L’ENSEIGNEMENT MUTUEL ET LA CORSE

Scontri di 27.03.2018

 

Evoquer la question de l’enseignement mutuel, c’est rencontrer l’un des sujets qui structurent et façonnent la sensibilité de ceux qui, dans l’Europe du premier XIXe siècle, réfléchissent à la place et au rôle de l’Instruction dans la reconstruction d’un ordre social stable et adapté aux exigences des ensembles politiques modernes. Cette interrogation s’amplifiera, se diversifiera et se spécialisera tout au long des décennies suivantes. Elle deviendra en définitive une « question scolaire » à part entière et recevra un traitement autonome dans les politiques gouvernementales. Mais au moment où nous la rencontrons parmi les références et la culture des élites corses de l’époque de Viale, elle apparaît d’abord comme un instrument de la politique gouvernementale destiné à jeter les bases d’un système d’administration stable et efficace d’une île qui par bien des aspects n’est pas encore intégrée dans le cadre général des institutions de la France.

C’est dans ces conditions générales que la société insulaire se trouve confrontée à l’une des entreprises éducatives les mieux accueillies à l’époque par les élites européennes soucieuses de réformes et de progrès. On remarque donc que l’enseignement mutuel prend place dans les mentalités et dans les pratiques d’éducation à partir de deux sources. L’une, gouvernementale et académique, aboutit à une instrumentalisation complète de ce système pédagogique qu’elle fige et réduit à une fonction purement utilitaire. Quant à l’autre, elle est de nature théorico-pratique et représente davantage, dans la culture des élites corses de l’époque, une référence à un courant d’idées nouvelles répandu dans une famille de pensée qui procède d’un certain cosmopolitisme et envisage l’avenir de la société française sous des auspices nouveaux.

 

L’opinion en faveur de l’éducation populaire

 

Si les tenants de l’esprit aristocratique ne manquent pas d’attribuer à l’instruction une influence dangereuse pour l’ordre social dominant, dans les milieux les plus divers on n’hésite plus à considérer l’ignorance comme l’un des plus grands fléaux de la société contemporaine. L’absence d’instruction est, dit-on, responsable de de l’abrutissement de l’esprit, de la dépravation des sentiments, de l’asservissement aux instincts, aux vices et à la paresse.

Lorsque la générosité des principes philanthropiques s’exprime au sein de la bourgoisie, elle s’accompagne de considérations plus pratiques et matérielles. Les bouleversements survenus depuis la Révolution et qui ont agité les trente dernières années sont souvent lus à travers l’ignorance des masses qui en apparaissent comme la cause: la tyrannie, les factions, les fanatismes et les révolutions sont de ce fait le fruit de l’ignorance. Sous les nouveaux régimes, de nature constitutionnelle et tout imprégnés des idées libérales, la régénération de l’esprit public par l’instruction est d’autant plus nécessaire que la forme du système politique requiert le libre consentement des citoyens aux actes du pouvoir. Or l’adhésion au politique ne peut se faire sans la compréhension de l’action du législateur et des politiques qui s’en déduisent. Telle est la conviction fortement exprimée en France par Royer-Collard, président de la Commission de l’Instruction publique qui prend la place du Grand-Maître dans la direction de l’Université créée par Napoléon et conservée à la Restauration.

La nécessité d’administrer le pays exige également des progrès rapides de l’instruction populaire si la Monarchie veut pouvoir étendre son action sur toute l’étendue de son territoire. Or répercuter et mettre en oeuvre les décisions venues du centre est une gajeure sans le relais des magistratures et des emplois publics exercés localement : les maires et conseillers généraux sont sollicités comme d’indispensables instruments de la politique d’ensemble. Leurs attitudes vis-à-vis de la question de l’instruction est un enjeu capital.

A cette urgence politique et administrative les esprits sensibles aux questions économiques ajoutent les idées qu’ils reprennent de Mirabeau, de Turgot, mais aussi d’Adam Smith et des économistes de leur temps. Ils mettent en évidence les théories qui lient l’enrichissement général des sociétés -en particulier dans les classes inférieures- à l’amélioration des rendements et à l’accroissement de l’activité générale. Or ces progrès ne peuvent intervenir sans la diffusion généralisée de l’instruction dans les masses laborieuses, qu’il s’agisse de population paysanne ou citadine.

Pour conserver à cette instruction de base l’efficacité qu’ils lui prêtent, les philanthropes qui sont aux commandes de la politique scolaire de la Restauration ont soin d’en limiter la portée et le cours. Point d’égalitarisme dans des vues qui se démarquent des anciens principes de la Convention montagnarde. L’enseignement du peuple ne doit pas bouleverser la hiérarchisation des classes, mais permettre de conforter l’édifice politique par l’amélioration du niveau de vie et l’adhésion des individus à leur condition d’origine. On verrait donc d’un bon œil cohabiter la généralisation d’un système fondé sur deux types d’enseignement (primaire et secondaire/supérieur) dont il s’agit de distinguer la nature plus nettement encore qu’autrefois tout en améliorant l’efficacité de leurs organisations respectives.

Ces considérations seront déterminantes dans la question corse tout au long du XIXe siècle. Quelles que soient ses limites, le système d’éducation populaire basé sur l’apprentissage du latin en vigueur dans l’île empêche la domestication des élites et des couches plus humbles qui en alimentent peu ou prou le recrutement. On comprendra alors la récurrence d’une orientation préconisée par le recteur et le Préfet, contre les 298 écoles de Corse qui en 1820 dispensent un enseignement de latin. Les deux extraits de l’annexe 1 à la présente étude disent assez quelles sont les orientations choisies :

 

« La question qui nous occupe n’est pas simplement une question littéraire : c’est encore pour ce pays une question d’économie politique, de haute admiistration. Quand on propose de créer dans cette île l’instruction primaire, on propose en d’autres termes d’y créer l’agriculture, l’industrie, tous les arts de la civilisation. Cette opinion qui a l’air d’un paradoxe n’est pourtant qu’une vérité bien facile à démontrer »

(...)

