Corte-Sardaigne Cinema

Scontri di 28.10.2019

« LA SARDAIGNE ET LE CINEMA : L’IDENTITE EN QUESTION(S)… ET EN IMAGES »

Fabien LANDRON

Maître de conférences

Enseignant-chercheur à l’UCPP

 

Cette première stonda (2 octobre 2019) dédiée au thème « La Sardaigne et le cinéma : l’identité en question(s)… et en images » est dédiée à la Sardaigne et à son cinéma dans l’espace méditerranéen. Elle s’inscrit dans la programmation éclectique, riche et ouverte d’un Centre Culturel Universitaire qui est le reflet des ambitions de notre Université qui, plus que jamais, est tournée vers l’Autre et vers l’Ailleurs. Et la stonda que je propose aujourd’hui est un peu le symbole de la Méditerranéité que notre institution ou, plus largement, notre île, doit cultiver ; une ouverture qui doit fonctionner comme un aller-retour vers et depuis d’autres réalités pour mieux comprendre et, sans doute, mieux se comprendre. Je souhaite profiter de l’occasion pour remercier tout particulièrement le Professeur Ghjacumu Thiers qui a été mon professeur alors que je suivais les cours d’un D.E.A d’Etudes Corses et Méditerranéennes, il y a déjà quelques années, dans cette Université de Corse. Je me souviens des cours de sociolinguistique ; et, déjà à cette époque, lui, comme moi, comme d’autres, étions sensibles aux questions d’une identité méditerranéenne partagée et partageable ; un cadre dans lequel pouvaient converser, sereinement, les cultures des territoires si proches et si lointains que sont la Corse, sa terre ferme naturelle (l’Italie) et la Sardaigne. Ghjacumu Thiers m’a proposé d’animer, cette année, plusieurs stonde, , autour de la question de l’identité en Méditerranée, avec, comme support, comme corpus, la question de l’expression de cette identité dans un medium particulier (particulier dans sa forme, particulier dans son évolution, particulier car témoin d’évolutions plus larges, plus globales, qu’elles soient historiques, culturelles, sociales, sociologiques, sociétales, économiques, techniques… !) : le cinéma comme moyen d’expression et, plus particulièrement, le cinéma sarde. Ou, mieux encore, un « nouveau cinéma sarde » qu’il nous faudra tenter de définir.

Pour cela, nous avons quatre rendez-vous à disposition cette année : quatre volets distincts mais complémentaires qui nous permettront d’aborder la question de l’identité à travers les images filmées de et sur la Sardaigne… mais sans s’y enfermer, sans le faire de façon exclusive. Au contraire, ce nouveau cinéma sarde, nous nous en servirons comme exemple, comme point de départ d’une réflexion plus large, nous incluant nous-mêmes Corses, de naissance, d’adoption, de passion, pour observer, analyser notre propre identité (d’insulaires, de méditerranéens…). L’identité, ce « paquet encombrant » auquel « il vaut mieux à tout prendre ne pas y penser trop souvent. » : c’est ainsi que le Professeur Thiers la qualifie, à juste titre, dans son ouvrage de référence Papier(s) d’identité. Nous y penserons pourtant souvent cette année, au cours de ces quatre stonde qui prendront donc comme point de départ l’identité sarde à travers son cinéma – celui de la période moderne et contemporaine, voire hypercontemporaine, des années 2000 à nos jours. Notre corpus s’appuiera presque essentiellement sur le long-métrage de fiction. D’une part, car l’étude approfondie de tout ce qui constitue aujourd’hui le matériel à disposition des études cinématographiques (documentaires, courts-métrages, séries, etc.) donnerait lieu à un nombre bien plus important de stonde ! C’est également une esthétique et une expression passionnantes à décrypter. Et, enfin, le long-métrage de fiction est la forme qui a le plus de chance d’être diffusée et donc d’être vue par un public (et la question de la réception par des communautés de publics est tout à fait essentielle. Le point de départ sera donc bien « La Sardaigne et le cinéma » mais nous déclinerons ce thème en divers chapitres, divers volets, en commençant par une introduction qui aura pour but de placer le cinéma sarde dans un contexte sud méditerranéen et italien : un Mezzogiorno cinématographique dans lequel j’insérerai, à dessein, la Corse et son cinéma (que l’on pourrait, un peu par provocation, qualifier de « balbutiant »). Nos autres rendez-vous permettront d’aborder la question sous des angles particuliers : nous évoquerons le lien entre Sardaigne, littérature et cinéma, pour voir si les mouvements propres à ces deux moyens d’expressions sont liés, ou s’éloignent, sur l’île-sœur et en Corse. Puis nous parlerons des figures et des stéréotypes présents, ou absents, dans le cinéma de nos îles. Enfin, la question de la langue ou des langues – un phénomène complexe dès que l’on parle d’identité ! – dans le cinéma insulaire sera au cœur de la dernière stonda.

Ces quatre stonde, donc, sont envisagées comme quatre déclinaisons d’un même thème : Sardaigne et cinéma. Or la stonda au cours de laquelle nous parlerons sans doute le moins de cinéma sarde sera… celle-ci. Bien sûr, il sera présent en filigrane et plus encore vers la fin de l’exposé. Mais l’objectif de la stonda d’aujourd’hui consiste à voir dans quelle mesure le cinéma peut être l’expression de l’identité d’un territoire dans des régions, insulaires ou non, fortement marquées. C’est surtout parce que l’étude approfondie et ciblée, de ce nouveau cinéma sarde, sera clairement abordée à travers les angles choisis lors des prochains rendez-vous.  

