du désir d'ouverture au monde), et même temporelle ou surtout narrative chez Thiers. Elle parachève ainsi, de la meilleure des façons, son processus séculaire d'élaboration ou « littérarisation » (C. Jouhaud).

En conclusion, il est de fait que l'objet « littérature corse » était et reste un objet éminemment plurilingue, ancré dans les réalités plurielles à l'œuvre dans la société insulaire d'hier et d'aujourd'hui, y compris à l'intérieur même du corpus d'expression corse dont on a longtemps dit qu'il n'était que l'expression provincialiste ou militante d'une communauté repliée à jamais sur elle-même. Salutairement, on constate enfin que le choix du corse ou du français est de moins en moins dicté par des contingences idéologiques (ce qui déjà pu être le cas par le passé), résultant surtout de l'histoire linguistique des écrivains et de leurs sensibilités propres, preuve supplémentaire du dépassement de la crispation diglossique. L'oscillation entre corse et français, chez certains auteurs, matérialise finalement le passage de l'alternative à l'alternance, au seul bénéfice de l'Écriture.

consulter une étude intéressante sur l'autotraduction

 

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