« Voyez les classes inférieures de la société poussées par la nature même de leurs études vers les hautes professions d’où la naissance et la fortune les excluaient, abandonner les arts qui réclamaient leurs bras et qui sont la véritable source de la prospérité d’un pays, et vous apercevrez peut-être là une des principales causes de la misère de cette île. Portez  vos regards plus loin, et dans ces études relevéesqui contrastent avec l’humble condition de la plupart de ceux qui s’y livrent, vous découvrirez l’origine de ces ambitions inquiètes et remuantes qui troublent si souvent la tranquillité des états » (cf.annexe 1 à la présente étude)

 

 

Des dispositions générales

 

En Corse comme dans l’ensemble du territoire de la France, l’enseignement populaire apparaît donc comme l’une des priorités de la France nouvelle dans les années qui suivent la chute de l’Empire. La stabilité politique et sociale du nouveau régime, la prospérité de son économie et l’acceptation par les Français des institutions qui régissent leur vie sont dans bien des esprits tributaires des progrès de l’instruction. Dans les cinq premières années de la Restauration, un effort particulier va se trouver engagé en France grâce tout d’abord à des initiatives privées qui permettront la création d’une Société pour l’instruction élémentaire et le développement de l’enseignement mutuel. Le succès de la première est dû tant à la personnalité de ses initiateurs, de riches philanthropes très proches des milieux gouvernementaux, qu’à l’efficacité d’initiatives qui essaimèrent sur tout le territoire une multitude de filiales de la société-mère de Paris et un nombre considérable d’écoles qui en appliquèrent les principes pédaogiques.

Quant au second, il ne pouvait que submerger la France dans un mouvement qui en quelques années devait atteindre à une extension universelle. Les succès de l’initiative privée conduisirent très rapidement à l’officialisation partielle puis à la généralisation de principes qui devinrent alors la doctrine de l’Etat. Des difficultés de tous ordres au premier rang desquelles se signalent l’opposition de l’Eglise et la réaction ultra provoqueront de 1824 à 1827 l’éclipse d’un mouvement original qui est à l’origine de la loi Guizot de 1833 et des développements croissants de la politique scolaire en France tout au long du 19e siècle.

 

L’enseignement mutuel

L'école mutuelle (1815-1850) apparaît comme « une révolution manquée », selon le mot d’Yves Gaulupeau, chargé de recherche à l'I.N.R.P. et conservateur au Musée national de l'Education.

Bien que s’étant montrées impuissantes à réaliser le "grand rêve pédagogique" d'un système généralisé d'instruction publique, les assemblées révolutionnaires n'en avaient pas moins clairement affirmé la responsabilité de l'Etat en matière d'éducation. Le Consulat et l'Empire n’avaient pas pour leur part remis en cause ce principe, mais ils s’en étaient en définitive remis aux communes et aux particuliers et avaient de ce fait ramené le système des "petites écoles" d’Ancien régime.

Avec le retour de la paix, se développe un climat favorable à l'instruction élémentaire, dont témoignent l'activité des comités locaux de "surveillance" ou la création de brevets de capacité pour les maîtres, dans le cadre de l'ordonnance de 1816, un texte d’une importance et d’une portée remarquables dont l’intention inaugure et officialise une sensibilité pour ainsi dire moderne en matière d’éducation. Pour autant, on reste loin de l'uniformisation de l'institution primaire et de ses pratiques pédagogiques à cause surtout de l'extrême diversité des situations concrètes.

Deux méthodes héritées de l'Ancien Régime, le "mode individuel" et le "mode simultané" caractérisent alors la pédagogie primaire. Le mode individuel désigne la pédagogie en usage dans la plupart des petites écoles : c'est la pratique traditionnelle qu'imposent, bien souvent, l'hétérogénéité des élèves, les aléas de la fréquentation, la pauvreté des familles et, de la part du maître, une formation réduite à l'imitation de ses prédécesseurs. Le "mode simultané" est plus élaboré. Il est lié à l'essor des écoles de charité, dont l'Institut des Frères des écoles chrétiennes, fondé par Jean-Baptiste de La Salle (1651-1719), est devenu la référence exemplaire.

En 1815, quelques grands bourgeois philanthropes, fondateurs de la Société pour l'instruction élémentaire évoquée plus haut, importent d'Angleterre un procédé nouveau, inspiré de la méthode d'Andrew Bell, pasteur anglican, et plus encore du monitorial system de son concurrent, le quaker Joseph Lancaster. Le principe étant d'instruire les élèves par leurs condisciples les plus avancés (les « moniteurs »), ils voient avec enthousiasme, dans cet enseignement mutuel, le moyen de pallier en peu de temps et à peu de frais la pénurie d'écoles et de maîtres dont souffre le pays.

Le mode mutuel se signale d'emblée par la mise en oeuvre d'une technologie éducative très élaborée. Les pupitres sont soigneusement adaptés aux huit classes (niveaux) d'élèves, dont celui des débutants recouvert d'une couche de sable ; des demi-cercles abattants sont fixés sur les parois latérales pour les exercices oraux et de lecture en groupe devant les tableaux muraux ; un système de signaux et des télégraphes sert à la transmission des instructions du maître par le relais des moniteurs. Pour la première fois sans doute, on voit se matérialiser la spécificité d’un espace conçu pour la pédagogie et dont l’organisation est entièrement déterminée par celle-ci.

Une mécanique articulée et sophistiquée régit le mode d'enseignement mutuel. Les apprentissages y sont très compartimentés, ce qui permet une succession rapide d’activités imméditatement évaluées et validées. La division en groupe de niveaux permet une observation précise de l’évolution des compétences acquises par les élèves. Les groupes sont sans cesse recomposés au rythme de la progression individuelle. Aussi la rigueur et la précision éliminent-elles toute improvisation. Le maître règne sur cet univers qu’il régit du haut de sa chaire, mais les moniteurs jouent ici le rôle majeur car ils veillent sur l’ensemble d’une manœuvre complexe. Il sont à la fois des aides et des substituts du maître. La discipline et l'enseignement reposent principalement sur leur activité concrète durant la classe.

De 1815 à 1820, les tenants du monitorial system peuvent nourrir tous les espoirs. L’administration est on ne peut mieux disposée à l’égard d’une méthode qui rencontre un incontestable engouement. En 1815 la Société pour l'Instruction élémentaire ouvre une première école à Paris, rue St-Jean de Beauvais (1815). Ce sera la base d’une diversification des initiatives et d’une extension rapide dans un grand nombre de villes et de localités où la méthode a la faveur d’autorités municipales qui y voient la possibilité de faire face à l'expansion des congrégations et de leurs écoles.

La méthode mutuelle est à l’origine d’une innovation capitale: l'apprentissage concomitant de la lecture et de l'écriture. On ne se limite plus à réciter les lettres, on apprend l'alphabet en traçant les lettres d’abord sur le sable des pupitres puis sur l'ardoise. Les rudiments (lire-écrire-compter) sont complétés par des connaissances orientées vers le maniement de savoirs pratiques. Les filles apprennent la couture et les garçons le dessin linéaire. L’utilité sociale justifie l’effort de l’enseignement. Ces savoirs primordiaux sont complétés, selon les écoles et les situations par d’autres connaissances, réputées secondaires : la grammaire, la géographie ou l'histoire. Celles-ci sont d’ailleurs très souvent tout entières contenues dans les tableaux muraux de lecture courante. Les manuels restent l’exception et constituent souvent, une récompense, une distinction, l’objet d’une distribution de prix.