C’est donc un voyage en Méditerranée que je vous propose, à la découverte des cinémas du Sud. Nous parlerons des thèmes, des lieux, des stéréotypes qui « peuplent » ce cinéma italien sud-méditerranéen en partant justement du Mezzogiorno italien, de la Terraferma italienne, pour descendre vers le sud de la botte, avant de remonter vers les îles majeures (Sicile, puis Sardaigne), puis d’arriver à la Corse pour voir si, justement, en termes de création, de calendrier, d’emploi des stéréotypes, les cinématographies se répondent, en écho, ou, au contraire, se tournent le dos, chacune fonctionnant selon sa propre Histoire et sa propre identité.

Mais, avant tout, voici une première question que l’on pourrait se poser : pourquoi intégrer le cas de la Sardaigne (et, davantage encore, celui de son île-sœur, la Corse) dans ce Mezzogiorno italien ? Pour des raisons géographiques avant tout, lesquelles entrainent des particularités historiques, culturelles, politiques. Et l’insularité, qu’elle soit physique (un territoire entouré d’eau) ou plus philosophique (l’idée d’un territoire à la marge, isolé, coupé du reste, périphérique et donc, distant du ou des centre.s), a fortement conditionné les manifestations de cette fameuse identité, parfois (c’est moins vrai en Corse, justement) à travers l’expression cinématographique.

Et donc cette géographie italienne nous oblige à revenir même sur la définition d’un cinéma italien. En effet, il est difficile, voire impossible de réunir, sous une seule et même bannière, tous les courants, genres et auteurs qui sont autant d’expressions diverses – mais complémentaires – d’une italianité plurielle, reflet d’un territoire à la géographie si particulière : cette péninsule s’étirant du Nord au Sud, jusqu’au cœur de la Méditerranée, et complétée d’îles majeures et mineures. Car, si l’Italie est une nation (née, somme toute, récemment), elle est aussi et surtout une mosaïque de régions, de cultures et de dialectes qui font l’Histoire et la richesse du(des) cinéma(s) italien(s).

De la même façon, la fracture “historique” (et il suffit de penser au fameux film de Luchino Visconti, Rocco et ses frères, qui, en 1960, témoignait déjà d’une tension territoriale entre le Nord et le Sud de l’Italie.) entre un Nord considéré comme riche et/car lié à l’Europe continentale et un Sud (îles majeures incluses) affaibli par une position relativement périphérique ne s’est pas atténuée avec le temps. Ce Mezzogiorno italien commence aux confins du Latium et de la Campanie, à mi-chemin entre les villes de Rome et de Naples. Ce contraste entre deux territoires que tout semble opposer – le Centre-Nord et un Sud pluriel – s’exprime également dans les expressions audiovisuelles liées à l’écran, du grand (le cinéma traditionnel) au petit (séries et fictions télévisées, productions diffusées sur les plateformes de streaming aujourd’hui en vogue, comme Neflix ou Amazon Prime ou sur des canaux plus classiques – Rai, Sky, etc.).

L’Italie du Sud, dans son ensemble, tente de se définir dans le rapport ambigu qu’elle semble entretenir avec les nombreux stéréotypes qui la hantent dans l’imaginaire collectif. La comédie de Luca Miniero, Benvenuti al Sud (2010), avec le napolitain Alessandro Siani et Claudio Bisio dans le rôle d’Alberto, fonctionnaire originaire de Lombardie, est un bon exemple de la perception traditionnelle et populaire que les spectateurs peuvent avoir des « gens du Sud ». Il s’agit du remake italien du phénomène cinématographique français Bienvenue chez les ch’tis (Dany Boon, 2008). Là, les situations territoriales s’inversent pour garantir l’effet comique : les régionaux dont on se moque ne sont, ici, pas ceux du Nord mais bien les habitants du Cilento, au Sud de la Campanie, à grands renforts de clichés garantissant l’efficacité des gags. Ce même Benvenuti al Sud a eu une suite, en Italie : moins réussie que le premier volet –, Benvenuti al Nord, de 2012 et toujours réalisée par Luca Miniero, elle tente de se moquer des Milanais.

Le cinéma du Sud de l’Italie a donc du mal, en général, à se défaire de l’image d’Epinal, composée fréquemment du triptyque « soleil, pizza et mandoline » et autres stéréotypes (la fainéantise, la mafia, la violence, la corruption…) encourageant un certain exotisme dans les pratiques, les tenues et les figures traditionnelles des régions qui sont montrées à l’écran. Toutefois, les auteurs méridionaux du « nouveau cinéma italien » du XXIe siècle semblent jouer de ces clichés : parfois ils s’y conforment, souvent ils s’en amusent, les revisitent, les interprètent, dans une volonté de dépassement allant jusqu’à la re-création. Bien entendu, cette évolution des représentations filmées du Sud de l’Italie doit aussi beaucoup aux conditions de production des œuvres : des changements administratifs, économiques, culturels qui, petit à petit, bouleversent la façon même de tourner dans ces régions, dont certaines sont en plein développement. Et d’ailleurs, les structures de type « film commission », d’aide aux tournages dans les régions, ont fait beaucoup pour l’image de ces territoires au cinéma.

J’ai choisi aujourd’hui d’évoquer ce Sud aux multiples facettes, région par région, dans une approche thématique, en essayant de comprendre comment ces territoires, de la moitié méridionale de la péninsule aux deux grandes îles que sont la Sardaigne et la Sicile, et jusqu’à la Corse, affirment leur(s) identité(s) dans une Histoire globale du cinéma italien et/ou méditerranéen.

