Camionabile 451

(La traversée du désert)

Camionabile 451

Camionabile 451

Traduzzione da

Pagine : 1 2 3 4

Personnages:

WALTER 45 ans
BRUNO 17 ans
MARIE 32 ans

et

(par ordre rigoureusement alphabétique)

Anne Bronte
Charlotte Bronte
Emily Bronte
Lewis Carrol
Céline
James Joyce
Karl Kraus
Marcel Proust
Ludwig Wittgenstein
Virginia Woolf
Camion futé ; Voie sans issue ;
Réservé aux poids lourds ;
itinéraire recommandé aux poids lourds ; itinéraire bis.

1. PRELUDE

Une longue route de bitume. Longue, très longue. A perte de vue. Dans un paysage dénudé, sans maisons, presque sans arbres et sans végétation. Dieu sait où. Sur ce long ruban d'asphalte roule un camion. Plutôt gros. Etrange. Aucune marque reconnaissable. Noir. Luisant. Plaque d'immatriculation invisible. Il roule sur cette route interminable. Dieu sait comment. Dieu sait quand. Un jour quelconque. A bord, au volant, un homme d'environ 45 ans. Près de lui un garçon: 17 ans. Pour l'instant nous les appellerons L'HOMME et LE GARÇON. Par la suite, on verra.
L'HOMME:
Tu sais, je pourrais même parler, mais pour dire quoi? Et si je me trompe? Si je t'appelle fils et que tu n'es pas mon fils? Si je dis que je te connais depuis toujours alors que je t'ai ramassé sur la route il y a à peine dix minutes? Qu'est-il arrivé avant cet instant? Qu'arrivera-t-il dans 10 minutes? Où t'ai-je vu pour la première fois? Où est-ce que je te dépose? LE GARÇON: Je ne sais pas. L'HOMME: Toi tu ne sais pas. Moi non plus. LE GARÇON: Je voudrais pisser. L'HOMME: Plus tard. Quand j'en aurai besoin aussi. Nous ne pouvons pas perdre de temps. LE GARÇON: Il y a quand même des choses que tu sais, alors. L'HOMME: Ça je le sais.
(Un long silence) L'HOMME: Nous ne pouvons pas perdre de temps. Nous devons déposer des paquets. J'ai 45 ans, moi. Je décharge ces paquets, je les remets à qui de droit et je m'en vais. LE GARÇON: Et comment tu sais qu'il s'agit des bons destinataires? L'HOMME: Ils seront là. Ils ne me feront pas attendre sans raison. Ils seront là et c'est tout. J'arrête le camion, je descends, tu m'aides. C'est pour ça que tu es là!
(Son visage s'illumine d'un sourire)
Mais c'est bien sûr! Voilà pourquoi tu es là! A côté de moi. Tu dois m'aider à décharger les paquets. Je n'y avais pas pensé. Il y a des paquets qui sont gros, je n'y arriverais pas tout seul. C'est sûr. Tu m'aideras. Personne n'est au monde comme ça, par hasard. Toi tu restes là, à côté de moi, sur ce siège en simili cuir, dans ce camion, sur cette route, dans ce monde, parce que tu dois m'aider à livrer les paquets. Tu les as vus, là derrière, quand tu es monté? LE GARÇON: Non, je ne les ai pas vus. L'HOMME: Dommage. On a perdu du temps.
(Un long silence)
Mais tu sais au moins comment tu t'appelles? LE GARÇON: Comment pourrais-je ne pas le savoir? Je ne suis quand même pas un gosse idiot. L'HOMME: Bien sûr que non. LE GARÇON: Je m'appelle Bruno. L'HOMME: Bruno, hein? Un nom choisi exprès pour brouiller les pistes. Il convient pour des tas de langues. Un nom habile. Un nom futé. Moi aussi j'en voudrais un dans ce genre. LE GARÇON: Toi comment tu t'appelles? L'HOMME: Je ne peux pas te le dire. Je n'ai pas le droit. Tout au moins tant qu'on n'aura pas trouvé pour moi aussi un nom qui convient dans des tas de langues. LE GARÇON: Mais ça existe! L'HOMME: (intéressé) Vraiment?! LE GARÇON: Oui. L'HOMME: Dis-m'en un. LE GARÇON: Je ne sais pas. L'HOMME: Voilà, tu vois, tu ne sais pas. LE GARÇON: Walter, par exemple. L'HOMME: (déconcerté) Walter par exemple?! LE GARÇON: Walter. C'est tout. L'HOMME: Pas mal. J'aime bien! D'accord. Je m'appelle Walter. LE GARÇON: Mais je ne peux quand même pas t'appeler comme ça, chaque fois, au hasard de tes caprices. L'HOMME: Et pourquoi pas? LE GARÇON: Parce que. L'HOMME: (obstiné) Et pourquoi pas?
(Il le regarde aimablement et avec une pointe d'agacement)
Viens on va pisser.
(Il arrête le camion. Ils descendent tous les deux et se mettent à pisser sur le bord de la route déserte.)
Quel bonheur! Je n'étais pas vraiment sûr que ce camion s'arrêterait. Il s'est arrêté, au contraire. J'ai eu l'idée de m'arrêter, j'ai freiné, il s'est arrêté, on est descendus et maintenant on est en train de pisser. Le monde est beau, Bruno! LE GARÇON: Mais est-ce qu'on va repartir? L'HOMME: Qu'est-ce que tu veux dire? LE GARÇON: Eh bien, si tu craignais ne pas pouvoir l'arrêter, ce monstre, moi je crains qu'il ne puisse repartir.
Ils remontent à bord. On ne voit personne nulle part, ni le long de la route, ni sur les bords. Ni maisons, ni voitures, ni âme qui vive. L'HOMME: Comment tu as dit que tu t'appelles? LE GARÇON: Bruno. L'HOMME: Tu paries qu'on repart? LE GARÇON: Je sais qu'on repart. L'HOMME: Tu paries? LE GARÇON: Je disais ça seulement parce que... L'HOMME: Tu paries? LE GARÇON: ...parce qu'on ne voit pas un chat. Et ça ne serait pas marrant de rester bloqués ici. L'HOMME: Tu ne sais rien de la vie.. Et tu la ramènes. Ce camion repart. Et tu sais qui te dit ça...
(Il cherche désespérément le nom.)
C'est Walter qui te le dit. Et puis, tu as pissé, non? Que veux-tu de plus? Il n'était pas dit que je freinerais, que j'arrêterais le camion. Je l'ai fait, non? LE GARÇON: Oui, tu l'as fait. L'HOMME: Et tu as pissé. LE GARÇON: Oui, j'ai pissé. Toi aussi. L'HOMME: Maintenant on peut y aller. LE GARÇON: Mais où est-ce qu'on va? L'HOMME: Livrer les paquets. Tu l'as oublié? LE GARÇON: Je dois t'aider... L'HOMME: Et ensuite on s'en va, chacun de son côté. Du moins c'est ce que je crois... A moins que tu ne sois mon fils. Il n'est pas dit que tu ne sois pas mon fils. J'aimerais avoir un fils comme toi. LE GARÇON: Tu n'as pas d'enfants? L'HOMME: Je ne sais pas. Et toi est-ce que tu as un père? LE GARÇON: Oui, je crois que oui. L'HOMME: Où? LE GARÇON (restant dans le vague): Loin. L'HOMME: Dans un camion? Comme celui-ci?
(Le garçon ne répond pas.)
C'est moi qui te le dis: toi, sur ton père, tu en sais autant que moi.
(Le garçon ne répond pas.)
Je parie qu'il est routier. Hein? Qu'en dis-tu? Il es routier? Il a un gros camion noir. Et il roule sur de longues routes interminables, entre buissons et désert. Hein? Tu ne réponds pas? Tu as perdu ta langue? Hein? Je parie qu'il s'appelle Walter. Un nom pour toutes les saisons. Et quelle sorte de paquets livre-t-il? De toutes les tailles? Des mystérieux? Des petits? Des grands? Sans poser de questions? Sans adresse? Sans rien recevoir en échange? Hein? Holà? On se réveille! Je ne t'ai pas ramassé pour que tu restes en silence dans ton coin. Quand je parle, essaie de prendre le relais de temps en temps. LE GARÇON: Au sujet de mon père, je préfère ne rien dire. L'HOMME: Ah non? (Ironique) Et de quoi Son Eminence veut-elle parler? LE GARÇON: (il l'interrompt) Regarde! Il y a un homme au bord de la route.
(En effet, au bord de la route, perdu dans l'immensité du paysage, un homme est apparu: plutôt âgé, mal en point, vêtu d'habits sombres, sans cravate, il se tient tout raide, comme à la parade, ou à un arrêt d'autobus, en ville. Mais il n'y a pas d'arrêt d'autobus là où il attend. Ou du moins il n'y a aucun écriteau. L'HOMME: A la bonne heure, il était temps.