Bien que l'école mutuelle enseigne le catéchisme, jugé aussi indispensable à l'instruction primaire que l'apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul, elle est en général suspecte à l'Eglise, qui s’inquiète de la laïcité des maîtres et surtout, de l’autonomie que ce statut leur confère vis-à-vis de l’autorité du prêtre.

A cette opposition idéologique viennent s’ajouter des difficultés communes à toutes les écoles, des oppositions avec lesquelles les systèmes antérieurs savaient mieux composer. Les réticences financières des communes, l’indifférence ou l’hostilité au changement d’une part, l’irrégularité de la fréquentation scolaire d’autre part contrarièrent l’enracinement définitif d’un modèle qui avait fait florès dans les premières années de son expansion. Pour toutes sortes de raisons, les villes offraient le terrain le plus propice aux écoles mutuelles. Aussi est-ce en milieu urbain que nous percevons la trace la plus durable laissée par l’enseignement mutuel, une fois enregistrée l’éclipse générale et totale de la nouvelle méthode, vers les années 1850. La période faste du « mode mutuel » prend fin après la révolution libérale de 1830, car le ministre Guizot en a contesté l’efficacité, surtout eu égard aux besoins scolaires des campagnes françaises. Au moment où l'Etat entend mettre en oeuvre une politique cohérente d'instruction populaire, relayant les initiatives individuelles et associatives, les propagandistes de l'école mutuelle sont désavoués, au profit de la méthode « simultanée » de leurs concurrents congréganistes. Dès lors, en dépit de certaines survivances locales, l'école mutuelle a vécu.

 

L’implantation en Corse

 

L’alternative: réseau des élites ou politique publique ?

 

A en juger par les documents d’archives et la presse de l’époque, les choses suivirent en Corse la même trajectoire que sur le Continent, bien que la vogue de l’enseignement mutuel apparaisse comme plus restreinte dans l’espace et dans le temps.

 

La méthode est en effet vantée comme un véritable recours au moment de la création de l’école de Bastia (9 août 1818), puis de celle d’Ajaccio (5 août 1820). Le Journal de la Corse, feuille de la préfecture récemment apparue, en diffuse largement la bonne nouvelle.

A cette époque, la méthode paraît promise à une diffusion pour ainsi dire normale, par le canal de personnes-relais acquises aux thèses des philantropes et fréquentant de manière plus ou moins assidue. On retrouve dans le phénomène le parcours et le territoire de ces élites européennes dont Marco Cini a écouté le dialogue. On pourra en avoir une illustration en suivant la démarche qui conduit la Commission de l’Instruction publique et la Société d’Encouragement à envoyer en Corse l’un de ses fervents adeptes, le sieur Carlotti de Bastia, puis en notant les efforts de celui-ci pour ouvrir la première école d’enseignement mutuel de l’île. Sans doute cette implantation mi-officielle mi-populaire aurait-elle pu favoriser un ancrage et un développement plus assurés, d’autant que très rapidement le système produisit ses propres cadres à travers l’institution des moniteurs. L’exemple de Gesta, moniteur général de Bastia, semble accréditer cette hypothèse. Mais les déboires et les difficultés de Carlotti et Gesta sous l’administration du recteur Mourre disent assez que cette voie n’avait pas d’avenir : l’instruction ne pouvait être dans l’île que l’affaire de l’autorité académique elles-mêmes dans une « position particulière (...) dans ce pays, ayant besoin de s’appuyer continuellement sur l’autorié administrative », comme le dit Mourre (cf.annexe 1, note 14).

L’histoire du système mutuel en Corse est étroitement associée aux vicissitudes de l’administration préfectorale et c’est sans doute ce qui conduisit à en hypothéquer le succès dans les années qui délimitent notre période.

 

Après donc la publicité donnée à la méthode en 1818 et 1820, son crédit s’étend dans la période (1821-1825) qui voit l’élaboration, puis la réalisation de ce qu’il convient d’appeler « le plan des 34 écoles » voulu par Antoine-Félix Mourre et matérialisé sur le terrain sous le rectorat de son successeur Louis-Magloire Cottard. Or, sauf situations limitées et particulières, le système ne put résister à sa tentative de généralisation.

A partir des années 1825-1830, l’école mutuelle s’effondre, bien que la méthode perdure quelques années encore. On la retrouve à l’état de traces plus tard, comme l’atteste le minutieux rapport de l’Inspecteur primaire Cerati en 1835 :

 

« Dans quelques écoles on suit la méthode mutuelle, mais je n’ai pas encore trouvé un instituteur qui la connaisse. On a étudié et on connaît mieux la méthode simultanée. Cependant, il n’y a qu’un petit nombre d’instituteurs qui sachent diviser leurs élèves en autant de sections que l’exige l’état de la classe et occuper toutes les sections pendant les trois heures que doit durer la leçon »

 

Un peu plus tard, toute mention du système mutuel a disparu du rapport d’inspection de 1839, où sont répertoriées, au contraire, les six écoles des frères : Ajaccio, Bastia, Corte, Calvi, Bonifacio et Isolaccio avec ce commentaire :

 

« Ils font beaucoup de bien surtout en ce que les Frères venant tous du continent, ne parlent que français à leurs élèves. Là comme partout leur enseignement est un peu lent, un peu routinier et exerce plus la mémoire que le jugement. »

 

Les « localités »

 

De manière générale, on constate donc que ces deux enquêtes générales de 1835 et de 1839 établissent à l’évidence que le système mutuel n’existe plus qu’à l’état résiduel, bien que l’on puisse soutenir que l’ouverture de l’Ecole Normale d’Ajaccio, établie sur la base de l’ancienne école mutuelle en a dans une certaine mesure prolongé l’esprit. On observera à ce sujet combien les élèves-maîtres et le directeur de l’école d’enseignement mutuel d’Ajaccio apparaissent aux yeux du premier recteur de la Corse comme devant constituer un corps à créer de toutes pièces :

 

