La conception de l’espace en Corse : perception-construction des sacralités dans l’organisation géographique de l’île.

 Les signes inscrits dans l’espace géographique transmettent et illustrent la façon dont nous considérons notre territoire. Ils expriment aussi la manière dont nous prenons possession de notre environnement et inversement comment nous en sommes étroitement dépendants. En Corse, notre conception de l’espace s’exprime sur tout le territoire insulaire, de la mer à la montagne, de la forêt à la grotte, de la maison au village, du village au maquis. L’espace que nous occupons, en tant que limite entre deux mondes (celui des morts et celui des dieux) démontre comment nous concevons le monde dans son entier, imaginant et concrétisant des échanges entres ces différents espaces composant notre monde et mettant en avant une évidente circularité relative à l’espace comme au temps. La manière dont nous interprétons chaque signe naturellement présent sur le territoire, le fait d’en ajouter d’autres en fonction du ressentir lié à celui-ci, tout ceci renvoie à une conception de l’espace et du temps qui se retrouve en écho dans notre fonctionnement mental ; c’est dans ce va-et-vient permanent entre l’espace psychique et l’espace géographique que se définie finalement notre conception de la vie. Des premiers signes placés ou perçus par l’homme préhistorique, à ceux repris par la religion chrétienne, nous avons su conserver, en Corse, une organisation de l’île qui a franchi les siècles.

Cette perception du sacré induit une véritable organisation géographique qui est perceptible aujourd’hui encore.

 

 

Une compréhension symbiotique de l’espace

 

Les origines

 

Nous ne percevons la religion paléolithique que dans une faible pénombre. La seule chose qu’on puisse avancer, (…) c’est que les représentations couvrent un système extrêmement complexe et riche, beaucoup plus riche et beaucoup plus complexe qu’on avait imaginé jusqu’alors. La constance extraordinaire du dispositif symbolique est la preuve qu’il existait une mythologie constituée très tôt.” 

(Leroi-Gourhan, A. 1995, p.3)

 

Il nous faut donc avant tout réfléchir sur un retour vers les premières traces liées à la gestion des défunts dans l’île, premiers signes d’une religiosité naissante. Cet ensemble de signes relatifs au questionnement de la notion même de mort est à la base de notre démarche de recherche sur l’espace et les limites, sur la géo-graphie. Pour débuter et positionner clairement notre propos, nous empruntons à M. Caisson (1979) l’idée de limite floue comme caractéristique anthropologique. Cette expression renvoie à une relation entre la cartographie mentale et physique qui à l’origine met en évidence l’existence d’un « espace rêvé » en tant que support d’un temps. Celui-ci reste dépendant de l’espace terrestre, support de portes vers des mondes autres, celui des morts et des divinités. De cette approche de l’espace dépend l’évolution d’une communauté. Elle est liée, en règle générale, à l'assimilation au fil du temps de l’idée de mort, et par extension, à la conception de l’après-vie qui se traduit par différents rituels autour de la gestion des corps défunts (Anati, E.1995)

Il nous faut donc remonter aux débuts de la vie communautaire insulaire, via une approche de l’espace et une gestion de la vie et de la mort qui initient cette conception de la vie. Mais l’interprétation des signes révélateurs d’une prise de conscience d’un au-delà ne peut être, justement, qu’une interprétation parmi d’autres.

Si le culte des morts implique une osmose entre différents espaces, sous-terrain, terrestre et céleste, il nous faut souligner le fait qu’il a évolué en fonction de la compréhension de la mort en tant que passage inéluctable vers un ailleurs. Ce passage est, en quelque sorte, programmé et échappe ainsi à sa totale maîtrise par l’homme. À partir de ce fait, l’homme commence à déterminer une véritable géographie sacrée en mettant en évidence une organisation du territoire qu’il nous appartient de comprendre aujourd’hui. Ce partage des territoires, quels qu’ils soient, se combine avec un partage du Temps : vécu du moment ou rêves indiquent le lendemain et proposent un avenir. L’espace rêvé devient, au même titre que la limite géographique –c’est-à-dire concrète- un intermédiaire entre différents espaces-temps, permettant à chaque signe lié au destin de s’exprimer, et d’être ou non, perçu par l’homme. Et c’est au sein de cet espace-là, support d’un Temps différent mais relatif à l’homme par son inconscient, qu’un certain nombre de symboles, véhiculés par ce qui a été qualifié de légendaire, devront êtres perçus et interprétés.