2. WITTGENSTEIN

L'homme semble ne pas voir le camion qui arrive et s'arrête tout près de lui. Le conducteur, que dorénavant nous appellerons Walter, fait un clin d'oeil au garçon, que nous appellerons Bruno. Il baisse la vitre de sa cabine et parle à l'homme. WALTER: Ohé! L'HOMME: Une voix!
Il se tourne pour regarder derrière lui, surpris, comme si le salut pouvait s'adresser à quelqu'un d'autre que lui, dans ce paysage sans limites. WALTER: Bonjour. L'HOMME: C'est à moi que vous parlez? WALTER: J'ai un paquet pour vous. L'HOMME: (très surpris) Pour moi?! WALTER: Bien sûr. Vous n'avez pas à être surpris. Vous vous trouvez ici, sur le bord de cette route, et moi je me trouve ici avec mon camion. Vous avez deux bras et moi j'ai deux bras. Ou plutôt quatre, comme vous pouvez voir, car j'ai emmené avec moi un assistant: ce vaillant jeune homme qui s'appelle... BRUNO: Bruno. L'HOMME: Voilà Bruno, comme je vous disais. Je l'ai pris sur le bord de la route il y a une heure, afin de pouvoir effectuer toutes les livraisons de manière ponctuelle et précise, dans un délai d'une journée. L'HOMME: Je ne sais pas de quoi vous voulez parler. WALTER: (serein) D'un paquet. L'HOMME: Un paquet?! WALTER: (souriant) Pour vous. L'HOMME: Mais vous êtes certain que c'est vraiment pour moi? WALTER: Ecoutez, Bruno aussi peut vous le confirmer. N'est-ce pas Bruno? BRUNO: A vrai dire, je ne sais pas.
Walter a un geste de connivence avec l'Homme, et regarde le garçon avec commisération. WALTER: Il ne sait jamais rien, lui, le pauvre, il ne sait même pas s'il a un père ou s'il est orphelin. (A Bruno) Allons, descends, aide-moi, nous avons perdu assez de temps.
Ils sautent tous les deux de la cabine et vont à l'arrière. L'homme reste là à les regarder, bouche bée, ne sachant que faire. Walter et Bruno réapparaissent tenant à bout de bras un paquet volumineux et apparemment très lourd. WALTER: Vous voyez? Voilà, c'est pour vous.
L'homme prend le sac avec quelque difficulté et le pose vite par terre. L'HOMME: Mais là il y a écrit Wittgenstein! WALTER: C'est pour vous, non? Monsieur Wittgenstein c'est vous? Allons, ne faites pas d'histoires. Je vais finir par avoir des doutes. BRUNO: Walter, je peux fumer une cigarette? WALTER: A ton âge? (à l'homme, perdant patience) Alors, tout va bien? L'HOMME: Pardon? WALTER: Vous êtes bien Monsieur Wittgenstein, non? Ludwig Wittgenstein? L'HOMME: (précipitamment) Oui, oui, je suis monsieur Wittgenstein. J'ai toujours été monsieur Wittgenstein. Vous voulez voir mon passeport? WALTER: Vous avez un passeport sur vous? L'HOMME: Certainement. Je le porte toujours sur moi. Vous savez, la police... WALTER: Ne commencez pas à me tenir des propos subversifs! Je ne les supporte pas. L'HOMME: (craintif) Non je veux dire qu'avoir des papiers d'identité sur soi... BRUNO: Moi je n'en ai pas. WALTER: Toi tu n'as rien. Ni passeport, ni père, ni je ne sais combien d'autres choses encore. Les paquets aussi sont tous à moi, n'oublie pas. Tous. BRUNO: Je n'en ai vraiment rien à faire de tes paquets. WALTER: Parce que tu es un drôle de malappris. Ça crève les yeux. L'HOMME: (cherchant à nouveau désespérément d'attirer l'attention sur lui) Pourrais-je savoir ce que je dois faire? WALTER: Rien. Ne vous excitez pas comme ça. Ou vous risquez des poursuites pour comportement obscène dans un lieu public. L'HOMME: Je peux m'en aller? WALTER: Emportez le paquet, au moins.
L'homme tente de soulever le paquet, mais il est très lourd. Il essaie deux ou trois fois, en vain. Il écarte les bras, désolé. Alors il se dit qu'il a le temps. Il extrait de sa poche un petit livre tout froissé et se plonge dans la lecture. C'est un roman policier d'un auteur américain de série B. La lecture l'accapare entièrement. WALTER: Attendez, le garçon va vous aider. Mais d'abord, même si vous avez votre passeport sur vous et que ça règle la question, apportez-moi la preuve de ce que vous êtes. L'HOMME: Comment de ce que vous êtes?! WALTER: (péremptoire) Que vous êtes Wittgenstein. L'HOMME: (avec espoir) Je pourrais danser? WALTER: Non. L'HOMME: Raconter des histoires drôles? WALTER: Ça c'est déjà mieux. L'HOMME: Alors écoutez celle-là: "Ce dont on ne peut parler, il ne faut en souffler mot". Ça vous a plu?
Bruno s'esclaffe et avale la fumée de travers. Il commence à tousser mais n'arrête pas de rire, alors que Walter le regarde de travers. WALTER: Ne vous fâchez pas. C'est un garçon un peu bête. Comme tous les jeunes. Tout à l'heure je vais lui flanquer deux claques. Ne vous fâchez pas, monsieur Wittgenstein. Vous devez avoir beaucoup souffert? L'HOMME: Pas mal. WALTER: Vous avez aussi fait la guerre? L'HOMME: (soupirant) Eh oui... WALTER: (essayant de deviner) Vietnam? (voyant que l'autre fait signe que non) Corée? (autre signe négatif) Deuxième guerre mondiale? (surpris) La Première?! L'HOMME: (plein de dignité) La Première. BRUNO: Et moi, je voudrais bien comprendre aussi? WALTER: Tais-toi. Je t'expliquerai. (A l'homme) Vous me disiez que vous avez beaucoup souffert. L'HOMME: Oui. Ma famille... WALTER: Continuez. L'HOMME: Eh bien, je ne sais pas si je dois... WALTER: Je vous en prie! L'HOMME: Voyez-vous, il ne s'agit pas de choses qui me concernent. Directement. WALTER: Mais vous devez encore me prouver que vous êtes Wittgenstein. Sinon, pourquoi donc vous laisser le paquet? L'HOMME: Je ne sais si... WALTER: (insistant, comme à l'accoutumée) Pourquoi vous laisser le paquet? BRUNO: Très juste. WALTER: Vous devez nous dire que vous êtes Wittgenstein. L'HOMME: Voyez-vous... Trois frères suicidés... Un père mort d'un cancer... Une soeur adorée morte d'un cancer... Un frère pianiste, figurez-vous, qui perd à la guerre sa main préférée, la main droite... BRUNO: (ironique) La Première Guerre Mondiale, j'imagine. L'HOMME: (sans percevoir l'ironie) Oui, justement. BRUNO: (brutalement) Eh bien, moi, j'ai fini ma cigarette... WALTER: Oui, il va falloir y aller. L'HOMME: (perdant espoir, alors qu'il commençait à éprouver du plaisir) Mais, messieurs, je viens seulement de commencer! (il remet son petit livre dans sa poche) Je voudrais vous parler du jour où... WALTER: Désolé, je n'ai vraiment pas le temps. L'HOMME: Je pourrais vous raconter au sujet de Trakl... WALTER: (remontant dans le camion) Allons Bruno! Nous avons beaucoup d'autres paquets à livrer. Vous savez, il n'y a pas que vous... L'HOMME: Et qui d'autre? WALTER: (avec un geste vague, vers l'horizon) D'autres, d'autres... L'HOMME: Qui? J'ai déjà donné, j'ai déjà tout livré, vous n'avez pas besoin d'aller plus loin. J'ai déjà tout dit. J'ai déjà pensé à tout, moi. Les autres? Aucun appel à l'aide ne peut être plus fort que celui d'un homme seul! Décence morale. Recueillement! La parole libératrice! La pensée libératrice! Il faut du courage! Se jeter avec courage dans le gouffre de ce que l'on est! Maintenant je n'ai pas de temps pour travailler, mais pour crever, peut être. J'écris presque toujours des soliloques. Des choses que je me dis entre quatre yeux. Là où les autres poursuivent, moi je m'arrête. Pour qui en sait trop, il est difficile de ne pas mentir. Croyez-moi! Regardez! (il rouvre fébrilement le livre tout froissé) Regardez! Ceci! Ce livre est plein de vie! Non pas comme un homme, comme une fourmilière!... BRUNO: Vas-y, démarre! WALTER: Tout de suite!
(Il met le moteur en marche) L'HOMME: La logique est un enfer!
Le camion part. L'homme disparaît à l'horizon. Il disparaît définitivement dans un nuage de poussière. Le garçon se détend et s'installe confortablement sur le siège, comme pour s'endormir. WALTER: Ouf! Vraiment je n'en pouvais plus.

3. LE SAVOIR

Le camion roule le long de la route de bitume, interminable. Le paysage aride et décharné, tout autour. Aucune maison. Aucun signe de vie. WALTER: Tu dors? BRUNO: (qui dormait) Non. WALTER: Tu t'es endormi? BRUNO: (s'excusant) Tu sais, tous ces discours, sans arrêt... Comment est-ce qu'il s'appelait? WALTER: Qui? BRUNO: Ce type. WALTER: Wittgenstein. BRUNO: Et qui est-ce? WALTER: Qui est-ce... Qui est-ce... BRUNO: (soupçonnant quelque chose) Tu le sais ou pas? WALTER: Bien sûr que je le sais. L'ignorant c'est toi, un vrai âne bâté, comme tous ceux de ton âge. BRUNO: Alors, qui est-ce? WALTER: Laisse tomber. Ce serait trop long à expliquer, surtout à quelqu'un comme toi. Toi, plutôt, combien de livres lis-tu? Hein? Parle! Est-ce que tu lis beaucoup? BRUNO: Moi je ne lis pas. Je baise. WALTER: (ironique) C'est ça! En réalité ça non plus, tu ne le fais pas, c'est écrit sur ta figure, ou plutôt c'est écrit sur les boutons que tu as sur le front et les joues. C'est ça! Monsieur ne lit pas. Il baise. Pour commencer quelqu'un d'intelligent peut faire les deux, c'est long une journée... BRUNO: Alors, ce type... WALTER: Qui ça? BRUNO: Le type de tout à l'heure. Il fait les deux? Il avait l'air d'être porté sur les livres, et c'est tout. WALTER: (furieux) Pourquoi? Ça a l'air de quoi quelqu'un qui ne connaît que les livres? BRUNO: (qui ne sait pas s'expliquer, mais sait de quoi il parle) Un air... comme ça... WALTER: (agressif) Comment, comme ça? BRUNO: Un air de gosse qui est resté gosse.
Un long silence. Walter remâche les mots que le garçon vient de prononcer et lui lance de temps en temps un regard soupçonneux parce qu'il ne sait pas sur quel pied danser. WALTER: Mais toi quel est ton rôle dans cette histoire? BRUNO: (innocent) Quelle histoire? WALTER: Celle-ci!
Il désigne d'un geste le camion, la route et le paysage, tout en somme. BRUNO: Bah, je ne sais pas. WALTER: Tu ne sais pas? BRUNO: Non. WALTER: Et alors pourquoi est-ce que fais l'important? BRUNO: Qui? Moi? WALTER: Oui, toi! Pourquoi est-ce que tu fais l'important? Pourquoi est-ce que tu fais le sentencieux, tu ouvres ta grande gueule, tu envoies les gens au diable, tu parles, tu parles, tu parles?! (Il le singe) Je ne lis pas. Je baise. (Reprenant un ton naturel) Voyez-vous ça! Le monde entier attend après toi. On ne savait pas comment se débrouiller. A propos, tu es monté comment dans ce camion? Dans mon camion... BRUNO: (sarcastique) Il est à toi, vraiment? WALTER: (scandalisé) Bien sûr qu'il est à moi! BRUNO: Tu parles, tu ne sais même pas ce qu'il y a dans les paquets! WALTER: Si, je le sais. BRUNO: Quoi donc? Dis-le. WALTER: Je le sais, un point c'est tout. BRUNO: Alors pourquoi est-ce que tu ne me le dis pas?
Walter freine brusquement et arrête le camion si brutalement que la tête de Bruno va heurter le pare-brise. WALTER: Et alors pourquoi tu ne descends pas? BRUNO: (un peu sonné) Nom d'un chien! T'es pas un peu dingue? WALTER: Tu t'es blessé? BRUNO: Non, c'est rien. WALTER: (prévenant) Tu t'es blessé? Montre un peu... BRUNO: (en riant) Maintenant ne te prends pas pour mon père. De toutes façons, tu n'es pas mon père! WALTER: Et je suis qui à ton avis? BRUNO: Un type qui m'a ramassé sur la route. WALTER: Quand ça? BRUNO: Comment? Tu ne te souviens pas? Il y a deux heures à peu près. J'étais sur le bord de la route, je faisais du stop, tu t'es arrêté, je suis monté... WALTER: Arrête de raconter des blagues! BRUNO: (sur un ton ambigu) Vraiment tu ne te souviens pas? Tu m'as demandé où j'allais, je te l'ai dit et tu m'as fait monter. WALTER: (soucieux) Et où est-ce que tu allais? BRUNO: Au même endroit que toi, justement.
Walter remet le camion en marche et repart. La route longue, très longue. Le paysage désert. Rien de changé. Tout comme avant. WALTER: Puisque tu sais tout, toi, pourquoi est-ce que tu ne me racontes pas quelque chose? BRUNO: Je ne sais rien, moi. Je sais deux ou trois choses de ce qui m'arrive. Je n'oublie pas. WALTER: Bon. Alors raconte-moi deux ou trois choses de ce qui t'arrive. BRUNO: C'est simple. Je suis sur un camion noir, conduit par un type qui dit s'appeler Walter mais j'ai des doutes, le camion est chargé de paquets dont il dit savoir ce qu'ils contiennent mais j'ai des doutes, on roule sur une grande route déserte, il n'y a pas un chat, mais de temps en temps on rencontre de drôles de types qui ont fait la Première Guerre Mondiale... WALTER: (il l'interrompt) Pas tous, tu vas voir. BRUNO: ... mais j'ai des doutes. Je m'appelle Bruno, j'ai 17 ans, je fais de l'auto-stop là ou il faut, dans la bonne direction, mais j'ai des doutes, je ne lis pas... WALTER: (il l'interrompt) ... je baise... BRUNO: (profitant de l'interruption)... je baise, j'envoie tout le monde se faire foutre et je soupçonne fortement que dans ces paquets il y a de la marchandise qui ne me convient pas, ni moi à la marchandise. WALTER: Et qu'est-ce que c'est? BRUNO: (laconique) Des livres. WALTER: Et comment peux-tu le savoir? BRUNO: A cause de leur poids, ces foutus livres! WALTER: (ébahi) A cause de leur poids? BRUNO: Tu n'as pas remarqué le type de tout à l'heure? Il avait l'air de se casser en deux. WALTER: (soucieux) Voilà pourquoi on t'a envoyé sur la route et pourquoi je t'ai fait monter. Pour m'aider à porter les paquets. Je n'aurais pas pu, tout seul. Tu n'étais pas prévu, tu sais, dans cette histoire. BRUNO: (l'air sombre) Je n'étais pas prévu? WALTER: Non. On ne m'avait pas dit que je rencontrerais aussi un garçon. Pour les autres j'étais au courant. BRUNO: Mais moi oui. On me l'avait dit à moi. WALTER: Vraiment? BRUNO: (tout heureux de le vexer) Oui, bien sûr. WALTER: Qui ça? Bruno ne répond pas. Il fait un geste vague de la main, vers le haut, vers le bas, à droite, à gauche, on ne voit pas très bien. Dans une direction quelconque. Il ne répond pas. WALTER: (têtu, comme d'habitude) Qui? BRUNO: (improvisant) Je ne peux pas te le dire. WALTER: Bon. Alors je te débarque. BRUNO: Tu ne peux pas. Je dois t'aider pour les paquets. Tu ne peux pas y arriver tout seul. Je dois t'aider. Je te tiens compagnie, pour que tu ne t'endormes pas. Je te fais marrer en te racontant des conneries au sujet de ma vie aventureuse. Je suis moi. Je suis l'autre. On est toi et moi. On est deux. Je t'aide à décharger les paquets. Ils sont trop lourds pour toi tout seul. Des livres. (avec un geste de dégoût) Ce n'est pas pour moi. Je lirai quand je serai vieux. WALTER: Et que tu ne banderas plus.
Le camion continue sa course dans le paysage désert et le garçon semble se rendormir. WALTER: (il sursaute, presque en hurlant) Mais qui dit que c'est des livres?!

4. LES SOEURS BRONTE.

Au bout de la route apparaissent trois silhouettes: menues, fluettes, trois jeunes filles peut-être. C'est ça, trois jeunes filles à l'air extravagant, habillées comme on ne le fait plus depuis longtemps. On se croirait au début du XIXe siècle, un XIXe anglais, campagnard, du côté des Hauts de Hurlevent.

WALTER: (une tape pour avertir le jeune homme) Réveille-toi! On a de la visite.

Bruno se réveille immédiatement. Walter arrête le camion juste assez tôt pour ne pas renverser la deuxième des trois jeunes filles qui s'est précipitée audacieusement au milieu de la route.

LA PREMIERE: Grâce à Dieu vous vous êtes arrêté.

WALTER: Je dirais même que vous auriez pu vous tuer.