« On sera donc réduit à prendre dans le pays les hommes destinés à le civiliser, c’est-à-dire qu’il faudra les créer. On voit que l’expression n’est pas exagérée. Si l’institution la plus forte qui existe, celle des frères de la doctrine chrétienne, a échoué dans ce projet, on sent combien l’exécution en doit être difficile. Et cependant tout dépend de cette opération. C’est au chef de l’instruction publique en Corse à prendre tous les moyens nécessaires pour en assurer le succès. Il faudra d’abord qu’il apporte des précautions infinies dans l’admission des élèves-maîtres ; qu’il les prenne à un âge où les opinions et les inclinations ne sont pas encore entièrement décidées ; qu’il les choisisse parmi les jeunes gens les moins portéspar la nature de leur esprit et de leur caractère aux vices et aux préjugés du pays ; qu’il donne la préférence aux fils de Français ou aux Corses qui ont habité la France. Cela fait, il faudra qu’il les fasse élever, pendant un an, sous ses yeux, dans l’école instituée dans ce dessein ; que non seulement il assiste fréquemment à leurs exercices, mais qu’il les appelle chaque jour auprès de lui et que dans une conférence d’une heure au moins, il s’attache particulièrement à perfectionner leur éducation morale et religieuse, en les péntrant de ces grandes vérités qui de tout temps furent le principe de la civilisation des peuples et d’où dépend essentiellement celle de la corse. C’est ainsi qu’a été choisi et formé le directeur de l’école mutuelle d’Ajaccio ; c’est ainsi qu’a été choisi et que commence à se former un élève-maître admis depuis deux mois dans cette école ; c’est ainsi que devront être choisis et formés tous les maîtres des trente école qu’on propose d’établir » (cf.annexe 1, note 7).

 

Quant à la faveur particulière dont le système a joui dans le plan de diffusion de l’Instruction publique en Corse imaginé par le premier inspecteur d’académie et mis en place par son successeur, elle s’explique par des conditions particulières –« les localités » comme on dit dans la correspondance de l’époque- liées à la politique d’intégration à la France dans une période déterminante des relations entre l’île et le continent. A défaut de statistiques générales, les documents d’archives nous permettent de dater exactement et d’évaluer le laps de temps où le « monitorial system » parut offrir un moyen efficace et somme toute économique de diffuser en Corse l’instruction et, par là, de « civiliser » ses habitants. Il faut d’ailleurs préciser qu’au moment-même où faisait rage en France la guerre scolaire entre les partisans de l’école laïque et ceux des écoles congréganistes, les écoles mutuelles et celles des frères de la doctrine chrétienne se trouvèrent réunies et associées dans le plan d’éducation préparé depuis les années 1820, mis en œuvre en 1823 et qui montrait, fin 1825, toute l’étendue de son échec (cf.annexe 2)

 

La Corse est donc bien présente dans cet engouement pour l’instruction qui affecte toute la société française saisie dans le discours de ses élites. Elle y apparaît avec sa spécificité, ses problèmes, ses pesanteurs et les réponses singulières qu’elle apporte à la sollicitation de la politique scolaire générale. La Société d’Instruction publique fondée en 1803 par le préfet du Golo avait cessé toute activité en 1810.

Ressuscitée en 1818 par le préfet De Vignolle, elle a répercuté les échos insulaires de cette nouvelle politique. Dans cette institution dont le secrétaire est alors Francesco Ottaviano Renucci et Salvatore Viale l’un des animateurs principaux, auraient pu se rencontrer et s’unir deux courants également porteurs des idées nouvelles: le dynamisme des élites insulaires et la mission des fonctionnaires gouvernementaux en charge de l’instruction en Corse. L’éloignement culturel, la disparité des enjeux intellectuels et politiques, sans doute aussi la méfiance réciproque des individus provoquèrent au contraire l’espacement des réunions, puis dès 1821 l’effacement définitif des travaux de cette société littéraire. Cette disparition a provoqué l’étonnement de certains analystes de l’histoire corse. La lecture de la correspondance du premier recteur de la Corse, Antoine-Félix Mourre, nous informe sur les causes réelles de l’extinction d’une société dont les autorités ne pouvaient tolérer la concurrence, car l’Université, jalouse de son statut et de ses prérogatives, ne pouvait s’accommoder de l’indépendance culturelle et idéologique dont les élites du cercle de Viale avaient su marquer leurs travaux et leurs manifestations publiques.

 

Depuis les années 1816-1817 qui marquent le renouveau de la politique scolaire en France, la Corse semble être restée à l’écart de l’effort général. Le 14 janvier 1818 le recteur de l’Université d’Aix, D’Eymar, assure que tous ses inspecteurs ont refusé de visiter la Corse qui dépend de son administration. Le préfet Martin de Vignolle (en charge de la Corse du 14 mars 1818 au 15 décembre 1819) sous l’administration duquel Mourre effectue sa première inspection (le journal assure en septembre 1818 qu’il ‘ parcourt la Corse en ce moment ’), stimule l’instruction et la vie intellectuelle: il rétablit la Société d’Instruction publique de la Corse à Bastia, fonde la Société Centrale d’Agriculture à Ajaccio, et donne l’impulsion nécessaire au Journal de la Corse qui vient d’être créé à la préfecture d’Ajaccio.

Le préfet de Vignolle et plus encore son successeur, Claude-François Eymard (30 janvier 1820-9 janvier 1822) apportèrent leur appui aux projets de Mourre dont les avis et les recommandations inspirent toute réflexion sur l’instruction dans l’île depuis la fin de l’année 1818. Le 19 mars 1819, la Commission Spéciale des Affaires de Corse entend différents rapports sur l’état de l’instruction dans l’île. Quant à la Commission d’Instruction publique, elle adopte le 20 août 1820 un plan général qui suit de près toutes les recommandations de Mourre.

 

L’œuvre de Mourre (1818, 1820-1821)

 

Antoine-Félix Mourre, le premier inspecteur d’académie ‘ chargé des fonctions rectorales en Corse ’ était né le 19 mai 1768 à Lorgues. Il mourut le 10 septembre 1837 à Draguignan. Son père était notaire royal et procureur. Il était entré de bonne heure dans la congrégation des doctrinaires où il demeura de 1782 à 1793. Il enseigna dans divers collèges de province de 1783 à 1795. Nommé inspecteur d'académie il exerça cette fonction à Montpellier (1815-1817) puis à Aix-en-Provence de 1817 à 1819. C’est en 1818 qu’il fut chargé de faire une inspection en Corse et de rédiger un plan pour la rénovation de l’instruction dans l’île. Il est ensuite chargé des fonctions rectorales en Corse en 1820 et 1821. Il quittera l’île en février 1822 après avoir transmis ses fonctions à Louis-Magloire Cottard, qui était depuis trois mois son adjoint. Recteur de l'académie de Grenoble jusqu'au 1er octobre 1825, il assura les mêmes fonctions à Aix-en-Provence jusqu'au 30 septembre 1828. Il reçut en 1829 le titre d'Inspecteur général honoraire de l'Université et fut fait chevalier de la Légion d'honneur. Devenu recteur d'Aix, Mourre était retourné en Corse en 1827, chargé d'inspection générale.

