Lise Gauvin

Scontri di 15.11.2017

GAUVIN, Lise, Intercâmbio, 2ª série, vol. 9, 2016, pp. 27-33 27 LISE GAUVIN Université de Montréal lise.gauvin@umontreal.ca

Des littératures de l’intranquillité

S’il est difficile de savoir avec précision ce que recouvre aujourd’hui le terme de francophonie, la notion de « francophonie littéraire » fait également problème et recouvre un vaste ensemble hétérogène qui résiste à toute grille simplificatrice, mais dont les signes n’en attirent que davantage l’attention par leur singularité même.

(…) À l’occasion du Salon du livre de Paris, en 2006, consacré aux littératures francophones, plusieurs questions se sont posées et ont été discutées sur la place publique. La première, gênante parce que récurrente et toujours irrésolue : que recouvre au juste la notion de francophonie? Une étiquette commode servant à regrouper les anciennes colonies françaises? Une manière de désigner les locuteurs français hors de France tout en les marginalisant? Une façon pour l’État français d’assurer sa présence au sein d’organismes internationaux? Quoi qu’il en soit, dès que l’on tente de préciser le sens du mot, il y a toujours un reste, c’est-à-dire des exceptions, des éléments qui ne cadrent pas avec la définition.

Les écrivains antillais, comme les réunionnais, pourtant considérés (1) comme faisant partie de cet ensemble flou que l’on nomme la francophonie littéraire, ne figuraient pas parmi les invités officiels du Salon à cause de leur nationalité française. On ne s’en sort pas aisément. Quant aux auteurs de Belgique, ils appartiennent à ce qu’on pourrait nommer une francophonie de proximité, souvent difficile à distinguer du corpus littéraire français. Romancier francophone, Weyergans? Et Marie Ndiaye ? Dans quel chapitre d’histoire littéraire ou dans quelle section de librairie placer ses œuvres?

 

Comme donc désigner les diverses littératures francophones sans les marginaliser, et, d’une certaine façon, les exclure ? Comment, par contre, ne pas constater le statut particulier de ces littératures qu’on a du mal à nommer. Littératures mineures (au sens de Deleuze et Guattari, d’après Kafka : une littérature qu’une minorité fait dans une langue majeure), minoritaires, petites littératures (au sens de Kundera : celles dont l’existence même est question) ? Tour à tour ces désignations ont été choisies pour décrire des systèmes littéraires à la fois autonomes et interdépendants.

Quant à la notion de « littérature-monde en français », mise de l’avant par le manifeste du journal Le Monde (16 mars 2007), si elle recouvre toutes les littératures de langue française et en appelle à des relations transversales entre ces littératures, elle ne saurait faire l’économie des espaces littéraires spécifiques aux littératures dites francophones par rapport à la littérature hexagonale. Ni faire l’impasse sur la relation écrivains-publics qui s’y établit. D’où la pertinence, à mon avis, de garder l’appellation de littérature francophone pour explorer les situations particulières des écrivains qui en font partie.

 

Ces écrivains ont en commun de se situer « à la croisée des langues (2) », dans un contexte de relations conflictuelles – ou tout au moins concurrentielles- entre le français et d’autres langues de proximité. Ce qui engendre chez eux une sensibilité plus grande à la problématique des langues, soit une surconscience linguistique qui fait de la langue un lieu de réflexion privilégié, un espace de fiction, voire de friction. La notion de surconscience renvoie à ce que cette situation dans la langue peut avoir à la fois d’exacerbé et de fécond. « Parfois je m’invente, tel un naufragé, dans toute l’étendue de ma langue », disait le poète québécois Gaston Miron. Et c’est le même Miron qui se définissait comme « un variant français », précisant ainsi que la langue parlée au Québec n’était qu’une des actualisations possibles de la langue française.

