La francophonie littéraire : un archipel inachevé

Introduction

 

 

(Le Devoir, 4 septembre 1999) (1°)

 

S’il est difficile de savoir avec précision ce que recouvre aujourd’hui le terme de francophonie, la notion de francophonie littéraire fait également problème et correspond à un vaste ensemble hétérogène qui résiste à toute grille simplificatrice, mais dont les signes n’en attirent que davantage l’attention par leur singularité même. Créé en 1880 par le géographe Onésime Reclus pour désigner l’ensemble des populations utilisant le français, le terme qui s’est maintenu jusqu’à présent renvoie à un «concept non stabilisé», hésitant entre le culturel et le politique. On distingue généralement, selon le statut accordé au français, les zones où le français est langue maternelle de celles où il est langue officielle ou langue d’usage, bien que seconde (pour la plupart les anciennes colonies françaises, et notamment, les aires créolophones). À cela s’ajoutent les pays où il est encore langue privilégiée (comme en Europe centrale ou orientale). Cette classification, même sommaire, a toutefois le mérite de faire voir les disparités de situations socioculturelles dans lesquelles évoluent les écrivains dits francophones. Disparités qui se trouvent encore accusées du fait que l’usage tend à opérer de plus en plus un clivage entre les écrivains français (de France) et ceux qui écrivent en français (tous les autres).

Qu’on soit ou non d’accord avec cette distinction, elle tend à s’imposer de facto aussi bien dans les ouvrages à vocation pédagogique (anthologies et histoires littéraires) que dans les écrits théoriques qui, comme celui de Michel Beniamino, tentent de problématiser l’espace littéraire francophone (2) .

Malgré ces disparités, les écrivains francophones partagent un certain nombre de traits communs, au premier rang desquels se trouve un inconfort dans la langue qui est à la fois source de souffrance et d’invention, l’une et l’autre inextricablement liées, ainsi qu’en témoigne l’œuvre, exemplaire de ce point de vue, d’un Gaston Miron. La proximité des autres langues, la situation de diglossie dans laquelle ils se trouvent le plus souvent immergés, entraînent chez ces écrivains ce que j’ai pris l’habitude de désigner sous le nom de «surconscience linguistique». Si chaque écrivain doit jusqu’à un certain point réinventer la langue, la situation des écrivains francophones a ceci de particulier que le français n’est pas pour eux un acquis, mais plutôt le lieu et l’occasion de constantes mutations et modifications. Ce qui donne le travail remarquable d’un Kourouma inventant une langue, sa propre langue d’écriture irriguée par le rythme et les manières de penser malinké. D’une Assia Djebar que la fréquentation de langues autres que le français, comme le berbère et l’arabe, pousse à thématiser son rapport à la langue dans des récits complexes, mêlant diverses temporalités. Sans compter les prises de position manifestaires des écrivains antillais signataires d’Éloge de la créolité, les Chamoiseau et Confiant dont l’œuvre convoque l’histoire pour mieux dire l’épopée au quotidien. Ou encore le discours à dessein provocant d’un Verheggen prônant la nécessité de parler « grandnègre» et de faire entendre «l’inouïversel». Mais ces déclarations à l’emporte-pièce ne doivent pas faire oublier la fragilité même du travail d’écriture et la menace d’aphasie qui guette à tout moment ceux qui, comme France Daigle, d’Acadie, avouent écrire dans «le creux d’une langue».

LE CENTRE ET LA PERIPHERIE

Autre trait commun aux littératures francophones: leur situation dans l’institution littéraire française, situation qui, somme toute et malgré les succès des uns et des autres, reste marginale. Ces littératures se sont développées dans des contextes historiques fort différents, adoptant parfois le modèle de littérature nationale ou se contentant de le rêver, comme ce fut le cas pour la littérature québécoise au XIXe siècle, ou de le rejeter, comme on le fit en Belgique à la même époque. Plus ou moins organisées sur le plan de l’édition, de la critique ou de la diffusion dans leur propre aire culturelle, ces littératures dépendent toujours, pour leur circulation et leur diffusion d’un pays francophone à un autre, de l’instance de légitimation que constitue le milieu éditorial parisien. Ce centralisme extrême de l’institution littéraire française expliquerait en partie le fait que les littératures francophones d’Amérique, à la différence des autres littératures américaines, n’aient pas renversé en leur faveur la dialectique du centre et de la périphérie.

D’autres facteurs interviennent également, comme, bien entendu, celui de la masse linguistique. Mais ne nous étonnons pas de constater que, malgré les percées qu’ont pu faire certaines littératures à l’occasion d’événements majeurs, en France et ailleurs en Europe, les écrivains connus et lus dans l’ensemble de la francophonie le sont grâce aux maisons d’édition françaises: le Seuil pour quelques Québécois, plusieurs Africains (Kourouma, Henri Lopes, Tahar Ben Jelloun, etc.) et un Réunionnais (Axel Gauvin); Gallimard pour les Antillais Chamoiseau et Glissant; Albin Michel pour Calixthe Beyala, Émile Ollivier, Assia Djebar; Grasset pour Antonine Maillet, Michel Tremblay ; Stock pour Gisèle Pineau, Rachid Mimouni, Louis Hamelin; Actes Sud pour Jacques Poulin et Michel Tremblay ; Robert Laffont pour Maryse Condé; le Serpent à plumes pour Dany Laferrière, Ben Soussa et A. Waberi… Paradoxe de la marge qui a besoin du centre pour exister comme marge. On peut à bon droit se demander si le manifeste Éloge de la créolité aurait connu un même retentissement s’il n’avait été publié qu’à Fort-de-France.

UNE SOURCE VIVE

Cette situation a comme conséquence que se développe le plus souvent une critique des œuvres de la littérature francophone ignorant à peu près tout de leurs contextes d’élaboration et créant chez le public une attente qui, trop encore, a des relents d’exotisme. Mais ce centralisme a aussi pour effet de faire émerger des écrivains isolés qui, sans le soutien de l’édition française, n’auraient sans doute pas pu publier leurs textes. Tel est le cas, notamment, de A. Waberi, premier et unique romancier originaire de Djibouti.

 

La francophonie littéraire n’a pas fini de nous étonner. Soit par son extension géographique qui semble sans limites: on sait maintenant qu’il existe des poètes de presque toutes les parties du monde qui écrivent en français. Soit par l’éclairage qu’elle projette sur l’ensemble du phénomène littéraire et le renouvellement des formes et du langage dont font preuve les réalisations de ses écrivains. Ces littératures que la critique associe généralement au postcolonialisme se sont engagées dans des «esthétiques de résistance» qui à leur tour modifient le champ littéraire (3). Aussi ne s’agit-il pas d’y voir l’élaboration d’une sorte de Commonwealth littéraire mais plutôt la possibilité de créer par là des réseaux d’interrelations, réseaux qui, à l’image de la pensée en archipel proposée par Édouard Glissant, reposent sur des expériences diversifiées et interdépendantes. Mais un archipel inachevé, dont l’inachèvement même constitue le signe d’un devenir possible.

 

NOTES

1 Les textes qui suivent ayant été publié dans Le Devoir, seule la date de publication sera désormais indiquée en référence.

2 Michel Beniamino, La francophonie littéraire. Essai pour une théorie, L’Harmattan, CNRS La Réunion, Paris, 1999.