 

Bien que l’action de Mourre n’ait pas eu de prise durable sur le cours des événements, sa vision du développement de l’instruction primaire à travers la méthode mutuelle et l’action des frères de la doctrine chrétienne montre bien l’orientation fondamentalement idéologique de la politique imaginée et mise en œuvre pour « civiliser la Corse », comme on dit communément dans ces années-là. On négligera ici l’aspect documentaire que révèle une correspondance confidentielle tramée de jugements sans complaisance sur les mœurs et la culture du pays. On retrouvera d’ailleurs l’écho de ces idées loin dans la période. On constate que même après 1830, l’impression laissée par Mourre dans la correspondance et les esprits a incontestablement valeur de référence, les documents officiels reproduisant souvent trait pour trait et mot pour mot les paroles du premier recteur de l’île. Le rapport du préfet au Conseil général de la Corse, assorti des commentaires de Mourre constitue un véritable corpus de référence pour l’analyse du discours produit dans la Copériode sur la Corse et ses habitants. Nous le reproduisons en annexe 1.

 

Sur la méthode à adopter, l’inspecteur montre la volonté de construire l’édifice en s’attardant sur la base : l’instruction primaire.

 

L’université

Alors que depuis 1817 différents rapports établissent la probabilité de la réouverture de l’Université de Corti et bientôt l’imminence de celle-ci (la date de novembre 1820 apparaît à plusieurs reprises), Mourre émet des réserves sur l’utilité de l’établissement: Le moment « n’est pas encore arrivé » et les obstacles sont nombreux. Dans l’état actuel des choses, on doit selon lui se borner à établir une grande école où, comme dans les collèges de l’Italie, aux enseignements habituels des collèges seraient ajoutés des enseignements complémentaires dispensés par des régents. Ainsi confortés dans leur formation de base, les élèves seraient tout naturellement portés à poursuivre leurs études dans les facultés françaises. On pourrait aussi créer, en lieu et place d’une faculté de médecine, « une école secondaire de médecine et de chirurgie placée dans la ville de Corse où sont situés les principaux hôpitaux ». En outre les fonds disponibles (legs Paoli et allocation du Conseil Général) ne sont pas suffisants. Une université ne semble donc pas viable à la commission qui prône l’ouverture d’un collège central, structure intermédiaire entre le collège royal et la faculté, un enseignement supérieur partiel, dispensé par des professeurs venus du Continent français et attirés par des avantages financiers.

L’enseignement secondaire

Il est traité de la même manière par Mourre. Il se limite aux deux collèges communaux de Bastia et d’Ajaccio qu’il s’efforce de réorganiser et de mettre en conformité avec le régime des études en vigueur dans les établissements continentaux. L’enseignement du latin fait l’objet d’un traitement particulier car, en réglementant soigneusement l’accès, on sait pouvoir garder la main sur une mobilité sociale des individus préjudiciable au bon fonctionnement d’une société qui reste fondée sur l’inégalité et l’absence de mobilité sociale des individus.

L’enseignement primaire.

C’est indéniablement ce degré qui fixe l’attention de Mourre. Aux mains de desservants que le recteur juge pour la plupart grossiers et ignorants, ce premier enseignement est considéré pour ainsi dire à l’abandon.

Comme les rivalités sont très fortes entre instituteurs laïques et ecclésiastiques, le recteur porte tous ses espoirs sur l'action des comités cantonaux institués par l’ordonnance de février 1816. Ceux-ci permettront de gérer cette situation délicate en influant sur le choix et la surveillance des instituteurs. Ils devront être associés étroitement à la gestion des « localités »: impartiaux, ils émettront à l’intention de l’inspecteur un avis motivé sur toute demande de brevet de capacité à l’enseignement et d’autorisation pour l’ouverture d’une école. Ils auront en outre à exercer leur contrôle sur toutes les écoles où le latin est enseigné et qui, de ce fait, ne se distinguent pas des écoles élémentaires (établissements qui hors des villes sont d’un degré inférieur aux collèges communaux).

Les mesures que conseille Mourre sont adoptées dès 1819. Ce sont:

1°) l’organisation et la composition des comités cantonaux;

2°) l’extension des écoles des frères de la dochtrine chrétienne. En 1806 le cardinal Fesch en a institué une à Ajaccio qui compte 250 élèves en 1820. Une autre va s’ouvrir à Corte. Mais ces écoles coûtent 2000 francs par an et seules 5 à 6 communes peuvent soutenir une telle dépense;

3°) l’ouverture d’écoles d’enseignement mutuel. Avec 100 francs par an et une petite rétribution des élèves on peut en créer une dans chaque commune un peu peuplée. Celle qui a été ouverte à Bastia en 1818 donne de bons résultats. Transformée en école modèle, elle doit attirer tous les jeunes instituteurs qui viendront y apprendre la méthode. A noter qu’une fois nommé en Corse, Mourre mènera contre cette école une guerre sourde car il fonde désormais toute sa stratégie de formation des instituteurs sur l’école d’Ajaccio.

4°) La surveillance du dispositif sera confiée à un inspecteur qui séjournera dans l’île pendant de longs mois.

 

Le plan des 34 écoles primaires

 

Nommé inspecteur chargé des fonctions rectorales en 1820, Mourre va s’attacher à mettre en oeuvre la politique ainsi définie. C’est dans ces conditions qu’il est amené à rédiger et à présenter un plan global de diffusion de l’instruction primaire dont la teneur est résumée, à mi-parcours, pour le ministre dans une note de janvier 1821 ministre, secrétaire d'état, président du Conseil royal de l'instruction publique:

 

« M. Mourre dont la mission a pour objet d'améliorer l'état de l'instruction dans ce pays s'occupe depuis plus d'un an du plus pressant besoin de la Corse à cet égard : l'instruction primaire. L'inspecteur ne s'est pas borné à quelques améliorations partielles, il vise à une organisation complète de l'instruction primaire. A cet effet il a présenté un projet d'établissement d'un certain nombre de nouvelles écoles convenablement réparties dans tout le pays. « Il regarde l'exécution de ce projet comme le moyen le plus propre à répandre l'instruction élémentaire en Corse et par là , à tirer le peuple de ce pays de l'état de barbarie et d'ignorance où il est profondément plongé ».

 

Il y aurait trente quatre écoles à établir, dont quatre écoles chrétiennes et trente  d' enseignement mutuel.

Mourre pense que les écoles chrétiennes sont les plus appropriées à la civilisation de la Corse, mais après celles-ci il regarde les écoles mutuelles comme celles qui conviennent le mieux à la Corse attendu qu'on peut y réunir à moins de frais un plus grand nombre d'enfants.

L’exemple de la seule école des frères d’Ajaccio montre que ces écoles chrétiennes devraient être préférées à toute autre école pourvu que les frères qui les dirigeraient fussent français.

C’est donc pour des raisons de réalisme économique qu’il n’en propose que quatre dans son plan.