 

La culture du dire inscrite dans le topos

 

“ (Le mythe) se présente sous la figure d’un récit venu du fond des âges et qui serait déjà là avant qu’un quelconque conteur en entame la narration. En ce sens, le récit mythique ne relève pas de l’invention individuelle ni de la fantaisie créatrice mais de la transmission et de la mémoire” 

(Vernant JP, 1999, p.10)

 

La langue, par le biais de toponymes et de récits y attenant transmet alors cette définition archaïque du territoire et l’acception des divers pouvoirs qu’il accueille. En Corse, la relation la parole et le topos est mise en évidence par deux types de récits : a fola et a finzioni. A fola que D.-M. Santini (1998) a choisi de désigner -et de définir- par l’expression « récit mythique », renvoie à des légendes/mythes de fondement de l’île. Elle reprend les thèmes universels liés à la compréhension de la vie, au destin comme à tout passage. Rappelons que si a fola est considérée à juste titre comme vecteur de transmission de signes, elle a été en revanche bien souvent dénigrée par rapport au mythe de part son étymologie : « « fabula » qui donnera dans l’aire italique « favola », et ses dérivatifs « fiaba » pour sornette et « fola », usité en Corse et dont l’étymologie renvoie à « plaisanterie » (Santini, DM, 2004) Cependant, cette hiérophanie est omniprésente et a fola s’inscrit toujours très fortement dans l’espace insulaire, contribuant à rappeler que de nombreux toponymes sont souvent liés à des sites sacrés préhistoriques et/ou christianisés. Elle exprime par le langage la sacralité d’un espace donné dont la perception provient des temps immémoriaux.

Car c’est bien de transmission de la mémoire relative à une communauté qu’il s’agit ; a fola est « récit des origines » (Cassirer, E, 1973) et s’appuie sur des signes naturels ou placés par l’homme pour exposer la compréhension du territoire.

Si a finzioni s’inscrit également dans le territoire et participe à une géographie sacrée ; elle reprend plus précisément des thèmes comme le passage, l’intrusion d’un monde dans un autre monde. Elle est ainsi liée de manière plus intime à une famille ou à un village, à un environnement proche. Etymologiquement, le terme renvoie à ce qui n’est pas réel, mais pris au sens de « surnaturel ». De la même manière qu’a fola  renvoie à l’imaginaire en tant qu’expression d’anciennes religiosités et non d’invention, de création, a finzioni  renvoie à ce qui est rêvé ou vu dans un espace temps différent. Ces deux expressions reflètent un fonctionnement mental particulier et présentent autant d’indices nous permettant de comprendre quelle perception de la vie sous-tend notre société.

Toutes deux expliquent que nous considérons que l’être humain est composé de trois parties1 : u corpu à sali, le corps de chair, qui accueille u corpu à spiritu, l’esprit ainsi que l’anima, l’âme. L’union des trois fait que nous évoluons sur cette terre : l’esprit va être notre représentation dans le monde des rêves et va véhiculer l’âme lors du franchissement ultime, celle-ci étant notre représentant dans le monde des morts, ce qui reste de nous une fois le corps de chair disparu. La mort d’un homme implique la gestion de ces trois corps et cette gestion passe par des rituels permettant à l’âme de trouver le chemin de l’Altru Latu -de l’Autre Monde- en même temps que d’autres gestes font disparaître l’enveloppe carnée qui accueillait celle-ci. Le culte des morts renvoie aujourd’hui encore à l’étude des différents modes de sépultures utilisées au fil du temps par l’homme comme aux nombreuses pierres dressées jalonnant le territoire. L’Eglise ne s’y est pas trompée puisque les mégalithes parfois mis à terre ou détruits sont réutilisés dans le bâti profane comme sacré (cf. figures 1 et 2) et ont ainsi conservé une place importante dans les religiosités corses. L’Eglise endosse alors comme souvent un rôle ambigu de destruction-reconstruction en s’appuyant sur des religiosités enracinées dans l’espace insulaire comme dans le mental.