Mais avant d’entreprendre notre « tour », à la manière des voyageurs historiques qui ont parcouru l’Italie, il faudrait se poser un instant sur la définition même de ces cinématographies napolitaine, pugliese, sarde, sicilienne, etc. En effet, cela pourrait sembler problématique car les critères relatifs à ces appellations régionales sont discutables : s’agit-il de cinéma en région ? de cinéma sur la région ? par des réalisateurs de la région ou originaires d’ailleurs ? Je choisirai de retenir la suivante, comme je l’ai fait dans un travail scientifique sur le « nouveau cinéma sarde » pour lequel je parle de films tournés en Sardaigne, par des Sardes, sur des problématiques propres à la Sardaigne. Même si, dans le cadre d’une identité partagée et partageable, la réception par différentes communautés de publics ne se limite pas qu’au public sarde. Telle donc serait la définition d’un cinéma sarde, sicilien, corse, campano, pugliese, calabrese, écho régional, parfois insulaire, en tout cas méditerranéen à d’autres cinématographies méridionales dont les questions relatives à la représentation et à la représentabilité se croisent souvent.

 

Et au cœur de cette Italie plurielle, une région affirme particulièrement sa double identité (nationale et régionale) : la Campanie – et son chef-lieu, la paradoxale et chaotique Naples – cultive sa différence culturelle et linguistique vis-à-vis du reste du pays. Elle est une terre de cinéma qui en a montré les différentes facettes tout au long du XXe siècle : la production napolitaine est un exemple de filon régionaliste qui a parcouru la jeune histoire du cinéma en Italie, de l’expression naturaliste d’Assunta Spina dans la version de 1915 ou celle de 1948 avec une Anna Magnani inoubliable. On se souvient également de la comédie grinçante L’oro di Napoli de Vittorio De Sica en 1954 avec Totò et Silvana Mangano, ou bien encore le cinéma engagé sans concession de Francesco Rosi avec Le mani sulla città, 1963 (Main basse sur la ville), qui évoque la collusion entre le pouvoir et la criminalité déjà organisée. Les personnages liés à Naples et à la Campanie sont nombreux, tout comme les symboles – positifs ou négatifs – qui hantent l’imaginaire collectif dans sa représentation de ce territoire qui, de l’enfer de Scampia, quartier populaire de Naples, pendant longtemps aux mains des clans camorristes – c’est ce quartier qui apparaît dans Gomorra de Matteo Garrone – à Torre Annunziata, s’étend au pied du Vésuve. Naples est le théâtre d’une culture à la fois classique et populaire, de Pulcinella à Enrico Caruso, de Totò à Eduardo De Filippo. Eduardo De Filippo a été l’un des Maîtres du théâtre napolitain et un symbole filmique et réussi d’une culture napolitaine entre théâtre et cinéma est l’adaptation à l’écran du texte d’Eduardo De Filippo, Il sindaco del Rione Sanità, par l’un des meilleurs représentants de l’école napolitaine, Mario Martone (auteur notamment de L’amore molesto en 1995), dans une version revisitée et tout à fait moderne, y compris visuellement.

Mais la ville et ses alentours sont sans doute aussi connus pour l’organisation criminelle qui les gangrènent depuis longtemps : la Camorra, mafia urbaine et napolitaine, fascine le spectateur au point de donner naissance à un genre cinématographique bien défini, le « film de mafia » ou « mafia movie », dans lequel réalité, Histoire et fiction se mêlent pour donner naissance à un filon “spectaculaire”, dans son acception première. Cette tendance se retrouve dans certaines œuvres tournées à Naples depuis 2000 et qui puisent leur inspiration dans une actualité brûlante, avec un certain courage. L’exemple le plus célèbre reste sans aucun doute Gomorra de Matteo Garrone (2008), adaptation à l’écran du livre de Roberto Saviano (qui, depuis, a été condamné à mort par la Mafia), à cheval entre le gangster movie et le documentaire, et qui répond à ce besoin de raconter une vérité dérangeante sur les pratiques mafieuses (clans, trafics, violence…). Grand Prix du Festival de Cannes 2008, il a connu un grand succès en Italie comme à l’international, à tel point qu’il a été décliné en une série à succès depuis 2014 et qui connaît une quatrième saison diffusée sur les réseaux de vidéos en streaming. Le très grand succès de la série est intéressant car il témoigne de la confusion des genres et des formats relatifs à la monstration des activités mafieuses à l’écran, de moins en moins documentaire, au profit d’un genre toujours plus codifié et spectaculaire. La frontière entre la dénonciation et le spectacle est alors très mince, ce qui peut parfois déranger.

Un autre film, Fortapàsc de Marco Risi (2009), résonne comme un hommage au cinéma d’enquête des années 60-70 : inspiré d’une histoire vraie, le film relate les derniers mois de la vie du jeune journaliste Giancarlo Siani, abattu par la Camorra en 1985 ; de la reconstitution minutieuse naît la soif de vérité et l’idée d’une dénonciation salutaire pour Naples, la Campanie et, plus largement, l’Italie. Plusieurs documentaires ont également été tournés pour dénoncer les dérives d’un système, du local au national : l’un des meilleurs exemples est sans doute Biùtiful Cauntri d’Esmeralda Calabria, Andrea D’Ambrosio et Peppe Ruggiero qui, en 2007, évoquent le scandale sanitaire causé par la gestion des déchets toxiques par les clans mafieux et la pollution des terres agricoles de la Campanie.