 

Les écrivains francophones ont aussi en commun le fait de s’adresser à divers publics, séparés par des acquis culturels et langagiers différents, ce qui les oblige à trouver les stratégies aptes à rendre compte de leur communauté d’origine tout en leur permettant d’atteindre un plus vaste lectorat. Comment en arriver à pratiquer cette véritable « esthétique du divers » appelée par Segalen et, à sa suite, par Glissant et les signataires du manifeste Éloge de la créolité sans tomber dans le marquage régionaliste ou exotisant? Comment se situer, lorsque à titre d’écrivain l’on fait partie d’une littérature de langue française hors de France, entre les deux extrêmes que sont l’intégration pure et simple au corpus français et la valorisation excessive de l’exotisme?

Comment intégrer aux codes de l’œuvre et de l’écrit le référentiel qui renvoie à différents systèmes de représentation culturels? Bref, comment faire entendre cet « inouïversel » appelé par un Jean-Pierre Verheggen?

Pour toutes ces raisons, j’ai déjà proposé de substituer à l’expression « littératures mineures », au sens que lui donnent Deleuze et Guattari, souvent utilisée en contexte francophone, celle, plus adéquate me semble-t-il de littératures de l’intranquillité, empruntant à Pessoa ce mot aux résonances multiples.

Bien que la notion d’intranquillité puisse désigner toute forme d’écriture, de littérature, je crois qu’elle s’applique tout particulièrement à la pratique langagière de l’écrivain francophone, qui est fondamentalement une pratique du soupçon. Littératures de l’intranquillité, les littératures francophones le sont dans ce sens que rien ne lui est jamais acquis et qu’elles vivent de leurs paradoxes mêmes.

 

 

(…) Dans un pareil contexte, les romanciers francophones sont souvent portés à intégrer à leurs récits les questions qui les habitent. La mise en scène de l’écriture devient alors partie intégrante de la fiction, qu’elle informe et structure tout à la fois. Pourquoi et pour qui écrire, se demande, sur tous les tons et avec de multiples variations, le roman francophone contemporain.

 

Les littératures francophones fonctionnent ainsi selon une double forme d’institutionnalisation, celle qui les relie à l’espace d’origine et celle qui les rapproche du champ littéraire français hexagonal, dont elles constituent parfois, comme c’est le cas pour la littérature antillaise, une sorte d’avant-garde tumultueuse. La question des relations écrivains-publics touche donc à la fois au statut des littératures francophones et aux formes qu’elles privilégient.

 

L’écrivain francophone doit composer avec la proximité d’autres langues, une situation de diglossie dans laquelle il se trouve souvent immergé, ou encore une première déterritorialisation constituée par le passage de l’oral à l’écrit, et une autre, plus insidieuse, créée par des publics immédiats ou éloignés : autant de faits qui l’obligent à mettre au point ce que Glissant nomme des « stratégies de détour ». Ces stratégies peuvent prendre les formes les plus variées, qui vont d’un procès de traduction au commentaire explicatif ou à la mise en place de procédés astucieux destinés à l’intégration des langues ou des niveaux de langue.

 

Parmi ces stratégies, j’ai examiné dans Écrire, pour qui? (3) celles qui font partie de ce qu’il est convenu d’appeler, après Genette, les seuils du récit, soit ces textes qui introduisent le récit, l’accompagnent et le prolongent. Je me suis intéressée tout particulièrement à la présence des notes dans l’économie des récits. Quelles relations ces marges du texte entretiennent-elles avec le récit lui-même et avec la narration? Quels types de pactes établissent-elles avec le lecteur et quelle image du public est ainsi projetée? S’agit-il de marques signalant un décalage ou à tout le moins un écart par rapport à une norme externe considérée comme légitime ? N’y aurait-il pas lieu d’y voir également une nouvelle manière de concevoir la fiction ?