 

 

Limites et franchissements

 

Un espace-limite entre différents mondes

 

Frontière qui sépare différents territoires, différentes communautés, la limite est une des notions fondamentales de l’espace qu’elle structure et définit. Lieu de franchissement, elle symbolise le franchissement ultime, la mort. Cependant, elle unit plus qu’elle ne sépare, c’est un lieu de rencontre.”

(Thury-Bouvet, G., 2004)

 

Il est admis que l’homme préhistorique a dressé des monuments pour matérialiser la place qu’il occupe au sein de son territoire ainsi que les liens qui relient chaque espace quels qu’ils soient. Cette matérialisation symbolise aussi les échanges, les va-et-vient permanents entre chaque espace, et nous considérons avant tout qu’il n’y a pas de frontière franche entre ces derniers.

Les premiers pas de l’homme autour de la gestion des défunts sont les prémices de tout système religieux en tant qu’ensemble de croyances et de codes, de rituels et d’actes funéraires. L’homme a cherché, dès qu’il a admis le principe de vie et de mort, à comprendre ce fonctionnement irrémédiable lié à un pouvoir se situant au delà de lui. Nous nous situons donc dans la « sphère du religieux » et nous nous rattachons, en Corse, à l’approche de M. Eliade (1996), pour qui la définition de la religion inclue la magie. Nous relions la magie à la religion en tant qu’ensemble de sacralités.

L’espace que nous occupons, limite entre deux mondes démontre justement comment nous concevons le Monde. La terre –l’espace terrestre- n’est ainsi pas considérée comme un monde unique mais comme un intervalle entre le monde du dessous et le monde d’en haut. Cet intervalle est étroitement lié aux deux autres espaces pré-cités, les trois réunis formant alors un Tout et composant le Monde dans son entier. À ce triptyque spatial va correspondre un triptyque temporel2, faisant naître une invariable jonction espace-temps, celle-ci étant à l’origine de nos religiosités.

C’est alors la gestion de la limite entre les espaces et les temps, entre les vivants, les morts et les divinités qui va induire notre organisation territoriale et mentale. Le respect ou le non-respect des limites, autrement dit des signes mis en place ou envoyés par ce que l’on nomme a furtuna -le destin, permet ou pas le maintien de cet équilibre fragile entre la vie et la mort, garant de la survie de la communauté. Cette concrétisation symbolise aussi les échanges, les va-et-vient permanents entre chaque espace. Il n’y a pas de frontière nette entre ces derniers, et la langue, les expressions, ainsi que le légendaire, nous ramènent toujours vers cette problématique de l’espace-temps à laquelle l’homme tente aujourd’hui encore de répondre.

 

Les signes de pierre

 

De 50 000 ans à 30 000 avant notre ère, apparaissent simultanément les premières habitations et les premiers signes gravés, simples alignements de traits parallèles. Ces constatations archéologiques autorisent à assimiler, à partir du paléolithique supérieur, les phénomènes d’insertion spatio-temporelle au dispositif symbolique dont le langage est l’instrument principal ; ils correspondent à une véritable prise de possession du temps et de l’espace, à une domestication au sens le plus strict puisqu’ils aboutissent à la création, dans la maison et partant de la maison, d’un espace et d’un temps maîtrisables.”  

(Leroi-Gourhan, A. 1965, p. 139)

 

Cette domestication des espaces prend corps dans la géographie où tout ce qui est perçu comme signe, évident ou non, devient marque dont on doit tenir compte. Roches zoomorphes ou pierres monumentales induisent une perception du lieu qui doit être attentive et ce d’autant plus que chaque site semble répondre à un autre3. C’est aussi à partir de tout cela que l’homme grave des pierres ou construit des monuments qui vont représenter de manière plus flagrante encore sa conception du territoire et cette interaction entre chaque espace bien distinct. I stazzoni, les dolmens4 (cf. figure 3) proposent une annexion entre le monde sous-terrain, la terre et le ciel. De la même manière, les casteddi5 (cf. figure 4) comme toute pierre levée, vont être perçus comme des accès à d’autres dimensions. Tout comme la grotte est passage vers le monde sous-terrain, le sommet permet la communication avec le monde d’en haut. Le symbolisme ascensionnel est très fort ; on retrouve d’ailleurs, en moyenne montagne ou sur les sommets les plus élevés de l’île, des chapelles ou des croix marquant d’anciens lieux de culte ainsi christianisés, de nombreuses processions continuant de relier ces espaces sacrés aux espaces profanes relatifs au quotidien des hommes. Les limites, spatiales ou temporelles, sont les portes de l’Altru Latu, de l’Autre Monde, celui des défunts, des esprits chasseurs ou guides et des Dieux. Alors l’homme y implante différentes marques. Aux croisements des chemins, ce sont des madunnini6 (cf. figure 5) que nous plaçons afin d’en faire permuter l’aspect négatif. Les croix gravées sur les rochers (cf. figure 6) ou sur des pierres taillées(cf. figure 7) jouent le même rôle de protection et de marquage d’un territoire donné; certaines de ces marques délimitent des propriétés et les croyances relatent qu’elles sont gardées par les morts : on ne peut les déplacer sans risque de déclencher leur colère. Stantari et paladini –menhirs et statues-menhirs7 (cf. figures 8 et 9) - ou gravures énigmatiques, ces roches signées témoignent d’une prise en compte particulièrement tangible de l’espace.  