Mais, à côté de ce filon noir, ou négatif, coexiste une Naples plus festive, plus joyeuse, colorée, à la limite du kitsch, et qui s’exprime à travers la chanson de variété en dialecte et l’espoir d’une vie meilleure dont les modèles sociaux vont du footballeur Maradona aux héros souvent éphémères de la téléréalité : le rêve d’une ascension sociale à travers les médias est d’ailleurs le thème central de la fable moderne de Matteo Garrone, Reality, en 2012, qui évoque le parcours – fictif – d’un père de famille napolitain sélectionné pour passer dans Grande Fratello, le programme télévisé d’enfermement le plus connu en Italie.

La musique est au cœur de cette Naples populaire dont les représentants “historiques” vont de l’interprète de Tu vuo’ fa’ l’americano de Renato Carosone au regretté Pino Daniele, auteur de l’hymne Napule è ; aujourd’hui, les idoles des Napolitains, jeunes et moins jeunes, sont les chanteurs que l’on qualifie de « neomelodici » comme Rosario Miraggio et surtout Gigi D’Alessio : c’est de la variété très kitsch, du style musical au look des chanteurs mais très en vogue à Naples (et presque exclusivement à Naples), et qui s’oppose à la chanson napolitaine classique comme l’hymne ‘O sole mio. Les frères Marco et Antonio Manetti, davantage connus comme les Manetti Bros, s’inspirent, entre autres, de cet univers décalé pour leurs films Song e’ Napule (genre policier, 2014) et, en 2017, la comédie Ammore e malavita qui remporte l’année suivante le David di Donatello du meilleur film.

Dernièrement, les spectateurs ont pu découvrir un autre visage de Naples, grâce au film du réalisateur italo-turc Ferzan Ozpetek Napoli velata, avec Alessandro Borghi et Giovanna Mezzogiorno. Dans ce thriller psychologique, la ville apparait comme mystérieuse, envoûtante, magique : un film d’auteur qui rend justement hommage à l’une des villes les plus troublantes d’Italie et une preuve que les lieux de la Campanie restent une source d’inspiration inépuisable pour les cinéastes, au-delà des stéréotypes.

A signaler aussi : le très visuel 5 è il numero perfetto de l’auteur de comics, de romans graphiques, Igort (qui, par ailleurs, est sarde). C’est un film très original, très réussi, et qui montre que l’on peut filmer la Camorra en se servant de moyens plus visuels, esthétiques, déroutants, comme cela a pu être le cas dans d’autres cinématographies du Sud.

 

Si le Molise, petite région du Sud de la péninsule italienne, semble ignoré par le cinéma – en tout cas au niveau national –, il n’en est pas de même pour des régions plus grandes, situées à l’extrémité de la botte italienne, dont les Pouilles constituent le talon. Ce territoire attire aujourd’hui de nombreux tournages, grâce notamment à l’action de l’Apulia Film Commission, une fondation très active depuis quelques années, un véritable support financier et logistique dont l’une des missions est de faire de la région des Pouilles une véritable terre de cinéma, tant et si bien qu’elle a été surnommée par certains « Pugliwood », contraction de Puglia et d’Hollywood ! Ainsi, de nombreux films y sont régulièrement tournés, profitant de la richesse des paysages mais aussi des città d’arte, les villes d’art (Lecce, Ostuni, Bari, Polignano a mare, Monopoli…) qui font aujourd’hui sa renommée dans le secteur du tourisme. Parmi les très nombreux films tournés dans les Pouilles, il convient de citer l’un des plus connus, qui Mine vaganti de Ferzan Ozpetek (2010), qui a obtenu un joli succès, y compris en France, où il est sorti sous le titre Le premier qui l’a dit. Une comédie, sans doute l’un des films les plus réussis de Ferzan Ozpetek, qui met en scène un Riccardo Scamarcio à contre-emploi, qui descend dans le sud pour annoncer à sa famille qu’il est gay.

D’autres films comme Io che amo solo te de Marco Ponti (2015), qui est l’adaptation du roman de l’auteur à succès Luca Bianchini. Plusieurs réalisateurs originaires des Pouilles (ils y sont nés ou y ont grandi) ont mis leur région à l’honneur dans des films qui ont dépassé les frontières locales ou nationales : c’est le cas d’Edoardo Winspeare qui avait évoqué la danse de la pizzicata dans le film du même nom en 1996. Quant à Nico Cirasola, il met en scène en 2011, dans le docu-fiction Focaccia Blues, l’histoire vraie d’un boulanger des Pouilles qui, grâce à ses spécialités locales, a contraint son voisin, un fameux fast-food américain, à fermer ses portes.

Mais, si les paysages et la lumière des Pouilles sont des atouts pour attirer les équipes de tournage, il est aujourd’hui difficile de définir une cinématographie représentative de la région à proprement parler. Celle-ci semble davantage être l’expression d’un Sud rural anonyme qu’un territoire à l’identité affirmée. C’est une idée que l’on retrouve dans l’un des plus beaux longs-métrages de Gabriele Salvatores, Io non ho paura (2003), qui est l’adaptation à l’écran du livre de Niccolò Ammaniti. Il a tourné en partie dans les Pouilles et dans la Basilicate voisine, dont le réalisateur exploite avec brio la campagne écrasée par le soleil d’été. Là encore, c’est une film commission (la Lucana film commission, du nom antique du territoire) qui œuvre pour la promotion du territoire à travers l’aide à la production d’œuvres audiovisuelles de différents types (cinéma, télévision, publicité…).