LA PREMIERE: Excusez-nous. Ma soeur Emily est particulièrement impétueuse. Mais nous tenions à ce que vous vous arrêtiez. Nous ne pouvions vous laisser poursuivre votre chemin sans nous remettre les paquets qui nous sont destinés.

WALTER: Les paquets?!

LA PREMIERE: Mais oui. Nous sommes trois, comme vous voyez.

WALTER: (confus) Oui, mais je...

LA PREMIERE: Vous nous devez trois paquets, un pour chacune. Mais d'abord permettez que je me présente. Je m'appelle Charlotte. Charlotte Brontë. Voulez-vous un thé?

WALTER: Permettez que nous nous présentions aussi, et veuillez nous excuser pour le camion, la poussière et ces vêtements. Nous roulons depuis plusieurs heures et moi je ne dors pas... je ne dors pas...

LA PREMIERE: Il n'y a pas de quoi. Nous comprenons très bien.

WALTER: Je m'appelle Walter et voici mon... voici Bruno.

BRUNO: Je peux faire pipi?

WALTER: (indigné) Non!

LA PREMIERE: Voici ma soeur Emily, qui a deux ans de moins que moi. Et voilà mon autre soeur, Anne, de quatre ans ma cadette.

BRUNO: Je peux au moins fumer une cigarette?

LA PREMIERE: Non! (Elle se rend compte qu'elle a été trop brutale) Si vous saviez...

WALTER: (de suite intéressé) Quoi donc?

LA PREMIERE: Asseyez-vous dans notre beau salon du Yorkshire, prenez une bonne tasse de thé avec des biscuits, que je vous raconte

WALTER: (regardant autour de lui) Où... pouvons-nous nous installer?

LA PREMIERE: Asseyez-vous ici. Merci.

Elle les fait asseoir par terre, au bord de la route, en cercle comme autour d'un bon salon bourgeois.

LA PREMIERE: De tous façons, il ne passe jamais personne dans ces parages. Personne. Vous êtes confortablement installés?

WALTER: Oui, merci.

BRUNO: (marmonnant entre ses dents) Pour bien faire, il ne manquerait plus que les indiens, maintenant!

WALTER: (après avoir fusillé Bruno du regard) Je vous en prie.

LA PREMIERE: Alors nous pouvons commencer. Moi, je l'ai déjà dit, je m'appelle Charlotte. Je suis née en 16...

BRUNO: (narquois) Première Guerre Mondiale?

WALTER: Tais-toi!

LA PREMIERE: Non. XIXe siècle, en plein XIXe siècle. Thornton. Angleterre. Notre mère est morte alors que j'avais cinq ans, Emily trois, et Anne un an seulement. Quatre ans plus tard mes deux autres soeurs plus âgées sont mortes aussi: la pauvre Maria, la pauvre Elizabeth. Elles avaient à peine douze et dix ans. Un chagrin immense.

WALTER: Comment sont-elles mortes?

LA TROISIEME: (intervenant pour la première fois, comme dans un soupir) De la tuberculose.

WALTER: Je suis désolé.

BRUNO: Ce thé, on peut l'avoir?

LA PREMIERE: Tout de suite. Anne, ma chère, tu t'en occupes?

Anne se lève avec empressement pour aller préparer le thé. Emily se tait, les yeux perdus dans le vide, le regard absent.

LA PREMIERE: Nous nous sommes retrouvés à quatre enfants, avec père...

BRUNO: Mais vous n'étiez pas trois?

LA PREMIERE: Nous avions avec nous un frère, dont je ne vous ai pas encore parlé. Son vrai nom était Patrik, mais nous l'appelions Branwell. Nous l'adorions. Il était beau, grand, raffiné. C'était le génie de la famille. On le dorlotait, on l'entourait, prenant toujours de ses nouvelles, l'interrogeant sur ce qu'il faisait...

BRUNO: Qu'est-ce qu'il faisait?

LA TROISIEME (revenant avec le thé) Il peignait. C'était un artiste.

WALTER: Mais... J'ai l'impression que je ne le connais pas, que je n'en ai jamais entendu parler...

LA PREMIERE: Il buvait.

WALTER: Il buvait?

LA PREMIERE: Il se droguait. De l'opium.

BRUNO: Qu'est-ce que c'est?

Les interruptions de Bruno sont déplacées, mais il attire l'attention par sa manière de déguster son thé: absolument impeccable.

WALTER: (le regardant admiratif) Rien. Laisse parler Mademoiselle.

LA PREMIERE: Nous, pendant ce temps, toutes les trois, nous écrivions des poésies. On les publiait. Personne n'en voulait. Personne ne les achetait. Personne ne les lisait.

BRUNO: (Toujours impeccable) Des poésies?

Il parle avec un accent très snob, comme s'il avait fait son éducation dans un bon collège.

La TROISIEME: Des poésies, oui.

LA PREMIERE: Et puis Branwell est mort à son tour. De la Tuberculose lui aussi, malgré l'alcool et la drogue. A son enterrement, une journée glaciale de septembre, Emily prend froid, tombe malade, et ne sort plus de la maison. Elle refuse de se soigner. Entêtée comme toujours...

Elle fond en larmes

WALTER: (attendri) Allons, ne vous mettez pas dans cet état là, je vous en prie.

Bruno cesse de boire son thé et pose délicatement la tasse par terre.

BRUNO: Vous n'allez pas me dire qu'elle est morte, elle aussi.

LA PREMIERE: Oui.

LA TROISIEME: Moi aussi. Moi aussi je suis morte. De la tuberculose. Comme toutes mes autres soeurs.

Suit un long silence. On entend comme une bouffée de vent du désert, qui vient de loin avec un peu de poussière et des broussailles.

WALTER: (mal à l'aise, il se lève) Bon, eh bien, il faut vraiment qu'on y aille maintenant. Merci pour tout. Merci pour le thé.

LA PREMIERE: Vous oubliez quelque chose.

WALTER: (déconcerté) Ah, quoi donc?!

LA PREMIERE: Les paquets.

WALTER: Ah oui, excusez-moi, voilà. Bruno, aide-moi.

Les trois soeurs restent là à attendre, tandis que les deux hommes disparaissent à l'arrière du camion et reviennent avec trois paquets.

WALTER: (avec un sourire) Vous savez, c'était vous qui aviez raison: il y en a bien trois.

Il remet les paquets aux trois soeurs. Ils sont très légers cette fois.

WALTER: Eh bien, le moment est venu de partir.

Ils montent tous les deux dans le camion. Bruno s'adresse pour la première fois à Emily.

BRUNO: J'aimerais écouter une de vos poésies. Au moins une fois.

Emily ne répond pas. Un long silence embarrassé.

WALTER: (indécis) Bien, on va y aller...

EMILY: (brusquement, avec la plus grande simplicité) La nuit étoilée portera des nouvelles: / sors dans la lande balayée par le vent, / mets-toi à l'affût de l'oiseau aux ailes sombres,/ au bec et aux serres maculés de sang.

Ne regarde pas autour de toi, ne baisse pas les yeux,/ mais suis dans le silence ta trace céleste; / observe à quel endroit elle frappe la bruyère, / alors, vagabond agenouille-toi et prie.

Quel sort t'attend en ce lieu / je ne veux, je n'ose le prédire, / mais le Ciel souffre une prière ardente / et Dieu est clémence... adieu!

Walter met en marche. Le camion démarre dans un crissement de pneus. Les trois petites sont bien vite très loin à l'horizon.

5. COMMENT ON APPREND A GRANDIR

Sur la route. Personne. Même pas Kerouac.

WALTER: Cette fois-ci tu n'as même pas en vie de dormir. Je me trompe?

BRUNO: Non, tu ne te trompes pas.

WALTER: (réjoui) Qui t'a appris à boire le thé?

BRUNO: (avec une pointe de provocation) Mon père.

WALTER: Ton père?!

BRUNO: Oui, quand j'étais petit. Il m'a dit que, si je voulais devenir un grand homme, il fallait que j'apprennes à boire le thé perfectly.

WALTER: (admiratif et un peu méfiant) Je ne savais pas que ton père...

BRUNO: Il y a des tas de choses que tu ne sais pas. Tu ne savais même pas ce que contenaient tes propres paquets.

Il rit en le voyant s'assombrir

BRUNO: A propos: pourquoi est-ce que tu les distribues gratis?

WALTER: Quoi?!

BRUNO: Pourquoi est-ce que tu t'en débarrasses?

WALTER: Je ne m'en débarrasse pas, j'en fais cadeau.

BRUNO: Justement, pourquoi est-ce que tu en fais cadeau?

WALTER: Parce que je suis généreux. Parce que Dieu existe. Parce que le temps passe plus agréablement. Parce que je n'aime pas les questions et que je n'aime pas les curieux. Parce qu'il ne pleut pas et qu'il serait temps qu'il pleuve. Il y a toujours des tas de raisons.

WALTER: Allez, sois sérieux, dis-moi la vérité. Pourquoi?

WALTER: Parce que. (Sérieux) Je ne sais pas.

BRUNO: (après une pause) Moi je sais. Parce que tu ne sais plus quoi en faire.

WALTER: C'est possible.

BRUNO: Aïe, aïe, aïe. Tu l'as dit trop vite. Tu es trop accommodant. Tu ne m'as pas convaincu. Dis-moi la vérité!

WALTER: C'est possible.

BRUNO: Tu peux avoir confiance en moi. Je ne suis quand même pas mêlé à une histoire d'espionnage s'en m'en rendre compte.

WALTER: Non. J'ai bien l'impression qu'il s'agit d'une tout autre histoire.

Le camion roule à vive allure sur la longue route de bitume. Le paysage alentour ne change pas.

BRUNO: Je peux allumer la stéréo?

WALTER: Non. Nous n'avons pas les mêmes goûts.

BRUNO: D'où est-ce que tu tiens ces racontars?

WALTER: Crois-moi, c'est moi qui te le dis

BRUNO: Moi j'aime Mozart.

WALTER: (surpris) Mozart?!

BRUNO: Don Giovanni.

WALTER: Don Giovanni?!

BRUNO: (joyeux) Je peux?

Il tend la main vers la stéréo et se prépare à écouter, béatement; les mains derrière la nuque et les pieds dépassant de la portière.

Comme une exlosion de joie funèbre retentit un air du Don Giovanni de Mozart. Ils écoutent tous deux pendant un moment, heureux, détendus, et puis Walter, brusquement, éteint la stéréo.

BRUNO: Mais qu'est-ce que tu fais?

WALTER: Je vais t'apprendre à écouter du Mozart comme il faut. Pour commencer, ôte tout de suite tes sales pattes de la portière.

BRUNO: Mais quel mal y a-t-il à ça.

WALTER: (en appuyant ironiquement sur chaque mot) Si ton père t'a appris comment on boit le thé dans le bon salon bourgeois des petites soeurs Brontë, il aurait pu aussi t'apprendre qu'on n'écoute pas Mozart les pieds en l'air!

BRUNO: Et comment est-ce qu'on l'écoute?

WALTER: (sérieux) En essayant de grandir.

BRUNO: (sérieux lui aussi) Ah, c'est ça?!

WALTER: Oui, c'est ça. Le titre de cette leçon est: COMMENT ON APPREND A GRANDIR.

Bruno ricane

WALTER: Il n'y a pas de quoi rire. C'est un art de vivre: le plus subtil, le plus difficile à apprendre. Tu n'y arriveras jamais, toi.

BRUNO: A quoi donc?

WALTER: A grandir.

BRUNO: Moi je baise.

WALTER: A grandir comme il faut.

Il répète avec obstination ce qu'il vient de dire.

*WALTER: Moi je baise comme il faut.

Un long silence hostile

BRUNO: Tu as dit que c'était quoi le titre de la leçon?

WALTER: (imperturbable) Comment on grandit.

BRUNO: (provocateur)/i> Et toi, quand tu étais petit, on te l'a apprise cette leçon?

WALTER: (impassible) Oui. Mais le professeur n'avait pas mon envergure.

BRUNO: Tu vas dire que je suis curieux, mais comment est-ce qu'on grandit?

WALTER: (sérieux) En lisant.

BRUNO: En lisant quoi?

WALTER: En lisant des livres. Et en écrivant, peut-être.

BRUNO: C'est tout?

Une pause. Walter remet la stéréo en marche, machinalement; dans l'air retentissent encore pendant quelques instants des notes de Mozart. C'est alors Bruno qui se précipite pour éteindre.

BRUNO: (ironique) Je peux ajouter un petit commentaire à la leçon? Pour grandir il faut aussi: ne pas trop lire, ne pas trop écrire, ne pas se masturber excessivement, ne pas prendre froid à l'enterrement d'un frère, ne pas attraper la tuberculose, ne pas se suicider, ne pas aller à la guerre, surtout la Première Guerre Mondiale. Et ne pas se débarrasser de ses propres livres.

WALTER: Bravo!

BRUNO: La leçon est finie. Tu as quelque chose à boire?

WALTER: De l'eau minérale non gazeuse et de la vodka mortelle à 98 degrés: qu'est-ce que tu préfères?

BRUNO: Comment est mort Branwell?

WALTER: (sans pitié) Tuberculeux, drogué et alcoolique.

BRUNO: Une Vodka, s'il vous plaît.

Il a prononcé ces mots avec un accent tout à fait snob. Tous deux rient tandis que le camion poursuit sa course dans le désert.