 

L’unicité apparente d’un territoire

 

Pour l’homme religieux, l’espace n’est pas homogène ; il présente des portions d’espace qualitativement différents des autres (…). Il y a donc des espaces sacrés, et par conséquent « forts », significatifs, et il y a d’autres espaces non consacrés, (…) sans structures ni consistance, pour tout dire, amorphes.”

(Eliade, M. 1987, p.25)

 

Chaque espace, invariablement en jonction avec d’autres, renvoie à un franchissement, physique ou spirituel. Tout comme la grotte est passage vers le monde sous-terrain, le sommet permet la communication avec le monde d’en haut. La montagne, espace difficile d’accès et par là-même préservé, peut en plus avoir l’image d’un véritable « conservatoire des traditions » (Braudel, F. 1982) Alors dans l’imaginaire –insulaire ou autre-, la montagne est liée au Vechju, au Sage, à celui qui sait.

Les cours d’eau, symbolisent également la limite entre les mondes. Les morts doivent rejoindre les leurs sur l’Autre Rive, l’Altru Latu, guidé par le mazzeru, figure du passeur. Les eaux, quelles qu’elles soient sont présentées comme les portes des mondes dans de nombreuses légendes, limites entre le monde du dessus et celui du dessous, au même titre que les grottes, entre ici et l’autre côté. Un gué, un pont ne se franchissent sans précautions : rituels ou prières8 accompagnent ce mouvement et disent aux autres que l’on tient compte de leur présence. Les eaux, quelles qu’elles soient sont les portes des mondes dans de nombreuses légendes, limites entre le monde du dessus et celui du dessous, au même titre que les grottes, entre ici et l’autre côté. L’eau qui s’écoule –du ruisseau au fleuve, de la source à la fontaine- l’eau stagnante –pozzi ou marécages-, la mer mais aussi les eaux souterraines sont ainsi invariablement liées au franchissement, elles impliquent un voyage vers un monde autre, réel ou spirituel.

Ainsi, esprits défunts, esprits malins, mazzeri et streghi, deux figures chargées de faire passer les limites aux moribonds, s’installent alors à ces mêmes limites autant concrètes que symboliques.

Lié à l’espace, le Temps joue également un rôle dans notre approche du territoire. La perception que l’on peut avoir des lieux n’est donc pas absolue mais mouvante. Ainsi, la nuit permet à d’autres pouvoirs de s’exprimer, et le moment où se rencontrent la nuit et le jour devient limite au même titre que les limites géographiques. Ces moments-lieux entre deux eaux sont redoutés par l’homme car ils sont dévolus à d’autres êtres : mazzeri, streghi, animi in pena et autres animaux magiques, mais aussi à des forces plus positives.

Chaque groupe, chaque fonction est ainsi inhérente à un temps particulier comme à un espace particulier qui proposent des combinatoires diverses. C’est à partir de ces combinatoires que l’on va déterminer quel espace-temps est dévolu à quel groupe et que l’on marque ce passage de manière concrète. Les diverses processions religieuses traversant tout le territoire vers des chapelles ou des oratoires témoignent encore de ce lien entre l’espace et le temps. Ce bâti plus officiel accueillant pour un temps qui l’est tout autant ces manifestations s’appuie pourtant sur des lieux de cultes anciens liés à des moments de l’année symboliques repris par l’Eglise.