 

L’appareil éditorial complexe qui vient moduler les romans de Chamoiseau, par exemple, participe d’une mise en jeu que l’on peut lier à la fois à une nécessité explicative et à une stratégie de détournement du récit analogue à celle que pratiquent certains auteurs sud-américains. Ainsi la forme « roman » est-elle déstabilisée et réinventée par ces textes qui, en établissant des frontières poreuses entre la réalité et la fiction, plus exactement entre divers niveaux de fictions, interpellent le lecteur et l’obligent à une constante réévaluation du pacte énonciatif. Destinée dans un premier temps à clarifier le sens de certains vocables ou à traduire certaines phrases, la note devient, avec Biblique des derniers gestes, une manière d’interroger les enjeux de la fiction et ses modalités. Parfois sérieuses et informatives, parfois franchement ludiques, ces notes – qu’on pourrait tout aussi bien désigner comme des contre-notes – disent que tout est vrai et faux à la fois dans l’ordre du récit. Les modèles sont alors à chercher davantage du côté du réel merveilleux sud-américain et de l’inachèvement baroque que de l’ordonnance mesurée du jardin à la française. Chez Chamoiseau, on assiste au passage de la contrainte – la nécessité explicative – à l’invention.

 

(…)

 

De façon analogue, Réjean Ducharme, dans L’hiver de force, produit un certain nombre de notes et de contre-notes qui déjouent le système explicatif et créent une nouvelle complicité avec le lecteur.

 

La situation de l’écrivain francophone devient ainsi emblématique de l’écriture « perçue comme un jeu d’interférences complexes » (4) et d’une « modernité dont on sait qu’elle privilégie les marges, s’y institue, en fait partie » (5) .

 

Bref, le texte littéraire francophone s’appuie sur des glissements de langue qu’il doit inscrire d’une façon ou d’une autre dans la poétique du roman, glissements qui deviennent aussi, dans certains cas, comme chez Chamoiseau mais aussi chez Ducharme, une interrogation sur les frontières entre vérité et fiction. En analysant les « systèmes » ainsi produits, on ne peut que constater l’aspect « laboratoire » que constituent ces expériences romanesques, un laboratoire particulièrement vivant dont l’effet est de proposer une nouvelle poétique romanesque. Car tout fait de langue, en littérature, on ne le dira jamais assez, est un effet de langue.

 

Qu’en est-il du côté des éditeurs ? J’aime bien raconter l’anecdote du manuscrit des Soleils des indépendances, refusé par tous les éditeurs français et accepté au Québec en 1968, et publié grâce à la création du Prix de la revue Études françaises (revue publiée par les Presses de l’Université de Montréal). Kourouma avait osé faire entendre dans la langue des harmoniques venues d’une autre langue, le malinké. Le succès de Kourouma par la suite, et aussi celui des écrivains de la francophonie, dont tout particulièrement ceux de la créolité, a montré que la donne avait changé. On a même pu assister, dans certains cas, à une surenchère de particularités lexicales qui n’est pas sans rappeler une nouvelle forme d’exotisme, voire de préciosité.

 

Mais est-il besoin de le rappeler encore, la question se situe d’abord au niveau des poétiques. Et c’est dans l’articulation du récit que le même Kourouma, dans ses deux derniers livres, revient de façon explicite à une problématique de la langue qui n’a cessé de le hanter, en faisant des différents dictionnaires que le narrateur a en sa possession, et de leurs définitions souvent contradictoires, un argument narratif.

 

Par ailleurs, la référence aux dictionnaires est aussi un indice de cette thématisation constante de la langue que l’on trouve dans plusieurs textes d’écrivains francophones jusqu’à devenir le sujet même de l’œuvre, comme chez le Québécois Rober Racine. Je crois qu’au Québec, depuis les années 60, aucun éditeur n’oserait demander à un auteur de corriger ses québécismes – comme c’est encore le cas en France – s’ils sont intégrés à la poétique globale de son texte.

 

Une situation exemplaire

 

Barthes a bien montré que toute la littérature, depuis Flaubert, est devenue une problématique du langage. Cependant, la situation particulière de l’écrivain francophone l’oblige à une mise en scène constante de ses propres usages. Dans l’espace littéraire francophone, la problématique du langage s’éloigne assez rapidement d’une opposition centre-périphérie, ou d’une dialectique de l’écart par rapport à une norme centriste pour proposer ses propres modèles qui rejoignent une interrogation plus large sur la nature même du fait littéraire.