6. PROUST

Il est déjà apparu et ils ont failli ne pas s'en rendre compte. Lui, bien entendu, c'est le nouveau personnage. Le long de la route. Mais eux sont en train de rire et ne font presque pas attention à lui. Avec un instant de retard, tout juste à temps, le camion stoppe brusquement dans un hurlement de pneus, et puis il fait docilement marche arrière de quelques mètres.

L'HOMME: (imperturbable, d'une pichenette, il fait tomber un petit peu de poussière de son habit à la coupe parfaite) Je ne bois jamais de vodka, merci. J'ai connu un baron qui en buvait, mais moi je ne bois jamais de vodka.

WALTER: Vous voulez un paquet, vous aussi?

L'HOMME: Oui, s'il vous plaît.

WALTER: (conciliant) Aucun problème. Le garçon va m'aider, je décharge tout de suite ce que vous désirez. Voyez-vous, il faut nous excuser, nous avons failli ne pas vous voir et on aurait pu s'attendre au pire. Cela aurait été un incident regrettable, et d'ailleurs Dieu sait ce qui serait arrivé au bout du compte.

L'HOMME: Je puis vous assurer qu'une personne de ma connaissance en aurait été très peinée. Elle tient particulièrement à moi. A moi et aussi au paquet.

WALTER: (impressionné) Vraiment?!

L'HOMME: Certainement. Je ne mens jamais. Sauf quand j'envoie un télégramme pour annuler un rendez-vous ou une invitation. Dans ce cas, évidemment, tout est permis.

WALTER: (un peu intimidé) J'aimerais vous expliquer. Un tel incident n'est pas très fréquent. Nous étions entrain de plaisanter. Le garçon est très doué pour les imitations. Bruno, montre au monsieur comme tu sais imiter quelqu'un de snob.

(Bruno, qui s'apprêtait déjà à décharger, apparaît en riant à l'arrière du camion, tandis que l'homme prend un air horrifié, qui sait pourquoi.)

BRUNO: (sur un ton affecté comme tout à l'heure) Qu'y a-t-il, Walter? Que veux-tu?

L'HOMME: (sur un ton modeste) Je dois dire que moi aussi, sans me vanter, j'ai essayé plusieurs fois de faire des imitations.

WALTER: (immédiatement intéressé) Vraiment?!

L'HOMME: Oui, des pages délicieuses pour imiter la prose de Flaubert, Balzac, et autres pastiches.

WALTER: (un peu déçu) Intéressant.

L'HOMME: Mais vous n'avez pas, vous aussi, l'impression qu'il fait un peu froid?

Soucieux, il remonte le col de sa pelisse.

BRUNO: Non.

L'HOMME: Il n'y a pas trop d'air dans ces parages?

BRUNO: Ma foi, c'est vous qui habitez par ici...

L'HOMME: Je préférerais poursuivre cette intéressante conversation à l'abri dans la cabine.

WALTER: Comme vous voulez.

BRUNO: Le paquet, on le décharge tout à l'heure?

WALTER: Laisse tomber, tu as bien entendu monsieur? Après, après!

Il fait entrer l'homme, qui se blottit au centre de la banquette avant, puis il monte à côté de lui, à la place du conducteur, tandis que Bruno bondit à sa place du côté opposé.

WALTER: Ça va comme ça? Vous êtes bien installé?

L'HOMME: Très bien, merci.

WALTER: Vous avez encore froid?

L'HOMME: Non, merci, ne vous dérangez pas pour moi. Un peu d'air de temps en temps ne peut pas me faire de mal. Vous savez les courants d'air sont toujours mauvais, mais enfin... on essaie de survivre...

BRUNO: Je peux faire un saut jusqu'à mon blouson, là derrière.

L'HOMME: Vraiment vous seriez si aimable? Non, non, je ne voudrais pas...

BRUNO: (empressé) Juste un instant.

D'un bond il est hors de la cabine, et un instant plus tard il est de retour avec un blouson très chaud à la main.

BRUNO: Tenez, ça va aller mieux.

Il lui met affectueusement le blouson sur les genoux.

L'HOMME: (à Walter) Je vois que vous aussi, comme tous ceux qui m'ont connu, vous regardez avec effroi la quantité de manteaux que je porte même dans les endroits les moins froids...

WALTER: En effet...

L'HOMME: (glacial) Vous devez savoir, cher monsieur, que je souffre d'une maladie rare...

BRUNO: (réjoui) Vous aussi?!

L'HOMME: (piqué au vif) Pourquoi, comme qui d'autre?

BRUNO: (gêné) Eh bien, voyez-vous, il est fréquent par les temps qui courent de rencontrer des personnes qui souffrent de quelque affection... Des jeunes filles de bonne famille...

L'HOMME: Je ne suis pas une jeune fille.

BRUNO: (encore plus maladroit) Ce n'est pas ce que je voulais dire. Permettez! Le blouson a glissé.

Il le remet sur ses genoux.

BRUNO: Vous ne devez pas vous agiter excessivement.

L'HOMME: Il s'agit d'une maladie noble: je souffre d'asthme.

WALTER: Quelque chose comme la phtisie?

L'HOMME: (catégorique) De l'asthme.

WALTER: (qui n'a rien compris) Ah, je vois.

L'HOMME: Vous êtes un imbécile.

WALTER: Pardon?

L'HOMME: Vous êtes un imbécile. Si vous croyez être le seul à pouvoir répéter les choses quand on ne comprend pas, vous faites erreur. Je sais les répéter aussi.

WALTER: (furieux) Descendez immédiatement de mon camion.

Bruno, jovial, essaie d'éviter le pire, d'autant plus qu'il trouve l'homme sympathique.

WALTER: Descendez de ce côté!

Il l'aide à descendre précipitamment et reprend le blouson, tandis que l'autre essaie de résister à l'emportement de Walter.

L'HOMME: Vous ne savez pas à qui vous parlez!

Immédiatement, Walter laisse retomber sa colère.

WALTER: A propos, qui êtes-vous?

L'HOMME: Devinez.

WALTER: Ne me faites pas perdre mon temps!

L'HOMME: (sur un ton aimable) Devinez!

WALTER: Un Monsieur?

L'HOMME: Plus que ça, plus que ça!

WALTER: Un marquis?

L'HOMME: Vous brûlez...

WALTER: (perdant patience) Mais enfin, vous allez le dire ou pas?

L'HOMME: (très digne) Je suis un écrivain.

WALTER: La belle affaire...

L'HOMME: L'écrivain Marcel Proust.

WALTER: Et moi qui croyais...

L'HOMME: Un intellectuel!

WALTER: Oui, oui, j'ai compris...

L'HOMME: La gloire de son siècle!

WALTER: (gouailleur) Bruno! Tu entends ça?!

Il s'éloigne en ricanant. L'homme est ulcéré par son manque de respect.

L'HOMME: Vous ne savez pas à qui vous parlez!

WALTER: Rien à foutre.

L'HOMME: Vous ne savez pas que j'ai des amis importants, des quantités de relations.

WALTER: Prenez votre paquet et allez-vous-en.

L'HOMME: Dire que j'aurais pu vous raconter tant de choses amusantes, des anecdotes, des petites histoires, des gossip irrésistibles.

En disant le mot anglais, il commet une grossière erreur de prononciation, dans le style de Bloch, son personnage le plus antipathique.

WALTER: Laissez tomber, je suis pressé!

Tandis que Walter se précipite furieusement à l'arrière du camion pour récupérer le paquet, le garçon s'approche de l'homme.

BRUNO: (sur ton confidentiel) Racontez-m'en un, à moi!

L'HOMME: (flatté) Eh bien, laissez-moi réfléchir un instant. Ah, voilà, celui-ci peut convenir. Ecoutez. La duchesse avait une vache si belle, si belle, qu'on aurait dit... un taureau. Ça vous a plu?

Bruno n'a pas le temps de répondre car la brève conversation est interrompue par un paquet très lourd qui, jeté sans ménagements par Walter, atterrit aux pieds de l'homme. Le paquet se disloque: sept livres tombent et gisent dans la poussière.

WALTER: (furibond) Voilà, prenez votre paquet et foutez le camp!

Furieux il remonte dans sa cabine et met aussitôt en marche, si bien que le pauvre Bruno a juste le temps d'ouvrir la portière de son côté, juste avant que le camion ne redémarre à toute vitesse.

L'HOMME: (il les regarde disparaître dans un nuage de poussière) Cela finit juste à temps mais cela finit mal!

7. L'AMITIE

L'aventure des deux voyageurs se poursuit, sur le camion noir, au long de la grand route bitumée et déserte.

BRUNO: Je peux te poser une question?

WALTER: Bien sûr.

BRUNO: Même une question indiscrète?

WALTER: Sûr. Sans ça, à quoi serviraient les amis?

BRUNO: Ah, parce qu'on est amis maintenant? Enfin, on verra ça plus tard. La question (il explose): on en a encore pour longtemps avec tous ces paquets et ces amis de mes fesses?

WALTER: Premièrement: ce ne sont pas mes amis. Deuxièmement: ne dis pas des grossièretés. Troisièmement: on n'en a pas pour très longtemps encore, si tu tiens à le savoir.

BRUNO: Il y en a combien, de paquets?

WALTER: Je ne sais pas.

BRUNO: Tu le sais ou pas?

WALTER: Oui, je le sais?

BRUNO: Combien?

WALTER: (incertain) Quatre ou cinq...

BRUNO: (pointilleux) Quatre... ou cinq?

WALTER: Quatre. Cinq. Que sais-je...

BRUNO: Tu es un drôle d'abruti.

WALTER: C'était ça la question indiscrète?

BRUNO: Non, la voici: Quant tu casses les pieds, tu t'en rends compte, ou tu le fais comme ça, involontairement?

Un long silence.

WALTER: A propos d'amis...

BRUNO: Je ne risque pas d'avoir des amis dans ton genre.

WALTER: Et pourquoi?

BRUNO: D'abord à cause de l'âge.

WALTER: Qu'est-ce qu'il a mon âge?

BRUNO: Oui, ton âge, parlons-en.

WALTER: Eh bien quoi?

BRUNO: Ça ne va pas.

WALTER: Pour moi ça va très bien. Quarante-cinq ans, sans aucun problème. Une santé de fer. Si je veux, je peux te broyer d'une seule main. Le fric, les femmes, la vie: il ne me manque rien.. Qu'est-ce que j'ai qui ne va pas? Je ne suis pas un morveux comme toi. Je n'ai pas dix-sept ans, des boutons sur le nez, ni la pétoche. J'ai presque trente ans de plus que toi, c'est d'accord. D'expérience, de joie. Il va très bien, mon âge. Et je suis fier d'appartenir à une génération qui est allée régulièrement à l'école, à l'école traditionnelle, à l'école qui enseignait vraiment à lire, à écrire, à compter, à penser et à grandir, mon cher bébé cadum. Mes femmes sont des femmes, pas des femmelettes. J'ai vécu dans de vraies villes, j'ai bu de la vraie eau, j'ai mangé de vrais biftecks, j'ai grandi grâce à de la bonne musique et de bons livres, et maintenant je peux tous les rendre, après m'en être nourri pendant des années.

Bruno s'apprête à répondre.

WALTER: Et ne te risque pas à dire un seul mot!

BRUNO: (il répète mot à mot) "J'ai grandi grâce à de la bonne musique et de bons livres". Exact? C'est bien ça? A la virgule près? C'est bien ce que tu as dit?

WALTER: (déconcerté) Et alors?!

BRUNO: Ah... Alors tu savais. Pour tout. Tu étais au courant pour le voyage, le camion, les paquets, les apparitions au long de la route.

WALTER: (avec mauvaise humeur) Je ne sais rien, moi.

BRUNO: Tout!

WALTER: Rien!

BRUNO: Tout!

WALTER: Rien!

BRUNO: (en riant) On a l'air de deux gosses qui se chamaillent et veulent avoir le dernier mot.

WALTER: (souriant) On est peut-être en train de devenir vraiment des amis.

Un long silence. Détendu.

BRUNO: Dis-moi, avant la prochaine apparition (qui ne saurait tarder, si mes calculs sont exacts), est-ce que je peux te répondre aussi par un monologue, court et savoureux? Je l'ai préparé pendant qu'on était tous deux en silence, chacun dans son coin.

WALTER: A condition de faire vite.

BRUNO: Tu ne vas pas le prendre mal?

WALTER: Il se trouve, mon jeune et éminent ami, que certaines choses ont le don de me choquer et d'autres pas. Par conséquent...

BRUNO: Ne recommence pas. Ecoute. Pour moi les hommes de ton âge appartiennent à la préhistoire. (Mouvement de rage de Walter) Laisse-moi parler. Je ne vois pas la différence entre un type comme toi et un dinosaure et je voudrais te rappeler que les dinosaures sont une espèce en voie de disparition, sinon déjà définitivement disparue. (Walter essaie de dire quelque chose). Ceci dit, je les trouve sympathiques. Je parle plus volontiers avec toi qu'avec quelqu'un de mon âge. J'apprends quelque chose, au moins. Moi aussi, d'ailleurs, j'étais au courant pour tes paquets et leur contenu. Le camion, le voyage, ne te mets pas en colère, je savais presque tout. Mais je ne pouvais pas te le dire. On m'en a donné l'ordre: vas-y, attends-le, essaie de monter à bord, aide-le, gagne son amitié. Et je suis venu, je me suis arrangé pour que tu me ramasses, je suis monté à côté de toi, je t'aide à décharger les paquets, j'essaie de te comprendre, je t'écoute, je t'observe même quand j'ai l'air de dormir dans mon coin. Je voulais te le dire parce que tu ne dois pas le prendre mal si, de temps en temps, je te taquine. Tu me plais comme tu es. Et tu sais pourquoi? Parce que tu n'es pas mon père. Sinon...