 

 

Un espace christianisé ?

 

Une double religion

 

En 1077, Grégoire VII décide de réaffirmer l’autorité pontificale sur la Corse (…) Celui-ci explique clairement dans les lettres adressées aux Corses les 1er et 16 septembre 1077 qu’il aspire à une totale domination spirituelle et temporelle sur l’île.”

(Istria, D. 2005, p.96)

 

Cette volonté de maîtrise totale des espaces géographiques et mentaux insulaires reste tardive lorsque l’on sait que la christianisation de l’île date du IVème siècle. Ainsi, la plupart des historiens ou des chroniqueurs soulignent les difficultés rencontrées par l’Eglise pour s’implanter en Corse (Pergola, P. 2006) Dès lors, une politique répressive se met en place qui n’aura que peu d’impacts sur le fonctionnement insulaire. En conséquence, la rupture entre la religion officielle, c’est à dire chrétienne, en Corse, et la religion pré-chrétienne, entre religion et religiosités, n’est pas aussi franche qu’on pourrait le penser. En effet, le Christianisme s’est appuyé, pour mieux s’y insérer, sur ces religiosités pré-chrétiennes, afin de mieux s’imposer. Mais il a également pu être influencé par ces dernières lorsqu’il n’est pas parvenu à les effacer. Chaque communauté a sa propre manière de concevoir « son » christianisme ; alors au delà d’un syncrétisme religieux vécu au quotidien, on peut ainsi émettre l’hypothèse que nous avons, en Corse, une double religion.

Comme nous avons pu le voir, les premiers pas autour de la prise en compte de la mort remontent donc à la Préhistoire, période où « l’homme primitif éprouva le besoin irrépressible d’investir certains lieux naturels provisoires d’une valeur absolue, les transformant de fait en sanctuaires » (Hani-Marai, D, 2007, p.221) Se déterminent alors des espaces sacrés aux valeurs parfois interchangeables9 dont les traces témoignent aujourd’hui encore d’une organisation précise du territoire. De nombreux signes de pierre sont toujours considérés dans la gestion de cet espace. L’Eglise, en Corse, a essayé de différentes manières d’effacer ces signes. Menhirs mutilés ou réemployés, rituels interdits (modification de processions, de chants sacrés), lieux de cultes remplacés ou déplacés, les recommandations de l’Eglise sont nombreuses.

Cependant, l’entrelacement, la superposition des pouvoirs, montrent bien que l’implantation de l’Eglise en Corse repose sur les religiosités anciennes. Ce qui fait que, malgré de nombreux interdits ou modifications, la gestion de l’espace sacré reste à peu de chose près identique à celle de l’origine. De fait, les chemins reliant chaque village ainsi que la route traversant la Corse et franchissant la montagne tout comme les chemins de transhumance sont jalonnés de sites préhistoriques, de pierres dressées, de chapelles également (Lanfranchi (de), F., 2000) Le sacré et le profane s’entrelacent tout comme les différentes « religions » se superposent au cœur des mêmes sites.

 

Se réapproprier le sacré

 

La terre est le livre de l’oralité. Le peuple, par le biais des dénominations, y inscrit ses savoirs, ses connaissances, ses conquêtes. Les toponymes gardent les souvenirs des évènements, des maîtrises et des apprentissages des valeurs et des connotations de l’espace. Ce sont des signes qui restituent un savoir que chaque génération complète et perpétue.”

(Albertini, F. et Thury-Bouvet, G., 2004)

 

Nous pouvons constater que chaque site et chaque toponyme vont renvoyer à plusieurs signes. Pour exemple, des îlots comme des sommets renvoient à des divinités primordiales : les toponymes Galganu, Garganu témoignent clairement de ce fait, qui plus est lorsque l’on sait qu’ils sont au cœur de légendaire insulaire. Puis c’est la mythologie gréco-romaine qui a partiellement remplacé les croyances anciennes sans que ne disparaissent bien entendu les traces de cultes anciens. Ainsi, nous pouvons mentionner de nombreux lieux portant le nom de divinités anciennes comme le Monte Ghjovu, sommet situé dans le Cap Corse accueillant les ruines d’une chapelle bâtie sur un ancien temple romain consacré à Jupiter (Albertini, F. et Thury-Bouvet, G., 2004) ou Mercuriu –Mercure- le plus souvent localisé aux cols, lieux de franchissement par excellence qui illustre alors notre système de croyances puisque « Mercure, messager des dieux, était une divinité psychopompe, intermédiaire entre les mondes. » (Albertini, F. et Thury-Bouvet, G., 2004).