Les écoles d'enseignement mutuel sont donc un pis-aller, mais il faut les utiliser parce que les Corses n'ont aucune prévention contre la méthode.

La dépense pour l'établissement des nouvelles écoles  et pour leur entretien durant la première année est évaluée à 75.000 francs , la dépense annuelle ne serait plus ensuite que de 11.400 francs .

 

Pour subvenir à la première dépense, on a demandé qu'il y fut affecté

1° la moitié du revenu des communes  évalué à                                            4.566 francs

2° le produit de  40 centimes additionnels                                                   26.590 francs

3°une allocation départementale de                                                             15.000 francs

 total                                                                                                             46.156 francs

 différence jusqu'à 75.000                                                                            28.844 francs 

 

Pour combler cette différence, Mourre demande donc un secours du gouvernement, diminué de ce qu'on retirerait d'une souscription  qui a été ouverte en Corse en faveur de l'enseignement élémentaire. Les sommes souscrites s'élèvent à plus de 10.000 francs mais elles n'ont pas été versées et le retard apporté à l'exécution du projet annoncé paraît avoir refroidi le zèle des souscripteurs et fait craindre qu'on ne puisse recueillir maintenant  qu'une très petite partie de cette somme. A la date du rapport (fin décembre 1820) la somme que le gouvernement aurait à fournir est évaluée à 26.000 francs.

« Tel est au plus le seul sacrifice qu'il aurait à faire pour l'exécution d'un projet qui doit influer  et influer si puissamment sur la civilisation  et par conséquent sur l'avenir de la Corse ».

Mais le projet a été fourni au ministre de l'intérieur en mai 1820 et aucune décision n’est intervenue. On allègue des difficultés d’ordre réglementaire (concilier la base du projet avec la législation existante) provoquant des lenteurs et retards administratifs : le rapport fait à ce sujet par le chef du bureau de la comptabilité des communes est depuis plusieurs mois entre les mains  du Baron Mounier qui n’a pas donné suite.

 

Il développera les écoles des frères qui enseignent en français, dispensent un enseignement très limité et une morale chrétienne bien propre à rendre les Corses respectueux des lois. Il entend faire passer à huit  les quatre écoles en activité en 1820 (Ajaccio, Bastia, Calvi, Sartene). L’enseignement mutuel étant moins cher, il peut, par son système pédagogique, généraliser la discipline en même temps que la langue française. Mourre élabore donc un plan d’ouverture de 30 écoles cantonales de ce type. Pour financer en partie la dépense une souscription est lancée et créée une Société pour l’encouragement de l’instruction élémentaire à l’instar de celle de Paris: les maîtres de ces nouvelles écoles seront directement formés par l’inspecteur à l’école d’Ajaccio, qui jouera le rôle d’école d’application des méthodes pédagogiques et d’Ecole Normale pour la formation de tous les instituteurs de l’île. Comme l’enseignement est aux mains du clergé corse, Mourre entend convertir les gens d’église à la pratique du français, en particulier par un examen auquel sera soumis tout candidat aux fonctions ecclésiastiques.

 

L’action « Cottard » (1822-1827)

 

Son successeur, Louis-Magloire Cottard aura la charge de mettre en œuvre ce plan sur un terrain qui devait se révéler peu conforme aux prévisions.

 

Louis-Magloire Cottard était né à Orry-la-Ville le 17 février 1790. Il fut d’abord maître d’études au lycée de Beauvais. Il entre à l’Ecole Normale Supérieure en février 1809 et fut nommé en 1811 professeur au lycée de Marseille. Suspendu lors de la seconde restauration, il fut réintégré en novembre 1815. Il fonda à Marseille une école gratuite d’enseignement mutuel en compagnie de deux collègues Soulacroix et Peclet (1816), puis une école de commerce (1820). Il rejoint alors Mourre en qualité d’inspecteur-adjoint, et en octobre de la même année, il est nommé inspecteur chargé des fonctions rectorales en Corse. De 1825 à son départ de Corse, il fait de fréquents séjours hors de l’île. Il rentre définitivement en France en 1827 avec une nomination d’inspecteur d’Académie à Bourges. Puis il devient recteur de Limoges, d’Aix et enfin de Strasbourg où il demeure jusqu'en 1842. De 1832 à 1837 il publie plusieurs ouvrages de contenu pédagogique dont une partie est traduite en allemand.

 

Cottard dut d’abord patienter deux longues années avant de pouvoir mettre à exécution les dispositions prévues par son prédécesseur. Pourtant, à la fin de l’année 1822, la Corse mettait en œuvre le plan appelé « Plan des 30 écoles mutuelles » ou « Plan Mourre » ou « Plan du 21 mai (1820) ».

Le 2 décembre de cette année-là, en effet, les trente ecclésiastiques candidats à l’enseignement dans ces écoles étaient solennellement rassemblés à l'Ecole-modèle d’Ajaccio et confiés au directeur Monsieur Maury, qui deviendrait par la suite le directeur de l’Ecole Normale d’instituteurs. Etaient également présents les fonctionnaires du collège municipal, des frères, des élèves (rappelons que les quatre frères de l’école enseignent en 1820 à 278 élèves)et d'un nombreux concours de gens. Une grand'messe fut chantée lors de cette cérémonie présidée par Monseigneur l'Evêque Louis Sebastiani Porta, manifestant par là l’originalité de la situation corse où religion et enseignement mutuel font bon ménage.

Le 2 avril 1823, cette milice de trente élèves-maîtres avait achevé, comme on dirait aujourd’hui, son « stage » de formation et chacun de ces instituteurs ecclésiastiques se voyait affecté à un poste stratégique . C’était l’une des trente écoles cantonales distribuées sur une carte scolaire incomplète avec vingte-deux cantons non couverts parce que leurs population, par trop disséminée, ne pouvait concentrer les enfants scolarisables en un point central. Les affectations et les identités nous ont été conservées (cf.annexe 4) :

 

 

Alesani

Ampugnani

Bonifacio

Campoloro

Capobianco

Casacconi

Casinca

Celavo

Mercurio

Montegrosso

Niolo

Orcino

Orezza

Ornano

Portovecchio

Regino

Sant Angelo

Serra

Sevidentro

Sorba

Talavo

Tallano

Taravo

Tavagna

Tavignano

Tenda

Tuda

Vallerustie

Vallinco

 

Piazzali

Porta

Bonifacio

Cervione

Rogliano

Penta et Acquatella

Vescovato

Bocognano

Mazzola

Calenzana

Calacuccia

Sari

Pastoreccia

Sainte Marie et Sicché

Portovecchio

Speloncato

Corbara

Moita

Evisa

Vezzani

Zicavo

Sainte Lucie

Petreto et Bicchisano

Pero

Piedicortc

San Pietro

Oletta

San Lorenzo

Olmeto

 