Ainsi, récemment, les comédies Un paese quasi perfetto de Massimo Gaudioso (2016), avec Fabio Volo, Silvio Orlando et Claudio Buccirosso, Noi e la Giulia de et avec Edoardo Leo (2015) y ont été tournées. Mais c’est surtout le film de et avec Rocco Papaleo, Basilicata Coast to Coast (2010), comédie en forme de road-movie musical, qui a fait connaître la région au grand public, suite au succès du film pour lequel le réalisateur s’est vu attribuer le David di Donatello du meilleur réalisateur débutant en 2011, entre autres prix.

La Calabre, à la pointe Sud-Ouest de la péninsule italienne, offre les mêmes caractéristiques que ses voisines, par sa lumière, son climat, ses paysages. Mais elle est aussi, pour certains réalisateurs, un élément remarqué de plusieurs films qui, récemment, ont rencontré un certain succès d’estime, en Italie et à l’étranger : A ciambra de Jonas Carpignano (2017), dont l’action se déroule au sein d’une communauté rom de Gioia Tauro ; Il sud è niente (2013), tourné par Fabio Mollo à Reggio Calabria avant son deuxième long-métrage de fiction, le très réussi Il padre d’Italia (2017) avec Luca Marinelli (l’un des acteurs les plus brillants de sa génération) et Isabella Ragonese, conçu comme un voyage initiatique du nord au sud de l’Italie, entre deux personnes que tout oppose, vers la lumière salvatrice d’une Calabre réconfortante. En 2014, Anime nere de Francesco Munzi, auréolé de nombreux prix, aborde avec précision le sujet délicat de la ‘ndrangheta – la mafia calabraise – implantée dans le village d’Africo. Et comment ne pas citer, dans un registre plus commercial, la comédie Qualunquemente de Giulio Manfredonia (2011) avec Antonio Albanese dans le rôle de Cetto La Qualunque, personnage rendu célèbre auprès du public par des passages répétés à la télévision italienne ? Dans ce film, Albanese incarne un entrepreneur véreux et grossier, tenté par le fauteuil de maire de la petite ville de Marina di Sopra : une parabole de la politique contemporaine qui n’est pas sans rappeler l’ère politique berlusconienne.

Parmi ces territoires insulaires méditerranéens, la Sicile a noué depuis longtemps des rapports étroits avec le cinéma en général et le long-métrage de fiction en particulier. La question de la représentation et de la représentabilité des réalités locales (qu’elles soient sociales, sociétales, politiques, historiques) à travers l’écran y est très prégnante. Parmi les clichés relatifs à la Sicile, un semble récurrent : la mafia, associée à la mauvaise vie (la malavita), véritables fléaux de la société sicilienne, fournissent depuis longtemps des trames à de nombreux films – fictions et documentaires – qui s’inspirent de faits réels (parfois de faits divers) et revendiquent cet appui sur l’« h/Histoire vraie ». Si le génois Pietro Germi semble avoir été le premier réalisateur à aborder le thème de la mafia dans le cinéma italien avec Au Nom de la loi (1949), c’est bien Salvatore Giuliano (1962), du napolitain et Maître du cinéma engagé des années 60-70, Francesco Rosi, qui apparaît, aujourd’hui encore, comme l’un des films majeurs sur le thème. Depuis, le cinéma traitant de la mafia semble avoir hérité du traitement réservé par le Néoréalisme puis le film-enquête du cinema d’impegno. Si l’on se limite à observer les œuvres du « nuovo cinema italiano » du XXIe siècle, nombreux sont les films qui dénoncent les agissements de la branche sicilienne mafieuse appelée Cosa nostra : le biopic I Cento Passi de Marco Tullio Giordana (2000) autour de la vie et de la mort de Peppino Impastato, interprété par un magnifique Luigi Lo Cascio, dont c’était ici le premier rôle au cinéma. On peut également citer Alla Luce del sole de Roberto Faenza (2005) sur le prêtre Don Pino Puglisi assassiné à Palerme en 1993, La Siciliana ribelle de Marco Amenta (2009) inspiré de la vie de Rita Atria, témoin de premier ordre lors de l’opération anti-mafia menée par le juge Borsellino avant sa mort et victime indirecte, par la suite, de la Pieuvre. Ce ne sont là que quelques exemples de ces films qui proposent une relecture, filtrée par le récit cinématographique, d’événements tragiques qui ont entaché l’histoire plus ou moins récente de la Sicile. Depuis, certains cinéastes s’affranchissent de l’impression de réalité tout en poursuivant l’opération de dénonciation des actions de Cosa nostra. Ils jouent alors avec des genres cinématographiques plus originaux – la comédie, la comédie romantique, le film fantastique, le conte de fées – pour toucher d’autres publics, dépoussiérer le concept ou se conformer à une évolution inéluctable des représentations cinématographiques de la mafia. Les réalisateurs Fabio Grassadonia et Antonio Piazza appartiennent à cette veine, avec leurs longs-métrages Salvo (2013, Grand Prix de la 52e Semaine de la Critique du festival de Cannes), film policier et dramatique qui exploite avec originalité le registre des sensations pour mieux plonger le spectateur dans l’univers mortifère de la mafia sicilienne, puis Sicilian Ghost Story en 2017. Ce conte fantastique est l’adaptation libre d’un récit de Marco Mancassola inséré dans le livre Non saremo confusi per sempre, lui-même inspiré d’une histoire vraie (le meurtre du jeune Giuseppe Di Matteo en 1996 par Cosa nostra qui a ensuite dissout son corps dans de l’acide). Dans cette coproduction italo-française soutenue par la Région de Sicile, la Sicilia Film Commission et le CNC, les réalisateurs ont choisi d’évoquer cet événement traumatique vrai (un enfant est séquestré par la Mafia pour servir de monnaie de chantage vis-à-vis de son père ; le gamin vivra un cauchemar avant d’être dissous dans l’acide) ; et donc évoquer à travers un drame fantastique à l’esthétique très recherchée, comme s’il s’agissait de transcender une réalité trop violente par le recours à un imaginaire poétique, par une revisite distanciée, poétique et participative, où l’émotion provoquée sert le propos. Le fait divers n’est alors plus montré de façon crue, journalistique, froide : le film-enquête se tourne vers un genre purement cinématographique avant de convoquer le réel et sa violence insupportable, en surimpression à l’écran, avant le générique de fin.