S’appuyant toujours sur une géographie sacrée prenant racine dans les temps les plus lointains, les noms de lieux chrétiens sont nombreux et remplacent sans doute d’anciennes divinités pré-chrétiennes ou paléochrétiennes. G. Moracchini-Mazel (2006) répartit le territoire de la sorte : Saint Georges et Saint Michel pour la moyenne montagne ; Saint Partée et Saint Jean pour les forêts et les plaines de moyenne montagne ; Saint Quilicus et Santa Verghjina pour les cimes ; Sainte Lucie et Sainte Julie pour les endroits liés à l’eau et à la mer ; San Mamilianu, Saint Pierre, Saint Laurent et Saint Martin pour les églises et les chapelles anciennes.

Pour conclure, il nous faut retenir que l’évangélisation de l’île est toujours active, alors même que la manière de concevoir et de comprendre le territoire, l’espace et le temps, a su résister à toute entreprise de changement par l’Eglise. A contrario, il est également évident que c’est une volonté réelle, de la part de l’Eglise, de s’appuyer sur le fonds de croyances implanté dans chaque territoire. La manière dont se transmet chaque information renvoie à la parole, et c’est cette parole qui s’inscrit dans les espaces. Cette mémoire-là s’inscrit dans un mental qui regarde encore les signes autour de lui. La transmission orale ne serait rien sans ces signes présents au sein du territoire qu’elle raconte à partir de ce lien fort entre l’homme et son territoire, tenant compte que l’un n’a pas d’existence sans l’autre.

 

 

 

Toutes nos préoccupations sont relatives à la mort ou, pour être plus nuancés, à une ritualisation de cette séparation entre vivants et morts, et à l’idée de franchissement inhérente à la mort du corps physique. En Corse, nous considérons que c’est à partir d’un va-et-vient permanent entre différents mondes que s’exprime et se met en place notre conception du Cosmos. De ce fait, intimement lié au Temps, l’espace doit faire l’objet d’une approche précise. Cette écriture dans l’espace, cette inscription dans un territoire d’origine, et la manière dont les hommes le regardent, le comprennent et le parcourent, font que ces derniers en sont à la fois gardiens et prisonniers.

Un homme privé de sa terre n’existe pas  puisque son destin, la façon dont il vit jusqu’au franchissement ultime, ainsi que l’après-mort, dépendent étroitement de la terre, et de la manière dont il la regarde. Perdre les clefs qui nous permettent d’appréhender un territoire, d’y trouver sa place et de s’y affirmer, c’est mettre en péril la légitimité de l’homme au sein de ce territoire. Il nous faut donc transmettre ces clefs telles qu’elles nous sont parvenues jusqu’ici.

 

 

 

 

Ouvrages spécifiques

 

ANATI, Emmanuel, 1999, La religion des origines. Paris : Bayard, 178p.

BALANDIER, Georges, 1994, Le dédale. Paris, Fayard, 236p.

BOURDIEU, Pierre, 1991, Langage et pouvoir symbolique. Paris : Fayard, 423p.

BRAUDEL, Fernand, 1982, La Méditerranée et le monde Méditerranéen. Paris : Armand Colin, T.1 588p. T.2628p.

CASSIRER, Ernst, 1973 Langage et mythe, Editions de minuit (Coll. Sens commun)

ELIADE, Mircea, 1957 (1987) Le sacré et le profane, Paris : Gallimard, 185p.

ELIADE, Mircea, 1996, Traité d’histoire des religions. Paris : Bibliothèque historique Payot, 395p.

GOODY, Jack, 2007, Pouvoirs et savoirs de l’écrit. Paris : La dispute, 269p.

LANFRANCHI (de), François, 2000, Le secret des mégalithes. Ajaccio : Albiana, 164p.

FINLEY, M, 1981, Mythe, mémoire, histoire. Paris : Flammarion, « nouvelle bibliothèque scientifique »

HANI-MARAI, Danielle, 2007, Géographie et architectures sacrées. L’Homme face au cosmos. Paris : Dervy, 560p.