Mozzigonacci François

Luccioni Pierre-Paul

Giorgi

Cristinacce Jean

Emmanuelli Ignace

Perini Antoine

Vinciguerra Jph Antoine

Guelfucci Fçois Xavier

Natali Pierre Baptiste

Ceccaldi Jean Thomas

Albertini Jean Vitus

Piani Ignace

Veggiani Jacques Fçois

Francischini François

Roccaserra Henri

Luciani Pierre Marie

Benedetti Ignace

Giulj Antoine

Versini Jean Françuis

Carlotti Fçois Antoine

Arrighi Jean François

Pietri Joseph André

Ortoli Jean Baptiste

Giacomoni Fçois Xavier

Battesti Dque François

Antonetti Roch

Ricetti Pascal

Paoli Joseph Marie

Rossi Joseph Marie

 

Tous ces ecclésiastiques s'étaient portés volontaires. Leurs progrès dans la connaissance de la langue française étaient garantis par l’action infatigable de monsieur Maury directeur de l'école-modèle d'Ajaccio érigée en Ecole Normale et qui reçut des mains du préfet une médaille d'argent. Ce Pierre Maury était né en 1799 à Ajaccio ; il avait été l’élève des frères de la doctrine chrétienne d’Ajaccio et devint en 1835 directeur de l’Ecole normale d’Ajaccio.

Mais si tout était, pour le moment, conforme aux prévisions du côté des maîtres, il n'en était pas de même pour les bâtiments et le mobilier.

Aussi les nouveaux instituteurs furent-ils envoyés dans les communes qui leur étaient assignées pour hâter les travaux de premier établissement, mais ce n’était pas chose facile sur un terrain où les esprits ne paraissent pas avoir été acquis au plan de diffusion de l’instruction qui reposait avant tout sur la propagation de la langue française.

Cottard eut donc à lever ces dernières difficultés. Il employa toute la fermeté dont il était capable et il put enfin croire avoir réussi. Dés le mois de juillet 1823 il manifestait une satisfaction qui lui valut une note élogieuse d’Ambroise Rendu en personne:

 

« Le zèle et les succès de Monsieur Cottard me semblent dignes d’éloges et d'encouragements. Il court d’ailleurs des dangers réels, et c'est vraiment au péril de sa vie qu'il propage et améliore l'Instruction primaire, de laquelle dépend visiblement la civilisation de la Corse. Monsieur Mourre a dignement commeneé, Monsieur Cottard poursuit dignement cette bonne et belle neuvre. La croix d'honneur ne serait-elle pas bien acquise à de tels services ? »

 

L’un des obstacles majeurs qui entravaient la diffusion de l’instruction paraissait, depuis les premiers efforts de Mourre, la faible connaissance du français affectant toutes les couches de la société insulaire. Aussi les autorités avaient-elles dès le début songé à interdire le droit d’enseigner à toute personne ne connaissant pas la langue nationale. Mais comment remplacer les instituteurs non francophones dans un pays qui ne parlait que corse et toscan et où la langue française n'était pas encore assez répandue en Corse pour que tout instituteur incapable de l’enseigner fût frappé d’interdiction ? L’inspection académique devait être, dans ces conditions, contrainte de délivrer des autorisations provisoires jusque dans les années 1840, en attendant l’époque où l’Ecole Normale pourrait pourvoir tous les besoins en postes et que les autorités municipales fussent prêtes à remplacer par les jeunes normaliens les vieux instituteurs en place depuis l’époque de la première inspection Mourre.

 

Cottard pensait pouvoir au moins donner la priorité à la fréquentation de ses écoles en faisant prohiber, par arrêté ministériel, toute institution primaire dans un rayon de deux kilomètres autour de chaque école cantonale. Après avoir mis l’année 1822 sous le signe de l'implantation des maîtres de langue française, l’année 1823 sous la bannière des écoles cantonales, il consacra en 1824 sa tournée d'inspection à la lutte contre « l’italianisme ». Le 27 mai de cette année-là, ayant visité l'arrondissement de Calvi, il crut pouvoir écrire que l'italianisme commençait « à laisser respirer » les autorités, tout en se déclarant peiné de remarquer la faible fréquentation des nouvelles écoles.

 

« Les minoristes qui obtiennent trop facilement des dimissoires, vont par haine pour la langue française et par mépris pour l'Eglise gallicane, prendre les ordres sacrés en Italie. C'est ainsi qu'ils éludent l'action de la commission d'examen (obligatoire pour les ecclésiastiques). Je me suis plaint de cet abus. On m'a répondu que, comme je voulais absolument faire disparaître de la Corse l'idiome divin du Tasse et de Métastase, il était nécessaire de soustraire à mon vandalisme le feu sacré. J'ai haussé les épaules, je me suis contenté de conduire mon pompeux interlocuteur dans une de nos écoles où il a été fort surpris d'entendre les élèves répondre altemativement en français et en italien à des questions de catéchisme que je leur faisais alternativement dans les deux langues. Ce n'est pas, à dire vrai, précisément pour conserver l'italien que j'ai ordonné ce double exercice, c'est afin de faciliter Mrs. les desservants ou vicaires. »

 

Il rencontrait cependant la même hostilité sur son passage, comme à Corte où ni le maire, ni le juge de paix, ni le curé ne se déplacèrent pour l'accueillir. Mais il se voyait inopinément récompensé de sa constance lorsque, dans quelque endroit fort reculé, il rencontrait un maître zélé et des élèves appliqués. Ainsi, l'école de Calacuccia, pourtant « située dans un canton placé sur le plateau d'une haute montagne et isolé du reste de l'île » l'avait étonné par ses progrès en arithmétique. « Le français va moins bien, et ce n’est pas surprenant, puisque les habitants n'ont guère de rapports avec d'autre Français que moi, le Sous- Préfet étant italien (De Petriconi !). »

 

A peine installées, les trente écoles cantonales allaient irrémédiablement vers leur déclin. Le préfet Lantivy leur donna le coup de grâce en 1824. En attendant de fermer même les deux écoles mutuelles de Bastia et Ajaccio par une décision du 21 décembre 1824 et de transférer à la responsabilité des écoles des frères l’ensemble de la population scolaire, nouveau préfet signe l’arrêt de mort des écoles cantonales dans une série de mesures qui aboutissent à un long constat d’échec général de l’opération adressé au ministre dans son rapport du 28 juillet 1824.