WALTER: Sinon?!

BRUNO: ... je ne pourrais pas rester là à t'écouter un seul instant, cela tu le comprends n'est-ce pas?

WALTER: Bien sûr que je le comprends!

Une pause

WALTER: Enfin...

Il arbore un sourire dans le genre: je comprends tout, moi! Et le camion poursuit sa course.

BRUNO: (en lui tenant la main) Amis?

WALTER: (en la lui serrant) Amis.

 

8. CELINE

Tandis que le camion poursuit sa course dans le désert, à l'horizon apparaît un petit homme, pas trop grand ni gros, mal habillé, un accoutrement de clochard, un béret sur l'oreille, à la française peut-être, quelque chose comme ça, quelque chose de louche. Plutôt excité, il se livre à un drôle de manège: il dispose sur la route trois grosses pierres, pas très loin l'une de l'autre. Le camion qui arrive doit stopper.

WALTER: (de son camion) Mais qu'est-ce que vous faites?

L'HOMME: (sans se calmer le moins du monde, apparemment coutumier des jérémiades) Mes trois points! Sans eux je ne peux pas parler, je ne peux pas exister! Mes trois points sont indispensables! ... indispensables putain de dieu!... Je répète: indispensables pour mon métro!...

WALTER: Pourquoi faire?!

L'HOMME: Pour y mettre les rails de mon émotion!...

Bruno a déjà bondi du camion. Walter le rejoint peu après. Ils rient comme s'ils étaient fous eux aussi, le type est du genre rigolo. On n'en rencontre pas tous les jours, des comme ça.

L'HOMME: (soupçonneux) Vous ne seriez pas artistoïde, par hasard?

WALTER: Non.

L'HOMME: Musicien, peut-être?

WALTER: Oui, j'aime Mozart.

L'HOMME: On est sauvés!... On se comprendra toujours mieux! Vous imaginez la musique sans points de suspension, monsieur Ducon!?...

WALTER: Ah, ça sûrement pas, pas question!

L'HOMME: Et sans pauses?

WALTER: Certainement pas! Certainement pas!

L'HOMME: Bravo, là aussi on est d'accord!

WALTER: Je vais pisser, je n'en peux plus!

BRUNO: (il saute sur l'occasion) Vous permettez?... Je vais faire pipi aussi!

L'HOMME: Ne vous gênez surtout pas!... Mais où ça?

WALTER: (embarrassé) Là-bas...

Il fait un geste vague vers l'immensité de l'horizon. De toutes façons, il est entièrement dégagé, sans âme qui vive.

L'HOMME: Voilà pourquoi vous regardiez par là, bon sang!... Toujours par là!... En vous tordant!... Sans m'écouter... en écarquillant les yeux, bon sang!... Je parie que vous avez tout oublié!... Même l'essentiel: que je suis le seul écrivain du siècle!... Moi!... Moi!... n'écoutez pas tous les autres balourds de mes fesses, putain de dieu! Moi!... Moi!... je ne vous le répèterai jamais assez! Je crache sur tous les merdeux qui remplissent des pages et des pages de conneries payées au prix fort!... tous des pédés, toutes des connasses!... qui ne valent même pas la cartouche de leur stylo bic!... Une mafia merdeuse, il vaut encore mieux lire les Goncourt!... sans aucun doute!... Tous ces avortons sans formol!... Ça y est, vous avez pissé?!...

BRUNO: (zélé et souriant) Moi oui!

L'HOMME: Ne restez pas là à me regarder comme ça, mon bon jeune homme, je n'ai quand même pas la rage, je ne bave pas?

BRUNO: (souriant il s'approche de lui) Un tout petit peu quand même!

L'HOMME: Mon style au "rendu émotif"!... Rien qu'une trouvaille de quatre sous, je l'ai déjà dit, d'accord, mais le Roman s'en trouve sens dessus dessous, à tel point qu'il ne s'en remettra jamais!... le Roman n'existe plus!... Et vous, vous avez fini de pisser?!...

WALTER: (un peu intimidé, il le rejoint) Oui, oui.

L'HOMME: Il était temps! Mais qu'est-ce que vous avez, la courante? Vous avez un flux d'urine à la manière de Mauriac?... Vous vous croyez toujours en guerre et vous faites dans votre froc comme tous les français, nom de dieu?!... Vous avez un flux à jet continu dans le style de Joyce?!.. L'écoulement à la manière de Proust, de Virginia Woolf?!... La diarrhée mentale par saccades, putain de dieu!...

BRUNO: Le Roman n'existe plus?!

L'HOMME: Je me suis mal exprimé!... je veux dire que les autres n'existent plus! les autres romanciers!... tous ceux qui n'ont pas encore appris à écrire en "style émotif"!... les attardés... les Directeurs des "Cahiers ancien-ancien"!... les méfiants... Ce n'est plus des romans qu'ils publient, mais des rédactions du Cours Moyen: sarcastiques, archéologiques, proustiques, babéliques, sans queue, ni tête, ni couilles, ni bitte! des rédactions nobles et nobéliques, antiracistes, pour la distribution des prix, des grands prix, des petits prix, des prix moyens, pas de prix du tout (tant pis, ça sera pour la prochaine fois)! Pour la Pléiade! Et vous, vous l'avez votre petite rédaction?

WALTER: (qui n'a rien compris) Oui! Je vais vous la chercher tout de suite (il se précipite à l'arrière du camion).

L'HOMME: Ce besoin d'écrire qu'éprouvent tous les routiers!... d'écrire "à-la-manière-de"!... attendrissant!... vraiment attendrissant!...

Walter s'apprête à revenir. Mais il n'est pas encore apparu à l'arrière du camion (avec un volumineux manuscrit à la main) que le hurlement de l'homme le fige sur place.

L'HOMME: (hurlant) Halte là! Ne vous y risquez pas! nom de dieu!... Lâchez mon paquet et foutez le camp!

Walter est comme foudroyé par la déception.

WALTER: (glacial) Votre nom?

L'HOMME: (très digne) Louis-Ferdinand Auguste Destouches, pseudonyme littéraire: Céline.

Walter cherche quelques instants et réapparaît un paquet à la main.

WALTER: Voilà.

Il fait exactement trois pas, comme pour marquer les trois points de suspension de l'auteur.

WALTER: (faisant une dernière tentative) Et dire que mon manuscrit est plein d'idées.

Il monte dans la cabine, tandis que Bruno se précipite pour enlever les trois points de la route.

L'HOMME: (hurlant comme un possédé) Je n'ai pas d'idées moi!... Pas l'ombre d'une idée!... Je trouve qu'il n'y a rien de plus vulgaire que les idées! il y en a des tas dans les bibliothèques! et dans les cafés!.. dans les latrines publiques!... dans les cénacles littéraires!... dans les revues d'avant-garde!... tous les impotents regorgent d'idées!... et les philosophes!... et les curés!... et le révolutionnaires! les idées c'est leur industrie! ils embobinent les jeunes avec!... les professeurs!... les spiritualistes!... les belles âmes!... ils les couillonnent, les jeunes, avec les idées!... avec les révolutions!... moi je ne répands pas de messages par le monde!... ah moi non, mon bon monsieur!... moi je ne sature pas l'atmosphère avec mes pensées! moi, monsieur, je ne me soûle pas de bavardages, ni de flatteries pour les jeunes!... je ne cogite pas de par la planète! je suis seulement un petit inventeur, et ma petite invention de rien du tout passera, pardi! comme tout le reste! comme le clystère! je reconnais que mon importance est infime! tout sauf les idées!... Je les laisse aux coupe-jarrets!... toutes les idées!... aux souteneurs, aux ruffians, aux confusionnistes!...

Walter met en marche, Bruno est à bord, le camion poursuit son aventure.

L'HOMME: (il crie derrière lui) Sans vouloir vous offenser, monsieur le routier, vous avez l'air intelligent!

Mais Walter ne peut plus l'entendre

9. LA TRAHISON

Et le camion roule.

BRUNO: Il était amusant, ce type, non?

Walter, renfrogné, se tait.

BRUNO: Tu n'as pas envie de parler un peu?

WALTER: Pas de ce type-là

BRUNO: Pourquoi? Qu'est-ce qu'il t'a fait? Il t'a refusé un petit caca sur le manuscrit?

WALTER: (il éclate) Dis-moi, toi, tu es dans quel camp?

BRUNO: (bienveillant) Dans le tien, bien sûr.

WALTER: (acerbe) Tu sais ce qu'il a fait ce type?

BRUNO: Ce drôle de type?

WALTER: Oui, lui. Tu sais ce qu'il a fait?

BRUNO: Qu'est-ce qu'il peut bien avoir fait? Des carnages?

WALTER: Plus que ça.

BRUNO: (curieux) Plus que quoi?

WALTER: (il exagère un peu) Il a vendu Paris aux allemands, il été espion, sbire, tortionnaire, il a vendu même sa mère.

BRUNO: (riant) Rien que ça!

WALTER: Tu t'en fous, toi, n'est-ce-pas?

BRUNO: Nous y revoilà...

WALTER: (intarissable) Ceux te ta génération, ils s'en foutent de la guerre, des nazis, de la faim, de la torture, des rafles, des collabos, de la Résistance, des espions...

BRUNO: (sérieux) Tout à fait.

WALTER: Il y a quelque qui vous touche?

BRUNO: (incapable de rester sérieux) La Première Guerre Mondiale.

WALTER: La trahison, tu sais ce que c'est que la trahison.

BRUNO: Bien sûr que je le sais. Cet été un ami à moi est parti en vacances de son côté. On passait tous les étés ensemble. Il est parti seul quelque part. Il m'a trahi, je ne l'ai pas avalé, et notre amitié s'est brisée.

WALTER: Voilà.

BRUNO: Je lui ai aussitôt rendu la monnaie de sa pièce. Je lui ai piqué sa petite amie et je l'ai emmenée dans mon lit.

WALTER: Parfait.

BRUNO: Enfin, dans mon lit, pas tout à fait...

WALTER: Mais presque.

BRUNO: Oui.

WALTER: Sans entrer dans les détails.

BRUNO: Voilà.

WALTER: Et ça rien qu'à cause de la trahison d'un morveux de ton âge. Figure-toi quand il s'agit d'une véritable trahison. Quand un homme trahit les siens, sa propre nation. La honte de se livrer à l'ennemi, d'en adopter les motifs, le point de vue, le langage.

BRUNO: Il parlait allemand?

WALTER: Il parlait comme eux.

BRUNO: Pendant la guerre.

WALTER: La seconde.

BRUNO: J'aime mieux ça.

Une longue pause. Bruno n'a pas l'air très convaincu.

BRUNO: Pourtant il était drôle!

(Walter se tait)

Il jurait comme un mécréant. Qu'est-ce que tu veux, ceux qui jurent, moi je les trouve sympathiques. Rien que des gros mots! Et lui tu le laissais faire, hein, hypocrite?! Mais pas moi, alors que je n'ai laissé échapper qu'un seul gros mot, innocemment! Pour lui tu n'as pas bronché, pas même quand il hurlait pour la énième fois "putain de dieu"!

WALTER: Mais tais-toi maintenant, malheureux!

BRUNO: Oui, putain de dieu! Putain de dieu! J'aimerais savoir parler comme ce dingue, mais je n'ai pas bien compris tout ce qu'il racontait! C'était quoi cette histoire des trois points de suspension?

WALTER: Un traître, c'est tout.

BRUNO: Et sur les idées, non plus, il n'avait pas tout à fait tort.

Ceux qui te baisent, c'est toujours ceux qui te parlent des idées et des grands idéaux. Toujours.

WALTER: Un sale traître.

BRUNO: Mais la trahison qu'est-ce que ça a à voir avec la littérature?

WALTER: Comment qu'est-ce que ça a à voir?

BRUNO: Parfaitement. Ne joue pas à la vestale offensée. Dis-moi ce que ça a à voir!

WALTER: (il ne trouve pas ses mots, tellement il est indigné) Mais... mais... la trahison c'est la négation de la littérature!

BRUNO: (calmement, essayant de comprendre, à moins qu'il ne charrie) Pourquoi?

WALTER: Mais parce que! C'est comme ça depuis toujours!

BRUNO: Pourquoi?!

WALTER: Parce que la trahison est une indignité du point de vue moral, alors que l'art, la littérature c'est... tout ce qu'il y a de plus sacré...

BRUNO: Des mots. Tu es un sac à merde, un sac à mots.

WALTER: Quoi?

BRUNO: Une baudruche.

WALTER: Je suis ton père!

BRUNO: Tu n'es personne. Et il te reste peu de choses à m'enseigner. C'est pourquoi tu as intérêt à te dépêcher. Je n'ai pas le temps.

WALTER: Mais qu'est-ce que tu racontes?