Dans un tout autre registre, avec ses deux longs-métrages de fiction, La mafia uccide solo d’estate (2013) et In guerra per amore (2016), l’auteur multicartes palermitain (journaliste, réalisateur, acteur) Pierfrancesco Diliberto, alias Pif, illustre cette idée selon laquelle le cinéma de genre(s) s’est emparé du thème « mafieux » pour ré-élaborer la forme même du film-enquête, dans des formes hybrides voulant offrir aux spectateurs une autre vision de la réalité. La mafia uccide solo d’estate évoque, de façon détaillée, une période sombre du passé récent de la Sicile – du “massacre du Viale Lazio” à Palerme, un soir de décembre 69, aux nombreux assassinats commandités par le chef mafieux Totò Riina comme ceux, tristement célèbres, des juges Falcone et Borsellino en 1992 – mais sur un ton ironico-comique inattendu, à travers les yeux d’un enfant, Arturo Giammaresi, double fictionnel de Pif. Pour évoquer les personnages, les lieux et les faits réels liés à l’Histoire dramatique de la Sicile, le réalisateur choisit de mêler l’authentique (des images d’archives - extraits de journaux télévisés, presse de l’époque) à la fiction (la reconstitution historique, la comédie parfois romantique), dans une démarche se voulant didactique, indirectement dénonciatrice et donc militante. Le succès critique et public sera tel que le film sera ensuite adapté à la télévision sous la forme d’une série en 2016, puis en 2018 pour une deuxième saison programmée sur la chaîne publique Rai Uno.

Pour son deuxième long-métrage de fiction, In guerra per amore, Pierfrancesco Diliberto évoque une autre période historique, antérieure, liant l’île à Cosa nostra, aux sources du mal, puisqu’il y est question de l’arrivée des chefs mafieux au pouvoir au sortir de la guerre, suite à la libération de la Sicile par les Américains. Là encore, Pif mélange les genres en s’appuyant principalement sur la comédie parfois burlesque. Cela semble démontrer que les genres dits “populaires” ou “commerciaux” ne desservent pas, dans ce cas précis, le propos. Au contraire, ils l’amplifient, en lui permettant de toucher, plus largement, d’autres publics : le film-enquête, comme exemple d’un cinéma engagé, prend alors tout son sens.

Parmi les régions du Sud de l’Italie, la Sardaigne est sans nul doute l’une des plus intéressantes : elle occupe en effet une place à part dans le panorama cinématographique italien du XXIe siècle. Comme il existe un « nouveau cinéma italien » depuis 2000, il existe aussi un « nouveau cinéma sarde » qui s’est réellement affirmé depuis une vingtaine d’années. Longtemps perçue comme une terre exotique aux mœurs archaïques – c’est une vision encouragée par des années d’hétéro-représentations au cinéma –, la Sardaigne a su créer les conditions de la réappropriation identitaire à travers le cinéma et, plus particulièrement, le long-métrage de fiction, dans une hésitation permanente entre tradition et modernité.

Sa position géographique, son insularité, un corpus largement diffusé et composé de références presque systématiques aux œuvres de l’auteure sarde Grazia Deledda (prix Nobel de littérature en 1926), au banditisme et au pittoresque, sont autant d’éléments qui ont construit une représentation schématisée et stéréotypée de la Sardaigne et de ses codes, jusqu’à la fin des années 70. Le rapport au stéréotype a évolué, passant des adaptations des romans de Grazia Deledda à celles des ouvrages, bien plus modernes, de Sergio Atzeni.

L’Histoire semble n’avoir retenu que deux films emblématiques de cette période : si Banditi a Orgosolo de Vittorio De Seta, en 1961, a été grandement apprécié des spectateurs sardes, ces derniers ont, en revanche, refusé la vision offerte par Padre padrone des toscans Paolo et Vittorio Taviani (1977), adaptation cinématographique du roman autobiographique de Gavino Ledda. Le film a été accueilli positivement par la critique internationale (Palme d’Or à Cannes en 1977) et italienne, mais l’impact polémique, culturel et politique a été virulent sur l’île. Ce phénomène de rejet s’explique notamment par la douleur provoquée par le renvoi de l’image de soi dans la perception d’une œuvre, qu’elle soit littéraire, artistique, audiovisuelle. Et d’autant plus lorsqu’il s’agit d’hétéro-représentations – les représentations par d’autres… bien plus difficiles à tolérer, à digérer que lorsqu’elles sont initiées par les gens du « cru ».