Le préfet avait commencé par proposer le remplacement de sept écoles mutuelles par huit écoles des frères à créer à Vico, Cervione, Sainte Lucie de Tallano, Pastoreccia d’Orezza, Rogliano, Calacuccia, Bocognano et Calenzana, les écoles cantonales ne pouvant obtenir selon lui aucun sucès. «La mauvaise composition du clergé corse en est la principale cause » dit-il dans son rapport. Les instituteurs, tous ecclésiastiques, n’ont aucune vocation ; seul la perspective du traitement les pousse à faire classe. Au lieu de se consacrer exclusivement à l’enseignement ou au sacerdoce, il prennent une part « active aux inimitiés et aux intrigues qui divisent les habitants. Aussi le nombre des élèves diminue-t-il journellement dans les écoles cantonales, et cela par la faute des instituteurs » qui échappent à la surveillance du comité cantonal ou qui ont définitivement acquis une piètre réputation. L’inspecteur Cottard n’y peut pas grand chose car il ne disose pas d’éventuels remplaçants suffisamment compétents et vertueux.

Il déplore alors que la méthode ait échoué en Corse où elle pouvait être plus efficace qu’ailleurs. Indolence des Corses, vivacité de la méthode, discipline et sollicitation permanente : il utilise mot pour mot les arguments énoncés par Mourre dès les années 1818 et sans cesse repris dans le microcosme administratif et pédagogique. Quant à l’enseignement religieux inspiré des frères et introduit dans les écoles mutuelles, il serait « une des principales bases de la régénération de la Corse, si les maîtres n’étaient pas du pays, ou plutôt s"ils possédaient les connaissances et les vertus qui distinguent le clergé de France ».

 

La faveur de l’enseignement mutuel s’est dissipée. Pour paraphraser le mot d’Yves Gaulupeau cité au début de cette étude et l’adapter à la dimension exiguë de l’île, on peut avancer que l’école mutuelle de cette période représente en Corse « une occasion manquée ».

 

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Ces dispositions constituaient en effet une tentative sans précédent dans l’histoire de l’instruction publique en Corse. Si l’on tente d’avancer une interprétation de cet échec, on peut voir trois sortes d’obstacles dressés contre la volonté conquérante du libéral intelligent, résolu et dogmatique que fut Antoine-Félix Mourre.

 

En premier lieu, on perçoit les difficultés habituellement rencontrées dans l’action de l’administration quand il s’agit d’une région périphérique comme l’est la Corse de l’époque. Le préfet Eymard, pourtant acquis aux intentions de Mourre, ne peut s’affranchir des lenteurs et des retards.

 

Le deuxième obstacle est de taille : il s’agit de l’attitude des élites corses et des notables siégeant au conseil général, dans les conseils municipaux et dans les comités cantonaux d’instruction publique institués par l’ordonnance de 1816. Quant à l’élite intellectuelle, elle se montre majoritairement attachée au système traditionnel d’enseignement, réfractaire à toute imposition du Conseil Général en faveur du plan Mourre, et hostile à ce qui vient des autorités françaises ; le thème de l’enseignement mutuel, salué dans la correspondance de Viale et boudé dans l’île même, en est un exemple éloquent. Les élites se montrent en réalié plus préoccupées de l’amélioration des deux collèges et de la réouverture de l’Université de Corte que de la diffusion du français dans l’île par l’instruction publique.

 

La troisième raison est sans aucun doute déterminante. Elle tient à l’articulation de la politique générale avec la direction suivie en matière d’éducation. Tant que les dispositions prévues par Mourre et Cottard et soutenues par les préfets Vignolle et Eymard furent en accord avec la ligne gouvernementale, leurs plans pouvaient avoir un avenir, une fois réduites les « localités » à la règle générale.

Or il se trouve que depuis 1820, l’enseignement mutuel est suspect de véhiculer les idées libérales qui, dit la droite, ont armé l’assassin du duc de Berry. Cette orientation vers une domination ultra marquera un tournant dans l'histoire de l’enseignement primaire. Le duc est présenté comme la victime de l'irréligion et des idées libérales qui s'épanouissaient depuis quatre ans. A partir de 1822, les éléments modérés qui restent encore au gouvernement s’effacent devant la Droite qui gouvernera jusqu'en 1828.

Ce changement de direction se répercute dans l’administration de l’instruction publique. Les ultras subordonnent entièrement l'Université à l’Eglise et ils en extirpent tous les germes de libéralisme. La Commission de l'Instruction publique, devient le Conseil Royal que président Cuvier puis Laîné, en remplacement de Royer-Collard. L'Instruction publique, rattachée depuis le début de la Restauration au ministère de l'Intérieur, en est détachée en février 1821, puis liée aux Cultes, et le l6 août 1824 Mgr de Frayssinous devient «Ministre secrétaire d'Etat au département des Affaires ecclésiastiques et de l'Instruction publique». L'Eglise voyait ses vœux comblés. Le pouvoir et l’opinion de droite voulaient en revenir à l'éducation chrétienne et aux principes qui, disaient-ils, n'auraient jamais dû être abandonnés.

Dans l'enseignement primaire la nouvelle politique scolaire se marqua de deux façons :

- au plan de la législation, par l’ordonnance du 21 avril 1824 qui remit l’enseignement entre les mains et sous la surveillance de l’église ;

- sur le terrain scolaire, par la démolition de l'enseignement mutuel entaché de libéralisme ; au contraire l'enseignement congréganiste se voyait investi d’une charge nouvelle et générale.

 

On comprend, dans de telles conditions, les atermoiements du ministère devant le plan Mourre en 1822, les difficultés de Cottard en 1823, le non-paiement des salaires des instituteurs des écoles cantonales en 1824 et les distances que prend en 1824 le préfet par rapport à un système mutuel qui n’est plus du tout en odeur de sainteté.

Il ne restait à l’anti-cléricalisme d’un Cottard qu’à se démettre ou à se déchaîner. Il se déchaîna. D’abord contre le clergé corse accusé de tous les maux, depuis l’évêque jusqu’au simple desservant ; puis contre les Frères de la Doctrine Chrétienne eux-mêmes et contre leur hiérarchie. C’était signer définitivement la fermeture des écoles cantonales et de l’enseignement mutuel.

 

 

Jacques Thiers

professeur à l’Université de Corse

 

NOTE BIBLIOGRAPHIQUE

 

Sur la politique scolaire de la Restauration on se reportera à :

 

  1. Maurice Gontard: L’Enseignement primaire en France de la Révolution à la loi Guizot (1789-1833), Les Belles-Lettres, Paris, 1959;
  2. Gaston Maliaret et Jean Vial (dir.): Histoire mondiale de l’éducation, tome 3: de 1815 à 1945, Presses Universitaires de Francen, Paris, 1981.

 

Nous avons pour notre part esquissé les grandes lignes de la politique scolaire menée en Corse dans la même période : cf. Jacques Thiers: Les Potirons, l’inspecteur et le gecko, Albiana, Levie, 1993, pages 59 à 103.