FRA FELICE

Scontri di 15.05.2017

 

 

Le lecteur d’aujourd’hui apprécie généralement les récits qui rompent avec les codes et habitudes narratives qui ont établi l’assise classique du genre romanesque. Chronologie des faits rapportés, psychologie des personnages et évocation de l’univers des valeurs, des projets et finalités qui les animent dans leurs actes, l’ensemble de la fiction semble devoir répondre désormais à de nouvelles normes où la discontinuité, la rupture, l’ironie et le doute constitueraient l’esthétique même d’une création réussie et à un lectorat assuré.

 

FRA FELICE, le nouveau roman publié par Guidu BENIGNI ne répond pas à ces règles. Il suffira cependant de poser son regard sur quelques pages pour souscrire au jugement qu’exprime la préface engageante de Marie-Jean Vinciguerra séduit par la verve de l’auteur.

Quelques pages (chapitre 5 : « Imbarcamentu di I Mille ») suffiront à convaincre le plus exigeant des lecteurs. C’est bien « dans l’intimité d’un géant de l’histoire » devenu « Ziu Ghjasè » sans rien perdre de sa grandeur que l’auteur dispose les éléments d’un univers narratif où agissent les procédés d’une élocution convaincante. Pétris de culture locale et situationnelle dans un dialogue vivant, les éléments du récit fictionnel s’insèrent avec une totale vraisemblance dans l’évocation véridique d’une fresque historique sollicitée avec pertinence et sans emphase.

 

Dans l’intimité d’un Géant de l’Histoire

« Militaire de carrière retraité et cavalier émérite » - deux traits de son CV pointés avec pertinence par Jacques Fusina - Guidu Benigni est un écrivain attachant. Il s’est affirmé, depuis Amadeu u Turcu (Prix du Livre corse 2002), comme romancier et poète in lingua nustrale. Son dernier roman, Fra Felice, à la gloire du « héros des deux mondes », est une belle surprise. Seul, jusqu’ici, en Corse, Gian Paolo Borghetti avait rendu un hommage de qualité à Garibaldi dans son poème « Garibaldi, un episodio della guerra per l’indipendenza italiana» Rappelant en quelle considération Michelet tenait ce géant du Risorgimento (« Je vois un héros en Europe, un seul, je n’en connais pas deux »), Benigni exprime une égale fascination. Toutefois, Fra Felice n’est pas une hagiographie camouflée en un roman historique où l’auteur prendrait des libertés avec la vérité des faits pour le plaisir de faire à Clio de beaux enfants. Benigni tisse, en fait, de toutes les fibres de sa riche sensibilité, une toile où se nouent deux aventures, la Geste de l’homme à la chemise rouge, et, née de l’imaginaire de l’Auteur, l’aventure du narrateur. Il y a bien deux héros dans ce « roman de poésie et de vérité » : Garibaldi et Felice qui, à la suite de son père, Marcu Maria, accueilli dans la famille de Domenico Garibaldi (le père de Giuseppe), devient partie prenante d’une saga dont il vivra les heures de gloire et de deuil. 

Fra Felice est aussi l’histoire du dévoilement d’un secret. Ce n’est qu’à la fin du roman que sera révélée la disgrazia qui a entraîné l’éclatement d’une famille corse et l’exil à Nice du père de Felice. L’Auteur mariant fiction et Histoire insère dans la trame du récit, en les étoffant, des épisodes réels ayant un lien avec la Corse comme ce premier mort de l’expédition des Mille, le bastiais Desideratu Pietri, tué à la bataille de Calatafimi. ll imagine qu’il a une sœur, Rosa qui rejoindra le narrateur à Occi où il s’éteindra. Le dernier chapitre, véritable lamentu en prose poétique clôt le roman sur l’évocation émouvante de la première rencontre de Felice et de Rosa… « A Storia ùn hè micca un ritrattu appesu à u muru. Ella si move. » précise Benigni. Elle ne se résume pas en images d’Epinal. Elle est mouvement. L’Auteur, qui s’est parfaitement documenté, déroule avec brio l’épopée du « héros aux sept vies ». Le narrateur occupe auprès du Général une position privilégiée. De promenades en assauts, il a une vue d’ensemble, qu’il s’agisse de décrire des paysages ou de relater des batailles. L’évocation de Nice ou de Bastia, piccoli porti insitati à vita da l’alitu marinu, carcu di sale è d’iodu, d’odori di salimoghja, di pesciu fragicu, nous rappelle le Pesciu Anguilla de Sebastianu Dalzeto.

Fra Felice est un roman d’apprentissage et d’initiation. Le narrateur est à l’école d’une famille et d’un Maître d’exception. S’interroge-t-il sur son identité ? Les caprices de l’Histoire font qu’il ne sait plus s’il est corse, niçois ou « caprerese ». La Corse aurait pu, prise dans le mouvement du Risorgimento, s’intégrer à l’Italie. Mais l’histoire a tourné le dos à la géographie. La patrie n’est-elle pas celle que le poète nomme, ce territoire apparemment circonscrit, mais irradiant où s’enracine l’Universel. Caprera est une île à laquelle Garibaldi a donné une âme, la sienne. Une île-miroir où les paysages de l’Amérique latine, de Nice et de la Corse se fondent dans une même nostalgie. Le même amour. Guidu Benigni, fantassin de la Liberté, fait sienne la distinction garibaldienne entre le héros et le soldat. Ainsi, Garibaldi entendait-il le cri (grido) du peuple opprimé qui s’insurge. Au nom de la liberté, le héros estimait ne recevoir d’ordre que de sa conscience. Il avait le droit de désobéir. L’expédition des Mille se voulait légitime. Et puis, il y a le temps de l’obéissance pour le soldat (« Obbedisco »), lorsque légitimité et légalité ne font qu’un. In sti tempi camonchji, tempi di cumbugli, l’épopée garibaldienne éclaire les chemins de l’avenir. Le Maître Garibaldi n’était pas donneur de leçons. Il prêchait d’exemple. « Non insegno, accenno » disait-il. Dans sa note introductrice au roman comme dans l’épilogue, Guidu Benigni assure avoir voulu contre un monde moderne « ingordu di proffitu suldaghju » rendre hommage au solitaire d’Occi, Fra Felice, et à Garibaldi « un omu chì avia fede in l’omi, mai ingordu di ricchezze ne di medaglie, ma colmu di generosità è d’umanità.» En plaçant en exergue les mots du legs moral de Garibaldi : « Lascio in eredità : il mio amore per la Libertà e la Verità » (Testamento politico), Guidu Benigni nous révèle le secret des deux miracles de son livre : la fiction peut habiller la vérité sans la trahir à la condition d’une absolue sincérité. Enfin, une terre de déréliction peut se transformer en haut-lieu d’inspiration.

Marie-Jean Vinciguerra