 

C’est en cela même que la posture de l’auteur francophone devient exemplaire de toute démarche d’écrivain. Condamné à penser la langue, à trouver sa propre langue d’écriture dans un contexte multilingue, cet auteur doit inventer de nouvelles formes aptes à faire entendre la complexité de ses appartenances. Il doit ainsi, sans renoncer à certains seuils de lisibilité, composer avec l’opacité des cultures singulières dans l’imaginaire de la langue. Est-il nécessaire d’ajouter que ces écrivains dit francophones – ou plus exactement francographes – sont beaucoup plus nombreux que ceux – toujours les mêmes d’ailleurs et généralement publiés par de grands éditeurs hexagonaux – que l’on exhibe dans les manifestations officielles au nom d’une francophonie aux relents d’exotisme.

Par l’éclairage qu’elles projettent sur l’ensemble du phénomène littéraire et le renouvellement des formes et du langage dont font preuve les réalisations de écrivains, ces littératures francophones se sont engagées dans des « esthétiques de la résistance » (6) mais plus encore dans des poétiques novatrices qui à leur tour modifient le champ littéraire.

La notion de « littérature-monde en français » ne saurait faire l’économie des spécificités de ces regroupements. Elle ne saurait faire abstraction non plus du sort réservé à la langue française à l’époque du virtuel et du global. Je ne peux m’empêcher de craindre qu’elle ne soit un avatar déguisé de l’idée d’universel dont on sait qu’elle a trop longtemps été un concept proposé par les cultures dominantes pour assurer leur hégémonie. Il y aura une véritable « littérature-monde en français » lorsque des liens seront créés d’une littérature à une autre sans passer par quelque centre que ce soit. Cela reste à venir.

 

Quant à la francophonie littéraire, elle se construit peu à peu, grâce à la volonté de ses auteurs de créer des réseaux (et rhizomes) d’interrelations, comme un archipel en expansion arrimé aux singularités des territoires symboliques qui le constituent. Mais un archipel inachevé, dont l’inachèvement même constitue le signe d’un devenir possible. Écrire en français en Amérique, c’est participer à ces littératures de l’intranquillité que je tente de nommer. Le paradoxe de l’intranquillité, c’est qu’elle s’inscrit dans une durée, qu’elle persiste et signe. « Si peu que j’aie écrit, la littérature est toute ma vie », déclarait Miron. Et ainsi de plusieurs autres. Dont je suis. Écrire, pour moi, c’est affirmer une présence et une déviance. Écrire, c’est se situer en dehors des sécurités externes. Écrire en français en Amérique, c’est accepter de s’inscrire dans une dynamique de l’instable, une poétique du doute et de l’incertain, une pratique du soupçon. L’intranquillité est une force, un privilège que les littératures francophones d’Amérique partagent avec d’autres qui, sur la scène du monde, déroutent et dérangent, car elles ne seront jamais établies dans le confort ou l’évidence de leur statut.

 

NOTES

1 Extraits d’une conférence donnée à l’Université de Cergy-Pontoise en janvier 2011. GAUVIN, Lise, Intercâmbio, 2ª série, vol. 9, 2016, pp. 27-33 28

2 Lise Gauvin, L’écrivain francophone à la croisée des langues, Paris, Karthala, 1997 et 2006 (Prix FranceQuébec). GAUVIN, Lise, Intercâmbio, 2ª série, vol. 9, 2016, pp. 27-33 29

3 Lise Gauvin, Écrire, pour qui? L’Écrivain francophone et ses publics, Paris, Karthala, 2007. GAUVIN, Lise, Intercâmbio, 2ª série, vol. 9, 2016, pp. 27-33 31

4 Mireille Calle-Gruber et Élisabeth Zawiska (dir.), Paratextes. Études aux bords du texte, Paris / Montréal / Torino, L’Harmattan, 2000.

5 Richard L. Barnett, « En guise d’avant-propos », dans « The Preface », L’esprit créateur, vol. 27, nº 3 automne 1987, p. 5. GAUVIN, Lise, Intercâmbio, 2ª série, vol. 9, 2016, pp. 27-33 32

 

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