La réappropriation de l’identité sarde par le cinéma s’est faite progressivement dès la fin des années 80, grâce à Gianfranco Cabiddu et à son film Disamistade : s’il exploite une nouvelle fois les poncifs du “genre sarde” (bergers, trahison, vendetta, condition fermée), ce long-métrage apparaît toutefois comme une réinterprétation du genre et de ses codes. Cette transition vers une autre façon de parler de la Sardaigne au cinéma se prolongera à la fin des années 90 avec son deuxième film, Il figlio di Bakunìn, adaptation cinématographique du récit de Sergio Atzeni. Ainsi, Cabiddu se positionne, presque malgré lui, comme le chef de file d’une nouvelle génération de réalisateurs qui vont profondément modifier l’apparence du cinéma sarde et la perception que l’on peut en avoir. Un point commun liera ces nouveaux réalisateurs : ils sont tous d’origine sarde, et ont tous choisi de parler de leur Sardaigne. À l’aube des années 2000, un collectif non officiel de cinq cinéastes se fait jour. Parmi d’autres démarches moins affirmées, Gianfranco Cabiddu (Passaggi di tempo, il viaggio di Sonos ‘e memoria, 2005 ; La stoffa dei sogni, 2016), Salvatore Mereu (Ballo a tre passi, 2003 ; Sonetàula, 2008 ; Bellas mariposas, 2012 ; Assandira, en préparation), Giovanni Columbu (Arcipelaghi, 2011 ; Su re, 2012), Piero Sanna (La destinazione, 2003) et Enrico Pau (Pesi leggeri, 2001 ; Jimmy della collina, 2006 ; L’accabadora, 2016) revendiquent de façon nette leur sardité au cœur de leur(s) création(s), dans des démarches initialement individuelles qui s’unissent finalement dans un mouvement collectif que l’on qualifiera de “nouveau cinéma sarde” et dont nous parlerons de façon bien plus approfondie lors de nos prochains rendez-vous.

Ce mouvement artistique et militant, ce véritable Riacquistu cinématographique, a pu naître grâce à la combinaison d’autres éléments – économiques, politiques, culturels – qui ont formé un terrain propice à la production effective de plusieurs longs-métrages de fiction, en très peu de temps, sur le territoire sarde. Ces facteurs (une Sardegna Film Commission efficace, des festivals, des lois dont celle de 2006), parmi d’autres encore, ont permis, à la veille des années 2000, au paysage cinématographique sarde d’opérer déjà une profonde mutation, avec comme effet celui d’une explosion car l’arc de temps dans lequel ce renouveau a lieu est très bref – quelques années – et les langages choisis sont multiples. Aujourd’hui, ces réalisateurs tournent encore (à l’exception de Piero Sanna), exprimant, parfois de façon paradoxale, les différents visages de la Sardaigne, à la fois rurale et urbaine, traditionnelle et moderne, centrée sur elle-même et ouverte sur le monde. Aujourd’hui, un cap semble avoir été franchi et, même si quelques polémiques agitent toujours l’île autour de l’aide à apporter aux productions locales, les conditions sont réunies pour rendre possible un développement de la filière audiovisuelle en Sardaigne. D’autres réalisateurs, bien sûr, ont habité cette période (des auteurs de documentaires, de courts, moyens, longs-métrages…). Mais j’ai choisi de rester près de ce collectif de cinq auteurs dont les films représentent parfaitement ces visions parfois antagonistes de la Sardaigne d’aujourd’hui.

Les figures, thèmes, stéréotypes, sont nombreux : des us et coutumes qui permettent la reconnaissance et l’affirmation d’une identité parfois forcée ou, au contraire, l’expression d’une Sardaigne urbaine, avec ses maux contemporains (la drogue, la prostitution, la prison, le désespoir, l’étouffement).

Et puis, une “deuxième génération du nouveau cinéma sarde”, encouragée par une Sardegna Film Commission dynamique, se fait jour depuis quelques temps, entre, d’un côté, l’affirmation d’une véritable sarditude et, de l’autre côté, un affranchissement relatif vis-à-vis d’une appellation qu’ils jugent peut-être désormais trop contraignante. Aujourd’hui, on retrouve surtout deux noms. Le premier est Bonifacio Angius, avec trois longs-métrages. L’onirique SaGràscia en 2011 ; le sombre Perfidia en 2014 et le très beau road-movie Ovunque proteggimi en 2018. Citons aussi Paolo Zucca avec la comédie L’arbitro en 2013 puis, surtout, un phénomène local, national et mondial : L’uomo che comprò la luna en 2018 ; un film brillant, drôle, qui tourne en dérision tous les clichés relatifs à la Sardaigne tout en lui rendant un superbe hommage, avec Jacopo Cullin et Benito Urgu, deux comédiens sardes très populaires. Le film rencontre actuellement un très beau succès, partout où il est présenté. Il a obtenu notamment le prix du public ex-aequo l’an dernier au Festival du film italien d’Ajaccio et le prix du jury au Festival de Toulouse. La réception positive de ces films, en Sardaigne, en Italie et sur la scène internationale, est la preuve de la formidable émulation que la première puis la deuxième génération du “nouveau cinéma sarde” ont su mettre en œuvre au début du XXIe siècle et qui, espérons-le, se prolongera dans le temps.

 

La Sardaigne semble pouvoir difficilement échapper aux nombreux stéréotypes : le mal-être, la violence, une vision traditionnelle/archaïque, des personnages récurrents, à la marge comme le bandit, le balente (l’homme fort), l’accabadora, mais aussi le groupe des locaux qui s’opposent aux Autres, aux étrangers. Bien sûr, les décors, les paysages sont conformes à cette idée de périphérie, voire de non-lieu : que ce soit le maquis impénétrable de la Barbagia, le village reculé ou même la ville quand elle est présente. On en filme rarement le centre, et quand elle est montrée, c’est davantage sa banlieue et tous les stéréotypes négatifs qui y sont rattachés que l’on expose. On a donc un conflit permanent entre folklore (ou tradition) et modernité, et des représentations qui vont de l’effet-catalogue et qui, de facto, entretiennent la vision stéréotypée d’un territoire enfermé uniquement dans ses traditions jusqu’à la création, presque, d’un autre stéréotype qui est, lui, plus urbain.