BRUNO: Tu as bien compris.

WALTER: Non. Répète.

BRUNO: Je ne vois pas pourquoi.

Une longue pause. Dramatique.

WALTER: Je dois en conclure... que tu as décidé de t'en aller.

BRUNO: Il faut bien que ça arrive, à un moment ou à un autre.

WALTER: Quand?

BRUNO: A un moment ou à un autre.

WALTER: Et où iras-tu?

BRUNO: Là où le vent me mène.

WALTER: D'abord, on doit décharger les paquets.

BRUNO: D'accord. Ensuite, chacun poursuivra sa route de son côté.

WALTER: La mienne s'arrête ici.

BRUNO: (indifférent) Ah bon?

Une longue pause. Déconcertante.

WALTER: Tu sais, tout à l'heure je t'ai menti.

BRUNO: Ensuite ce sera mon tour de te mentir.

WALTER: Quand je t'ai dit que je ne savais pas exactement combien de paquets il nous restait à livrer.

BRUNO: Et tu le sais?

WALTER: Oui. Il en restait quatre.

BRUNO: A la bonne heure, j'en suis heureux.

WALTER: Oui, on a juste le temps.

BRUNO: Tant mieux. J'avais presque oublié que j'ai dix-sept ans.

WALTER: Moi, pas. Je ne l'avais pas oublié.

BRUNO: Sans rancune (il lui tend la main).

WALTER: Sans rancune (il la lui serre). Et sans trahison. Je ne supporte pas. Je n'ai jamais supporté, mais maintenant, à mon âge, je ne tiendrais pas le coup.

BRUNO: Une trahison, ça arrive à son heure.

WALTER: Qui a dit ça?

BRUNO: J'ai oublié. Quelqu'un.

Ils cessent de parler. Bruno regarde par la fenêtre, de son côté. La route est encore longue. La journée n'est pas finie. Et le camion roule.

10. VIRGINIA WOOLF

Au loin est apparue une silhouette de femme. Quand le camion est visible à l'horizon, on dirait presque que la femme veut se cacher. Elle n'en a manifestement plus le temps: alors elle s'empresse de cacher quelque chose dans ses poches. Le camion va arriver: la femme a repris contenance et semble calme, mais son calme ne laisse présager rien de bon. Elle est appuyée sur une canne élégante.

WALTER: (cordial) Vous ne pouvez être que madame Virginia Woolf!

LA FEMME: Comment l'avez-vous compris?

WALTER: Là derrière je n'ai qu'un paquet au nom d'une femme!

LA FEMME: (changeant d'attitude) Si vous m'aidez, si vous êtes gentils avec moi, je vous raconterai une belle histoire.

WALTER: Mais bien sûr qu'on sera gentils. Pourquoi ne le serions-nous pas?

LA FEMME: J'ai besoin d'aide.

WALTER: Vous n'avez qu'à demander.

LA FEMME: (après un instant d'hésitation) Il me faut un couteau.

BRUNO: (il descend du camion) Vous devez d'abord nous raconter l'histoire.

LA FEMME: D'accord. Asseyez-vous ici, près de moi.

Ils vont s'asseoir près de Virginia.

LA FEMME: (dans un mouvement de satisfaction) Ah, un désert pour moi toute seule!

BRUNO: L'histoire!

WALTER: Oui, bien sûr, mais après vous me ferez plaisir?

BRUNO: Vous avez besoin d'un couteau pur quoi faire?

LA FEMME: (assombrie) Je ne peux pas vous le dire.

BRUNO: Mais vous pouvez nous raconter l'histoire.

LA FEMME: Oui, je peux le faire. Donc... Il était une fois une fillette heureuse. Elle avait de nombreux frères et soeurs et vivait heureuse dans une maison très riche et respectée. Un jour funeste sa mère mourut. C'est depuis ce jour-là que ses malheurs commencèrent. Un de ses frères, un demi-frère à la vérité, commença à la toucher. La pauvre fille, qui avait alors douze ans, en fut traumatisée de manière indélébile et une profonde crise de nerfs menaça sa santé psychique. (Pause) Je vous ai vus tout à l'heure avec ces pierres...

WALTER: Quoi?

LA FEMME: Cet homme. Les trois pierres qu'il avait disposées sur la route.

BRUNO: Ah, le type sympa? Vous le connaissez?

LA FEMME: Non. Mais les pierres...

BRUNO: Je les ai déplacées. Le camion ne pouvait pas repartir.

Une longue pause.

LA FEMME: La jeune fille tomba amoureuse d'une amie. Elle avait alors quatorze ans. Elle n'était pas belle, mais gracieuse, typée. L'amie s'appelait Madge.

(Elle a comme un étourdissement, elle se reprend.)

Madge Symonds. Elle était belle comme la lune, belle comme la lune mais pas autant que Violet. La fillette avait grandi, désormais c'était une jeune fille de dix-sept ans, la vie s'était épanouie devant elle avec toutes ses senteurs, elle aimait lire, écrire, elle écrivait très bien, le choses qu'elle écrivait plaisaient beaucoup. Violet Dickinson apparut juste à ce moment et tout en fut bouleversé. Une grande peine aussi. Absolument.

Une longue pause

BRUNO: (en extase) C'est une très belle histoire.

LA FEMME: Mais cruelle aussi.

BRUNO: Mais comment finit-elle?

LA FEMME: (ambiguë) Bien, comme toutes les histoires. Ici il n'y a pas de fenêtres.

WALTER: (étourdi) Pardon?

LA FEMME: Elle avait vingt-deux ans. La fillette. Son père ausssi mourut. Le père qu'elle adorait par dessus tout. Qu'elle craignait par dessus tout. Son père célèbre et protecteur. Son père inabordable. La fille tenta de se suicider en se jetant par la fenêtre. Comme ils sont maladroits, les enfants. Leurs jeux ne réussissent jamais. Pendant ce temps de terribles migraines, des crises de nerfs, des articles dans des revues, la célébrité, un petit cercle intellectuel d'amis raffinés, sa soeur adorée qui se marie et s'en va, un livre, un second, pourquoi ne pas tenter? pourquoi ne pas tenter avec son beau-frère un flirt innocent et malicieux? pourquoi ne pas provoquer un scandale si les scandales étaient encore possibles? Dans un société bien-pensante la petite fille un jour se baigne complètement nue en compagnie de garçons, ses amis, elle se marie, figurez-vous, elle se marie cette enfant frigide, attirée par les amies, elle se marie et le mariage lui donne même le calme et la chaleur, elle reçoit une affection vraie et durable de son patient mari.

Une longue pause

BRUNO: C'est tout? Vous appelez ça une fin heureuse?

LA FEMME: Un jour elle essaie à nouveau. Aux barbituriques, au véronal.. Mais on la sauve in extremis. Allez savoir pourquoi. L'existence n'est pas faite seulement de romans. Elle se relève étourdie et s'efforce de poursuivre. Elle s'entiche de Vita. Elle a quarante ans, maintenant, la vieille enfant, plus de quarante ans. Vita est belle, très belle, altière. Regardez, j'ai sur moi une des ses vieilles photos, un peu jaunie, dites-moi donc...

BRUNO: (il la regarde) Elle est très belle.

WALTER: Je peux voir? Magnifique.

Il lui rend la photo.

LA FEMME: Elle est devenue une enfant gâtée. Elle fume des cigares de Manille, uniquement pour susciter la réprobation publique. Elle s'achète une automobile pas discrète du tout et attire une nuée de critiques acerbes et malveillantes. Elle donne des conférences mi-socialistes, mi-féministes. Elle souffre énormément et se sent toujours plus seule. La guerre. La seconde guerre mondiale.

Bruno et Walter échangent un sourire.

LA FEMME: Les bombardements. La femme a presque soixante ans et redevient enfant, terrorisée, sous les bombes, avec les explosions, les morts, les blessés, les hurlements, les sirènes, les canons anti-aériens, les abris, les phares dans la nuit. Elle redevient enfant pour toujours. Autour d'elle l'obscurité, partout, personne à qui faire confiance, que ses propres forces, moment d'abandon total, aucune lueur où que ce soit, hélas, que faire? Et aucune issue: torpeur abandon découragement, les amies au loin, le papier qui ne respire plus, qui n'a plus le parfum, la saveur de la vie. Rien rien rien. Elle doit écrire: elle doit écrire une lettre, une lettre pour Leonard et une aussi pour Vanessa. Comment faire? Elle doit écrire au moins ces deux lettres avant que la nuit ne tombe: avez-vous du papier? Une plume? Et dans ces lettres elle essaiera de s'expliquer. Elle n'y parvient plus depuis longtemps. C'est si pénible de s'expliquer, d'ordonner des idées. Si pénible depuis quelque temps. Pourtant elle essaiera, elle doit s'efforcer de penser, elle doit réussir à penser, elle doit être capable de penser, d'aligner des mots, une phrase, une seule ligne: et puis voler voler voler. La nuit tombe, oui, la nuit, elle doit vraiment s'efforcer de penser, elle doit tenter de...

Walter et Bruno se sont levés, intimidés, effrayés par le personnage. En silence ils vont à l'arrière du camion, ils prennent le paquet et le déposent en silence aux pieds de la femme.

LA FEMME: (laissant tomber à terre sa canne)

Et la pierre?

La pierre que vous m'aviez promise?

La pierre?

Il y a toujours une pierre quelque part.

Vous n'avez pas une pierre?

Vous ne voyez pas une pierre?

Là-bas: ce n'est pas une pierre?

Il y a toujours une pierre quelque part...

Bruno, charitable, cherche dans un coin une des trois pierres de la scène précédente et la dépose près d'elle. Le camion repart vers le soleil qui va se coucher.

LA FEMME: Et la pierre que vous m'aviez promise?

Une longue ombre grise.

11. LA FEMME

Sur le camion, le long de la route, vers le couchant.

WALTER: Je ne dois pas poser de questions, je sais. Mais pourquoi est-ce que tu la lui as donnée?

BRUNO: Quoi?

WALTER: Ne fais pas semblant de ne pas comprendre.

BRUNO: Quoi?

WALTER: La pierre.

BRUNO: C'est toi qui ne comprends pas.

WALTER: Moi je l'ai écoutée. Rien de ce qu'elle a dit ne m'a échappé. Je peux tout te répéter, mot par mot, comme si j'étais elle. Comme si j'étais elle.

WALTER: Mais tu n'as pas compris.

WALTER: Explique-moi.

BRUNO: Elle ne veut pas vivre. La pierre l'aidera à mourir.

WALTER: Et toi...

BRUNO: Moi je suis pour l'autodestruction. J'aime les personnages qui n'ont besoin de personne pour s'éliminer. Il faut une grande force. Et un grand courage. Je fais ce que je peux pour eux.

WALTER: (il le regarde) Tu es grand, maintenant.

BRUNO: Oui j'ai grandi. La journée a été longue.

WALTER: Viens, on va pisser.

BRUNO: Non. Je ne pisse plus de concert. Et à deux nous sommes trop seuls. Il commence à me fatiguer, ce camion.

WALTER: Il n'y a presque plus de paquets.

(Il soupire)

C'était beau, quand même...

BRUNO: Oui, tant que ça a duré. Pas mal. Mais maintenant, toi aussi tu es grand.

WALTER: Ouais. Je fais toujours semblant de ne pas le savoir.

Au loin, le long de la route, une femme est apparue. Juste au bord. Elle fait un geste de la main. Comme si elle voulait qu'on l'autorise à monter.

BRUNO: Regarde, une femme.

WALTER: Mais ce n'est pas un peu trop tôt pour une nouvelle rencontre?

BRUNO: (plein de sens pratique) Et puis on n'a pas d'autres paquets au nom d'une femme.

WALTER: Quelque chose est en train d'arriver.

BRUNO: (tout joyeux, il se frotte les mains)

C'est la vie qui arrive.

Le camion s'arrête doucement à deux pas de la femme.

LA FEMME: Je peux monter?

BRUNO: Qu'est-ce que tu fais ici, toute seule?

LA FEMME: Ça me regarde. Je peux monter?

WALTER: Viens.

Il est plus galant que Bruno. Il descend et fait monter la femme de son côté. Le camion reprend sa route.

WALTER: Où est-ce que tu vas?

LA FEMME: Nulle part. Comme vous.

BRUNO: Mais nous on va quelque part!

LA FEMME: Non.

BRUNO: On a des paquets à livrer.

LA FEMME: Les deux derniers. Et après?

BRUNO: Et après... (il est surpris). Comment tu t'appelles?

LA FEMME: Vous d'abord, comment vous appelez-vous?

BRUNO: Bruno!

WALTER: Walter.

LA FEMME: Je suis celle qui se met en travers. Qui brise les amitiés. Qui déchaîne la colère et l'envie. Qui te lance furieusement contre celui que, jusqu'alors, tu avais aimé. Je suis celle qui se met entre l'un et l'autre et ne permet plus à l'ami de reconnaître l'ami. Celle qui sépare. Celle qui divise. Celle qui fait que la vie continue, en la colorant de douleurs et d'affection.

Pause.

Je m'appelle Marie.

WALTER: C'est un beau nom.

BRUNO: Mais qu'as-tu voulu dire tout à l'heure?

LA FEMME: Pourquoi, qu'est-ce que j'ai dit?