ISTRIA, Daniel, 2005, Pouvoirs et fortifications dans le nord de la Corse : XIe-XIVe siècle. Ajaccio : Alain Piazzola, 517p.

LEROI-GOURHAN , André, 1965, Le geste et la parole : la mémoire et les rythmes. Paris : Albin Michel, 156p.

LEROI-GOURHAN, André, 1995, Les religions de la préhistoire. Paris : P.U.F, 156p.

VERNANT, Jean-Pierre, 1999, L’univers, les dieux et les hommes. Récits grecs des origines. Paris : Seuil (Coll. Essais), 248p.

 

Revues et ouvrages collectifs

 

ALBERTINI, Françoise et THURY-BOUVET, Ghjasippina, 2004 « toponymie» Vol. 2 Anthropologie, Encyclopaedia Corsicae, Bastia : Dumane.

MORACCHINI-MAZEL, Geneviève, 2006, « Les saints patrons honorés en Corse et la christianisation des cultes antérieurs » Etudes corses n° 62

PERGOLA, Philippe, 2006 « Les premiers chrétiens corses entre l’Afrique et Rome » Etudes corses n°62

SALINI, Dominique, 2004 « Religions » in Encyclopaediae Corsicae, vol. 2, Anthropologie, ed. Dumane

SANTINI, Don-Mathieu, 1998, A fola corsa trà identità è universalità. Thèse de doctorat, Université de Corse

SANTINI, Don Mathieu, 2004, « A fola » Vol. 2 Anthropologie, Encyclopaediae Corsicae. Bastia : Dumane

THURY-BOUVET, Ghjasippina, 2004 « limite» Vol. 2 Anthropologie, Encyclopaedia Corsicae, Bastia : Dumane.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1 C’est aussi de cette manière là que la religion chrétienne explique la vie avant de proposer une dualité corps/âme.

2 Naissance-vie-mort ou encore aube-journée-crépuscule se superposent aux espaces,.

3Les recherches en cours mettent en évidence une véritable toile tissée sur tout le territoire. Par le biais des SIG, chaque site dont la sacralité est transmise par un toponyme éloquent, un récit, une pierre dressée, un alignement ou divers monuments d’époques différentes (casteddi, murets, dolmens, chapelles) est mis en évidence et relié à d’autres qui lui répondent en écho.

4On les appelle aussi i toli, les tables, en référence au rituel de deuil qui consiste à exposer le défunt sur une table. A stazzona signifie la forge car la croyance dit que le Diable y fabrique ses armes. De nombreux récits en font également a casa di l’Orcu ou a casa di u Magu, la demeure de l’Orcu ou du Magu, noms qui renvoient sans doute à une divinité ancienne liée au Temps, vraisemblablement l’équivalent de l’Ogre de la tradition française ou du Diable dès lors que la légende est christianisée.

5 Un casteddu est un monument que l’on retrouve de l’âge du Bronze jusqu’à l’époque médiévale, les plus récents se superposant très souvent aux premiers. A la fois lieux de cultes et de défense, leur disposition au sein du territoire tout entier reste à définir.

6A madunnina est une sorte d’oratoire où l’on place parfois une statue de la Vierge, d’où sa dénomination issue du terme Madonna.

7I paladini –les statues-menhirs- portent différents symboles : ils ont un visage et une arme (poignard ou épée), ils ont une colonne vertébrale et leur sommet, à l’origine peint d’ocre, est de forme phallique. Ils ne sont pas que des accès vers d’autres mondes comme les stantari –les menhirs- mais bien des représentations de différents pouvoirs (vie, mort, fertilité)

8La croyance dit qu’il faut jeter une ou trois pierres dans tout cours d’eau avant de le franchir. Des pricantuli, sorte de prières mêlant symboles chrétiens et pré-chrétiens transmises lors de la nuit de Noël, peuvent être également récitées mentalement afin de se protéger des esprits errants.

9Pour exemple, les aires de battage de blé –l’aghji- deviennent des espaces sacrés où s’expriment différents pouvoirs à, midi ou 3h de l’après-midi ainsi que du crépuscule à l’aube. Espace rond, clos par des pierres mais à ciel ouvert, il est à la fois sacré et profane et c’est le changement de Temps qui en change la valeur.