Et, à une poignée de kilomètres de là… la Corse. Il est difficile de ne pas comparer les destins des îles voisines, les îles-sœurs, même si, leur rapport au cinéma n’est pas du tout le même. Il pourrait être hasardeux de faire une comparaison étroite entre les histoires du cinéma régional de la Corse et de la Sardaigne parce que l’histoire même des deux îles, qu’elle soit politique, linguistique, littéraire, cinématographique – est différente selon le cas. En effet, la Corse n’a pas eu Grazia Deledda (mais elle a aujourd’hui Jérôme Ferrari…), elle n’a pas son Banditi a Orgosolo ni son Padre padrone. Et, surtout, elle n’a pas eu la réappropriation de la culture et de l’identité à travers le cinéma comme cela a été le cas en Sardaigne, malgré le Riacquistu des années 70, qui a touché de nombreux champs de l’identité (la langue, la culture, la littérature, la poésie, le théâtre, le chant) mais – et c’est étonnant – pas le cinéma en tant que tel. Dès lors, il est difficile de parler d’emblée d’un “cinéma corse”.

Ceci dit, la Corse, comme la Sardaigne – et c’est là un vrai point commun – a – et est encore aujourd’hui – en proie à une vision stéréotypée due à certains modèles littéraires et cinématographiques. Le modèle le plus célèbre reste Colomba de Prosper Mérimée : la vendetta, le maquis corse, le personnage de la femme, jeune, déterminée à accomplir sa vengeance. Le bandit aussi est un personnage récurrent : Nonce Romanetti, notamment, bandit à la fois craint et admiré. Les clichés sont nombreux, aussi, dans le film de Maurice Cam L’île d’amour, avec Tino Rossi ou bien encore dans Manina, la fille sans voiles de Willy Rozier (1951) avec Brigitte Bardot. Finalement, la Corse aussi a ses filons deleddien, banditesco, et exotico-folklorique qui rappellent en bien des points les représentations filmées de la Sardaigne et des Sardes.

Les films de fiction relatifs à la Corse ne sont pas si nombreux. Ils mettent en avant, aujourd’hui encore, de nombreux aspects très stéréotypés (situation politique, paysages, coutumes...) pour satisfaire les exigences d’un certain type de public. Cela ne veut pas dire que rien n’est fait pour que vive un véritable cinéma corse : les talents existent, encouragés par des formations adaptées à l’Université de Corse ; la diffusion fonctionne, car à France 3 Via Stella, à la cinémathèque de Corse et à d’autres entités culturelles sur l’île et ailleurs ; le rôle des institutions également, la Collectivité de Corse, l’assistance logistique de Corsica Pôle Tournages.

Il n’en reste pas moins que le cinéma corse est difficile à définir aujourd’hui, clairement : il se passe des choses, beaucoup de choses, mais tout ceci est-il pour autant formalisé ? Je retiendrais, pour cela, deux auteurs.

Le premier, Thierry De Peretti, avec deux longs-métrages de fiction audacieux, Les Apaches et Une vie violente a su montrer qu’on pouvait – sans pour autant passer par toutes les étapes sur l’exploitation des stéréotypes – produire un cinéma en prise directe avec une réalité sociale, sociétale, historique, sociologique aujourd’hui en Corse, sans craindre de choquer, de bousculer, de déranger. Et c’est courageux.

Puis Rinatu Frassati, dont la qualité exceptionnelle (d’un point de vue technique, cinématographique, c’est irréprochable) de ses deux moyens-métrages, Les exilés et Beatrice, laisse présager un futur premier long-métrage à la hauteur de ce que le cinéma en Corse mérite. Ce qui est drôle et qui me frappe (pour boucler ce voyage autour du Mezzogiorno italien), c’est la proximité de l’Italie qu’on peut lire en filigrane : Les apaches de Thierry de Peretti sont un peu les ragazzi di vita de Pasolini, et Une vie violente, c’est aussi le titre d’un livre de Pasolini... L’Italie est également très présente – pour des raisons historiques bien sûr – dans Les exilés et Beatrice est bien le prénom d’une actrice italienne mythique et mythifiée dans le dernier film de Rinatu Frassati.

Je vous propose d’évoquer un dernier film, Les exilés : dans le film, plus encore que dans la bande-annonce, le mélange naturel des langues inscrit bien le film dans un espace méditerranéen où l’Italie n’est pas très loin.

Par ce biais donc, je crois qu’on ne peut qu’envisager la Corse dans un cinéma du Sud, on ne peut que l’intégrer dans un Mezzogiorno cinématographique aux côtés d’autres régions de l’Italie du Sud qui s’affirment de plus en plus au cinéma (les Pouilles, la Calabre, la Campanie bien sûr), suivant les modèles sarde et sicilien. Il faut peut-être que la Corse s’inspire, justement, de ces modèles insulaires, territoriaux, méditerranéens, pour rattraper son retard puisque les conditions sont réunies, du volet politico-institutionnel à la distribution, en passant par la formation. La Corse est peut-être donc à l’aube de son propre Riacquistu cinématographique ; un Riacquistu cinématographique à travers le film de fiction tourné en Corse, par des Corses sur des thématiques corses, à travers le moyen-métrage et le long-métrage. Une façon d’interroger son identité et de s’extraire d’une marginalité supposée, dont le cinéma en Corse commence peut-être à trouver la clé pour répondre à cette problematique.

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