Longue pause au milieu du désert.

WALTER: Tu es très belle.

LA FEMME: Je le sais.

BRUNO: Et ça ne te fait pas peur de voyager toute seule?

LA FEMME: Que pourrait-il m'arriver?

BRUNO: Eh bien, si un homme rencontre une femme seule, d'ordinaire il se jette dessus.

LA FEMME: (elle sourit) C'est ce qui arrivé aussi avec l'autre..

BRUNO: L'autre? Comment ça?

LA FEMME: L'autre camion.

WALTER: Il y en a un autre qui roule dans les parages?

LA FEMME: (ricanant) Un autre?! Mille vous voulez dire, mille autres!

BRUNO: Ils livrent des paquets comme nous?

LA FEMME: Oui. Ils livrent des paquets.

Longue pause.

Et il t'a sauté dessus, l'homme de l'autre camion?

LA FEMME: Bien sûr, qu'est-ce que tu crois? Tu as vu mes cuisses?

BRUNO: Je peux les toucher?

LA FEMME: Toi oui, mais pas lui (elle désigne Walter).

BRUNO: (il la touche) Tu es très belle.

LA FEMME: Je te l'avais dit, je suis venue pour vous séparer.

BRUNO: (excité) Touche-moi, toi aussi.

LA FEMME: Comme ça?

BRUNO: Ouiii...

LA FEMME: Tu es très beau.

BRUNO: Ouiii...

LA FEMME: Attendons le soir. On doit livrer les derniers paquets.

BRUNO: Non, écoute...

LA FEMME: Attendons ce soir. Je ne veux pas de Walter entre les pattes.

WALTER: Si vous voulez, je peux m'en aller tout de suite.

LA FEMME: Ne sois pas pressé. Chaque chose en son temps. Déchargeons les paquets.

WALTER: Et moi, je ne peux pas te toucher?

LA FEMME: Non, Bruno seulement.

WALTER: Même si je me mets à pleurer? Même si je redeviens un enfant?

Personne ne répond. Bruno est toujours sur la femme et lui caresse les seins. La femme le laisse faire. Walter, sombre, pense seulement à conduire.

BRUNO: Marie...

LA FEMME: Oui?

BRUNO: Allons à l'arrière. On sera tranquilles, parmi les paquets. Il y a de la place.

LA FEMME: Non, je te l'ai dit. Après. Après le coucher du soleil. Ça s'est passé comme ça avec les autres aussi. On a fini de décharger les paquets, le soir est tombé et on a fait l'amour.

BRUNO: (excité) Dans le camion? A l'arrière?

LA FEMME: (elle le touche) Non, debout. Mais ne t'excite pas. Laisse-moi toucher. Non, pas comme ça, ne bouge pas, attends! Tu es un beau petit poulain, c'est sûr! Attends!

Elle regarde en riant du côté de Walter, tandis qu'elle essaie de contenir Bruno qui la touche, la mord et ne résiste plus à l'envie de lui sauter dessus. Walter regarde devant lui, le long de la route, sans un sourire. Et brusquement il arrête le camion.

BRUNO: Qu'est-ce que tu fais? Il n'y a personne. Pourquoi est-ce que tu t'es arrêté?

WALTER: On les attend ici. C'est ici qu'on doit les attendre.

BRUNO: Mais il n'y a personne.

WALTER: Ils viendront. Ne t'en fais pas. Ils viendront.

LA FEMME: (calmement, elle se redonne une contenance et repousse Bruno) Il a raison. On doit rester ici. Un peu de patience. Ils ne vont pas tarder. Le soleil se couche déjà.

On voit très bien le soleil se coucher sur la ligne d'horizon, comme s'il obéissait à un ordre.

12. CARROL & KRAUS

Le camion est à l'arrêt sur la route, tandis que le soir tombe.

BRUNO: Les voilà!

Deux hommes apparaissent, ils se tiennent par la main. On ne peut plus différents, du moins par leur accoutrement. Dix-neuvième-Vingtième. Typiquement anglais, typiquement européen, d'Europe centrale. Allez savoir. Se tenant par la main, ils approchent de la cabine.

L'UN: Y-a-t-il des paquets pour nous, please?

BRUNO: Pourquoi vous tenez-vous par la main?

L'AUTRE: (laconique) On est frères.

BRUNO: (déçu) Ah... (à Walter) Je m'en occupe! Viens! (il invite la femme à le suivre à l'arrière du camion)

WALTER: (qui est resté assis dans la cabine) C'est la dernière livraison. C'est très important. Je voudrais la faire vraiment comme il faut. Dans les règles. En suivant les instructions à la lettre. Le garçon s'en occupe. Comme vous voyez, il est très bien. Il a appris le métier en un clin d'oeil. C'est aussi une question de maîtres, bien sûr. Et moi, sans vouloir me vanter, je n'ai pas ménagé ma peine pour lui enseigner quelques petites choses, dans un minimum de temps...

(Il perd peu à peu patience, car les deux autres ne reviennent pas. Silence. Un regard vers l'arrière. Les deux nouveaux personnages regardent aussi dans la même direction. Mais on ne peut entendre que des soupirs de plaisir, alors qu'on entrevoit, de temps à autre, deux corps serrés l'un contre l'autre.)

L'AUTRE: J'aimerais savoir ce qui se passe ici.

WALTER: Bah, ils sont jeunes...

L'UN: Le garçon, oui, mais pas la femme. Qu'en pensez-vous?

L'AUTRE: C'est sa mère?

WALTER: (scandalisé) Mais qu'est-ce que vous racontez?! Un homme ne devrait même pas imaginer ce genre de choses!

L'UN: (angélique) Un homme peut-être pas, mais deux...

(Une pause)

Allez savoir pourquoi une femme si... si... adulte finit par faire l'amour avec un garçon si jeune.

L'AUTRE: Rien de plus insondable que la légèreté de la femme.

(A Walter) Permettez. Je m'appelle Kraus. Donc le paquet au nom de Kraus est pour moi.

L'UN: Rien de tel, dans la vie, que de recevoir des paquets.

WALTER: (avec un clin d'oeil au couple à l'arrière du camion)

Ma foi, personnellement je préfère encore faire la bête à deux dos.

L'UN: (piqué au vif) Je n'ai pas dit qu'il n'y a rien de mieux, mais qu'il n'y a rien de tel.

Longue pause. A l'arrière, toujours des bruits, des halètements, et les deux corps qu'on voit apparaître et disparaître. En revanche, pas l'ombre d'un paquet.

L’AUTRE: Elle doit avoir pensé: -Coucher avec lui, d’accord, mais pas question d’intimité!

L'UN: L'autre paquet est pour moi.

WALTER: Auriez-vous l'amabilité de m'indiquer votre nom?

L'UN: (imperturbable) Ce n'est pas l'amabilité qui me manque, mais l'envie.

L'AUTRE: Dans l'érotisme il y a toujours la hiérarchie suivante:

(il désigne le couple à l'arrière) il y a ceux qui font...

(il désigne tout le monde et personne) ceux qui observent...

(il se désigne lui-même) et ceux qui savent...

L'UN: Quoi qu'il en soit, je m'appelle Carroll. Lewis Carroll. Je peux vous prendre en photo.

WALTER: Qui? Moi?

L'UN: A condition que vous soyez nu.

WALTER: Moi?!

L'UN: Un nu artistique.

WALTER: Artistique, moi?!

L'UN: On ne peut jamais savoir.

L'AUTRE: Le plaisir érotique est une course d'obstacles. Vous ne le savez pas?

WALTER: Non, mais j'apprends.

L'UN: A vos dépens, j'espère.

WALTER: Oui, à mes dépens.

L'UN: Ne vous fâchez pas. Dans tout ça, tout ce qu'il y a de vilain, ce sont les mots.

L'AUTRE: Quelqu'un qui se promène avec du vitriol est capable de se servir aussi de l'encre.

WALTER: C'est ce que je vais tenter, un jour ou l'autre.

L'UN: Vous aussi? Je vous en prie. Ne vous laisser pas aller à ce vice.

L'AUTRE: (il fait allusion au couple à l'arrière) Une relation qui ne fut pas sans conséquences. (Il désigne Walter) Lui, il a mis au monde une oeuvre.

WALTER: (comme pour demander confirmation) Je suis là pour ça?

L'UN: Comment, vous ne le saviez pas? On ne vous l'avait pas dit?

WALTER: (amer) Non.

L'AUTRE: (sarcastique) Vous croyiez jouer le premier rôle. Ce sont des choses qui arrivent, parfois, dans la vie.

L'UN: En réalité vous êtes simplement le Narrateur.

L'AUTRE: Oui, simplement.

L'UN: La vie, vous êtes condamné à l'observer.

L'AUTRE: Cela n'a pas que des inconvénients. Le voyeur sort vainqueur de l'épreuve de force de la sensibilité naturelle: le goût de voir la femme avec l'homme....

(il regarde le couple à l'arrière du camion, ils ont bientôt fini, ils sont en plein orgasme et le désert entier, de manière comique, en est tout secoué)

... l'emporte sur le dégoût de voir l'homme avec la femme.

L'UN: (tout à coup, sur le ton d'un enfant capricieux) Je veux mon paquet!

BRUNO: (il jaillit de l'arrière du camion, en boutonnant son pantalon) Je vous l'apporte tout de suite!

LA FEMME: (elle aussi reprend rapidement contenance) Et voici pour vous.

(Elle tend le paquet à Kraus, en le regardant dans les yeux).

L'AUTRE: J'ai du mal à oublier l'effet que je fais sur une femme.

LA FEMME: Avant de se farcir quelqu'un dans votre genre, il faudrait se faire anesthésier.

WALTER: Ecoute...

LA FEMME: Je m'en vais.

WALTER: Attends!

LA FEMME: Les paquets, on les as livrés. Notre tâche est accomplie.

BRUNO: (remettant le paquet à Carroll) Voilà. C'est pour vous. Il n'y a plus rien là-derrière.

L'AUTRE: Je connais un pays où les camions chôment le dimanche et se reposent durant la semaine.

LA FEMME: Vous en savez des choses!

L'AUTRE: Moins j'en sais, plus je devine.

LA FEMME: (sarcastique) Vous ne vous fiez qu'au hasard?

L'AUTRE: Les vérités vraies sont celles qu'on peut inventer.

LA FEMME: Et qu'est-ce que vous êtes en train d'inventer?

L'AUTRE: (didactique) J'énonce la définition de l'héroïsme facile!

LA FEMME: Qu'est-ce qui compte, alors?

L'AUTRE: Enoncer ce qui est possible!

LA FEMME: Et quoi donc? Vous pouvez l'imaginer?

L'UN: Vous permettez? Le soleil se couche.

L'AUTRE: Moi je travaille nuit et jour. Et ainsi il me reste beaucoup de temps libre.

LA FEMME: (elle insiste) Qu'est-ce qu'il nous reste à faire?

L'UN: Vous permettez? Je vais vous le dire: traverser le miroir. Faites comme s'il y avait un moyen d'entrer, Marie.

LA FEMME: Comment savez-vous mon nom?

L'UN: Peu importe. Faites comme si le miroir était devenu comme de la brume, comme s'il vous pouviez passer de l'autre côté. Tous les trois. Voilà, regardez: il se transforme en une espèce de givre, juste en ce moment, croyez-moi! Ce sera très facile de passer de l'autre côté....

Les deux hommes s'en vont en silence, en se tenant par la main. Chacun avec son paquet sous le bras. Et le miroir commence vraiment à fondre et à se dissiper, tout comme une lumineuse brume d'argent.

13. L'IRONIE

Dans le camion. Le coucher de soleil est magnifique, interminable. Le ciel tout rouge, à l'horizon.

LA FEMME: Allons-y, parlons! On est ici pour se déchirer, n'est-ce pas?

WALTER: Non. Trop tard.

LA FEMME: Tu peux me reprocher tout ce que tu veux, mais pas de ne pas avoir été claire depuis le début. Je suis ici pour séparer, je l'ai dit. (pause.) Tu sais ce qu'on a fait, le garçon et moi, à l'arrière du camion?

WALTER: Je ne veux pas le savoir.

LA FEMME: Des tas de choses, tu ne peux pas savoir.

WALTER: Ça suffit, Marie.

LA FEMME: Des tas de choses, et lui il était excité comme un chat. Il m'empêchait de bouger, il s'agrippait à mes cheveux, à mon cou, il me murmurait des mots doux à l'oreille, n'est-ce pas Bruno?, et moi j'allais et venais, le long de ton ventre, mes poils bouclés qui chatouillaient ta peau: et vous à trois mètres de là en train de dire des bêtises et d'ironiser sur le monde, comme si le monde avait que faire de votre ironie. Tu sais ce qui compte pour le monde?

WALTER: Oyez, oyez, braves gens.

LA FEMME: C'est lorsque deux êtres font l'amour. Qu'ils jouissent l'un sur l'autre. Qu'ils se touchent. Qu'ils sentent leur peau. Comme ça, comme ça, comme ça....

(elle se met à toucher Bruno, qui rit et se défend comme il peut, mais sans l'empêcher de défaire ses vêtements et de se mettre à jouer)

.... et pas votre ironie, qui empoisonne l'univers!

BRUNO: (en riant) Arrête! Et laisse-le tranquille, le voyage est fini, les paquets livrés, le soleil à l'horizon, ne nous disputons pas. On peut se quitter bons amis, non?

WALTER: (amer) Ecoutez-le, lui, Mister Friend! Et moi qui commençais à t'aimer!

LA FEMME: Qu'est-ce que tu dis?

WALTER: Je commençais à l'aimer, c'est vrai. Mais il y a très longtemps de ça. Je ne me souviens même plus quand. Au fait, c'était quand? Tu te souviens Bruno?

BRUNO: (sérieux) C'était avant l'apparition du soleil.

Une longue pause.

LA FEMME: Dommage que personne ne passe par ici. Seulement de la poussière, des broussailles, le désert, des personnages odieux et des camions brinquebalants. Personne. Sans ça on pourrait ressembler à une belle petite famille en vacances. Lui, le père, travailleur, sérieux, plein d'attentions. L'autre, le garçon éveillé, en pleine croissance, curieux de tout, en voyage vers la vie. Et moi la vraie mère de famille, amoureuse de son mari et aux petits soins pour son fils unique. Encore jeune et séduisante, tu ne trouves pas?, encore hésitante entre tout-est-amour et adieu-ma-jeunesse. Une terrible hésitation. Qui sait, c'est peut-être justement pour ça que mon coeur balance. C'est peut-être ça qui me rend méchante? Qu'est-ce que tu en penses Walter? C'est pour ça que je suis méchante?

WALTER: Tu n'es pas méchante.

LA FEMME: (féroce) Ah non?! Comment est-ce que tu me trouves alors? Quelle genre de définition peux-tu donner pour mon extraordinaire personnalité? Méchante, le mot ne convient pas? Ou alors il est trop faible? Je peux mieux faire, c'est sûr.

WALTER: (obstiné, comme toujours, il continue à répéter) Tu n'es pas méchante.

BRUNO: Vous allez arrêter, tous les deux? Vous me cassez les pieds!

WALTER: Toi, tais-toi!

Une pause.

LA FEMME: C'est vraiment dommage que personne ne passe par ici. Quelqu'un qui comprenne les femmes. N'importe qui. Pauvre Walter! Où iras-tu maintenant? Tu t'es enfin débarrassé de tes paquets, pendant toute ta vie tu as voulu le faire. Ce n'est pas vrai? Tu n'as pas d'enfants, tu n'en as jamais voulu. Ta femme est morte il y a plusieurs années. Un camion noir, c'est tout ce qu'il te reste! Un camion noir, c'est tout. Tu ne sais même pas apprécier la liberté qui est la tienne. Tu ne l'éprouves pas, tu ne l'endosses pas, tu préfères te fabriquer une petite cage mentale où tu demeures isolé et protégé: une petite cage de chair vive et d'os, de nerfs de sang et d'yeux, une petite cage mortuaire et joyeuse où l'on peut se tenir tranquillement toute la vie. N'est-ce pas? Pauvre Walter manqué, pauvre Walter d'un autre âge, Walter à demi homme, à demi vivant, à demi mort, Walter sur les routes de la vie et sur les routes de la folie, Walter à demi détruit, Walter gangrené, emprisonné, repoussé, crucifié, vilipendé, recherché, humilié, déshérité, orphelin d'enfants et d'affection. Tu m'entends? De toutes façons, Bruno n'est plus là, il court déjà après ses rêves, il ne nous écoute plus, il se nourrit des débris du futur, tout comme les pélicans. Tu sais comment grandit un pélican? Ah non? Puisses-tu ne jamais le savoir.

WALTER: (avec la curiosité d'un enfant, la même innocence) Comment est-ce qu'il grandit?

LA FEMME: Puisses-tu ne jamais le savoir.

Une longue pause

BRUNO: La nuit vient.

LA FEMME: Oui, mais il y a encore de la lumière…

WALTER: Elle est magnifique. La première étoile, regardez.

LA FEMME: Quel silence.

BRUNO: J'ai très sommeil. Je voudrais dormir sans me réveiller, jusqu'à demain.

WALTER: Moi aussi. Dormir.

Une longue pause.

LA FEMME: Ce n'est pas vrai, il n'y a pas d'autres camions comme celui-ci. Ce n'est pas vrai, ils ne livrent pas des paquets. Pas de camion, pas de paquets, pas de livres. Je n'ai rencontré que vous. Je vous ai vus et je suis montée. J'ai demandé à monter et vous avez été assez gentils pour me prendre, pour ne pas me laisser toute seule sur la route: car la nuit allait tomber très vite et je n'aurais pas su comment faire, toute seule dans le désert. Je commençais vraiment à avoir peur. Tandis que maintenant vous êtes avec moi, je ne suis plus seule, le soleil s'en va et il fait presque froid, mais je ne suis plus seule et je n'ai aucune raison d'avoir peur. Nous ne ferons pas de mauvaises rencontres, les paquets on les a déjà livrés, personne ne se promène tout seul la nuit, n'est-ce pas? à plus forte raison dans un endroit désolé comme ici, à plus forte raison si c'est une femme. Je suis très raisonnable et aussi pleine de gratitude, je ne suis pas méchante, toi-même tu le reconnais, Walter, n'est-ce pas?, j'avais seulement besoin d'un camion, d'une occasion, d'un peu de repos, d'affection, de chaleur, de peau, d'un homme, j'ai eu tout cela, j'ai tout, je suis heureuse et calme, pourquoi donc ai-je cette envie folle de pleurer, je ne sais vraiment pas. Il n'y a aucune raison n'est-ce pas?, je suis vraiment idiote.

BRUNO: Le soleil s'en va.

LA FEMME: Et maintenant qu'est-ce qu'on fait?

Crépuscule. Une lumière très incertaine et presque irréelle.

14. JOYCE. FINAL

Le camion est immobile au milieu de la route.

WALTER: Tu peux répéter la question, s'il te plaît?

LA FEMME: (patiente) Et maintenant qu'est-ce qu'on fait?

WALTER: (didactique) On s'arrête pour faire une petite pause, avant de reprendre la route.

Il descend en premier du camion, il invite les deux autres passagers à en faire autant.

WALTER: Le moment est venu de nous séparer.

(On dirait presque qu'il parle au camion et non pas aux deux passagers. Il le caresse.)

Dommage. C'était bien. On s'est bien tenu compagnie.

BRUNO: Tu m'emmènes avec toi?

WALTER: Non. Un nouveau personnage est là. Approchez, monsieur Joyce.

De l'arrière du camion on voit apparaître cette fois non pas un paquet mais un petit homme étrange, plutôt myope, avec des bésicles, normal, avec un accent très marqué.

JOYCE: Je peux?

WALTER: Je vous en prie.

JOYCE: C'est l'heure des morts.

WALTER: Oui. Mais n'en doutez pas, nous ne vous ferons pas perdre de temps.

JOYCE: J'en ai suffisamment.

WALTER: Moi je n'en ai plus. Je préfèrerais faire vite. Même si cela me plairait de passer une journée entière avec vous.

JOYCE: Je vous remercie.

BRUNO: Je viens avec toi, Walter?

WALTER: Non. J'ai vieilli d'un coup. Je n'ai plus besoin de toi. Quand j'étais plus jeune, il y a très longtemps, j'en avais besoin. Mais pas maintenant. Je me suffis à moi-même.

BRUNO: Pourquoi tu ne veux pas que je viennes avec toi?

WALTER: Parce que tu n'en as plus besoin toi non plus.

LA FEMME: Et moi qu'est-ce que je fais?

WALTER: Ah, Marie.

(Comme s'il la voyait pour la première fois.)

Le camion est à toi. Tu peux le garder.

(A Joyce)

Et voilà votre paquet.

(Il lui remet Bruno)

Tu as toujours désiré avoir un fils, non?

Il n'attend même pas qu'on lui réponde. Il se met en route vers le désert, où brille encore un rayon de lumière. Marie monte dans le camion, met en marche et démarre dans la direction d'où elle est venue. Joyce a pris Bruno sous son bras. Ils restent quelques instants à regarder Walter qui s'éloigne et le camion qui se découpe à l'horizon dans un nuage de poussière. Puis ils se perdent eux aussi dans la nuit. Seul, Walter continue à marcher, à pied, sur le bord de la route qui s'enfonce dans les ténèbres.

WALTER: Qui me réchauffera? Qui me consolera? Qui s'adressera à moi? Qui attendra une réponse? Qui protègera ma vieillesse? Y-a-t-il un être au monde qui sait que j'existe? Y-a-t-il quelqu'un qui se souvient de moi, de ce que je suis aujourd'hui ou de ce que j'étais autrefois, quand ils étaient plusieurs à connaître mon nom et à recevoir des cadeaux de ma main, quand ils savaient que mes yeux se posaient sur eux et se nourrissaient de leur attente? Personne sans doute. Personne. Je suis sur une des innombrables routes de cette terre et je la parcourrai jusqu'à m'y égarer, jusqu'à perdre le chemin ou la raison, jusqu'à la faim, à la soif, à la folie, à la tuberculose, à l'anorexie, à l'angoisse, jusqu'à la perte de la conscience de moi-même. A la perte de la mémoire. Je n'ai déjà plus aucun souvenir de moi-même. Je ne me souviens plus de l'enfant que j'ai été. Quel enfant ai-je été? Heureux.

(il s'arrête tout à coup.)

N'oubliez pas de dire à tout le monde que j'ai été heureux, ma vie a été belle et tranquille. Mais maintenant vous pouvez venir me voir, maintenant je vous permets de vous occuper de moi, je ne m'y refuse pas, je vous en prie, je vous le permets, je sens bien que mes forces m'abandonnent, je suis de plus en plus faible et j'aimerais que quelqu'un s'occupe de moi, qu'il me porte assistance. Je sens comme une toux irrépressible, comme si l'asthme ébranlait ma poitrine, je ne peux plus respirer, ce n'est que mon imagination, à n'en pas douter, je n'ai jamais eu d'asthme, ni de maladies de ce genre, il n'est pas possible que je manque d'air, que j'aie l'impression d'étouffer, de ne pas arriver à respirer. Ah, la souffrance du monde! Les pauvres malades. Je regrette d'avoir vécu sans penser suffisamment à eux: aux déshérités, aux prisonniers, à la folie, aux reclus, aux abandonnés, aux différents, aux exclus. Le sel de la terre, c'est eux. Je perds la raison? J'espère bien. Et avec la raison la vie. Avec l'arrivée des ténèbres de la nuit, celles aussi de la folie. Le suicide. Comme ça, en chemin, le long d'une route solitaire. Hors de la vue des humains, loin de tout contact des hommes, de tout rapport social raisonnable.

(Il commence à se déshabiller. Petit à petit)

Je vis mes perversions. Qu'il est difficile d'être normal! Qu'il est excitant, au contraire, l'aspect pervers de l'existence. La recherche d'absolu dans l'infraction, le déraillement, l'inconsistance de toute règle, de tout règlement absurde. Ce qui est petit devient adulte, l'infantile mûr, le viril féminin, le simple complexe. Hélas! L'ironie elle-même est une voluptueuse perversité: un infraction calculée aux règles de la bienséance, un détachement de la réalité quotidienne, une fracture du banal, un viol de la parole. L'ironie: sensation de mort plus que toute autre chose. Séparation de ce qui est vivant, attraction pour ce qui est destiné à périr. L'âme ironique prépare le corps à la tombe.

(Il est maintenant complètement nu et tremble de froid dans la nuit, tout en poursuivant sa route.)

Maintenant seulement je réalise: cela n'a été pour moi qu'une longue et unique journée. Ma vie entière une seule longue journée, que je croyais sans fin. De l'aube au crépuscule dans une ville inconnue, de lieu en lieu, de style en style, d'erreurs en omissions, je me contredis?, eh bien oui, je me contredis, comme disait le sage, de pub en lupanar, de la plage au refuge de la demeure, à la recherche peut-être d'un fils que je croyais avoir trouvé, d'une femme que je savais ne pas pouvoir garder près de moi. Où peut-elle bien être maintenant, Marie? Dans son camion, où se dirige-t-elle? A la recherche du Graal? En compagnie d'un chevalier inexistant? Qui sait si elle va avoir assez de gasoil? Oui, pour ça, ça ira, le réservoir était encore plein quand je lui ai laissé mon beau camion noir, luisant, flambant neuf. Un camion vide, désormais, mais robuste.

(La voix aussi s'estompe, dans l'obscurité.)

Et Bruno? Il sera bien avec cet inconnu? Il le comprendra? Il aura de l'affection pour lui? Tout se brouille désormais dans mon esprit, je ne souffre presque plus, je ne trouve plus les mots, je voudrais m'asseoir quelque part et me reposer, en attendant l'aube d'un nouveau jour. S'il vient. Je me sens si fatigué, si seul, si épuisé. Et si inutile. Je repense à la journée de ma vie et je n'ai le souvenir d'aucun moment de quelque utilité. Ou de quelque affection. Ou simplement d'un sens quel qu'il soit. Maintenant les ténèbres se pressent autour de moi et m'obligent à m'arrêter. Il fait si froid et je suis si fatigué. Je vais m'appuyer contre ce rocher, en attendant l'aube. Mais vous tous êtes témoins que ma dernière pensée a été pour eux, pour Marie et pour Bruno. Mais maintenant je suis fatigué.

FIN

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