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Jean-Guy TALAMONI-Littérature corse en langue française

J.G.Talamoni : Naissance et développement d’un champ littéraire en langue minorée : le cas de la Corse (in : Socles n°6, janvier 2015).

 

 

Dans l’Entre-deux guerres, à côté du développement d’une littérature en langue corse, on voit un certain nombre d’écrivains insulaires, vivant ou non en Corse, produire des textes en français. Certains ont écrit dans les deux langues. D’autres ont choisi le français. Ces auteurs d’expression française peuvent être divisés en trois grandes catégories :
         - ceux qui résident en Corse et écrivent sur l’île, mais n’ont pas choisi de participer au champ littéraire de langue corse qui se développe à leur époque ;
         - ceux qui partagent leur temps – et leur œuvre – entre Paris et la Corse (ex. : Pierre Bonardi, Pierre Dominique, Diane de Cuttoli) ;
         - ceux qui, Corses d’origine, poursuivent une carrière littéraire en France (Paul Valéry, Claude Farrère, Francis Carco, Vincent Muselli…).
La première de ces catégories présente sans doute un intérêt moindre du point de vue de notre étude. Les préoccupations des auteurs qu’elle rassemble sont souvent les mêmes que celles des écrivains en langue corse : ils réalisent des ouvrages politiques ou historiques, des recueils de contes et légendes… Observons que le choix de la langue française n’a pas – semble-t-il, dans la plupart des cas – une signification politique (hostilité au mouvement de renaissance corse), puisque l’on peut observer une fréquente proximité de ces écrivains en langue française avec les auteurs corsistes. Ce choix est généralement lié à des questions de compétence linguistique ou d’orientation esthétique. Nous ne traiterons pas ici des auteurs de cette première catégorie, dont la postérité a du reste retenu peu de chose.
Les auteurs de la seconde catégorie sont dans une situation particulière. Partagés entre deux cultures, ils produisent des textes relevant de registres très différents. Ajoutons qu’ils ont généralement été en relation avec les groupes d’écrivains et les revues animant le mouvement de renaissance (notamment A Muvra ou L’Annu Corsu – voire les deux –, ou encore L’île, revue en français dans laquelle cohabitent des personnalités très diverses…). Il ne sera pas sans intérêt d’observer comment ils s’insèrent, par la langue française, dans le bouleversement culturel et politique de l’époque, ou du moins comment ils se situent par rapport à ce dernier. Leur étude est d’autant plus intéressante que leurs ouvrages relatifs à la Corse ont été largement diffusés et ont parfois fait l’objet de rééditions.
En ce qui concerne les auteurs de la troisième catégorie, les problèmes qu’ils posent sont plus complexes, à commencer par leur appartenance elle-même : si Hyacinthe Yvia-Croce les a intégrés à son Anthologie des écrivains corses, cette insertion dans la littérature insulaire est souvent contestée. À leur sujet, plusieurs questions se posent : « Dans quelle mesure sont-ils vraiment des auteurs corses », c’est-à-dire « Qu’y a-t-il de corse dans leur œuvre ? » ; « Que révèle leur vision littéraire de la Corse ou de la “corsité“ ? » ; « Ont-il participé – directement, ou indirectement (comme caution, par exemple) – au Primu Riacquistu ? Il conviendra d’être attentif, notamment, à l’écart existant au plan de la thématologie entre leur production et celle des auteurs dont la proximité avec la Corse était permanente.
Nous examinerons successivement ces deux dernières catégories d’auteurs, sous l’angle de vue que nous avons choisi pour notre étude.

1. Entre la Corse et Paris : de « l’ubiquité symbolique » au dédoublement de personnalité littéraire

Ces auteurs ont non seulement partagé leur temps entre l’île et la capitale française, mais également orienté leurs œuvres dans les deux directions, consacrant tour à tour leur travail à la Corse et à des thèmes plus généraux supposés leur permettre d’acquérir une reconnaissance littéraire de l’autre côté de la mer. On trouve donc chez eux cette « ubiquité symbolique » décrite par Jean-Toussaint Desanti, mais également de fécondes tensions intérieures…

1.1. Diane de Cuttoli (1898 - ?) : une « sincérité audacieuse »

Cette poétesse et romancière ayant vécu entre l’île et Paris – elle disposait de deux domiciles, Cours Napoléon à Ajaccio et rue de Chateaubriand dans la capitale hexagonale –, reçut deux fois le Prix de Poésie de l’Académie Française ainsi que les éloges de la critique et de nombreuses personnalités du monde littéraire (Henri de Régnier, Francis Carco, Paul Morand…). Elle entretint notamment une correspondance régulière avec Paul Valéry, qui lui offrit une préface pour son recueil de poésies L’Enchantement multiple. Aujourd’hui, ses vers sont parfois jugés plus sévèrement. Commentant le poème Nature, quel amour… , Jérôme Ferrari se montre peu indulgent : « Ecrit en 1812, ce poème aurait été médiocre (c’est pas du Keats !) : en 1932, il est impardonnable. » Il ne nous appartient pas ici d’ajouter un avis à ces jugements de valeur contrastés. Notre propos est tout autre : moins qu’à la valeur littéraire des textes, nous nous intéressons à ce qu’ils sont susceptibles d’apporter comme éléments de réponse à nos questionnements.
Nous observerons en revanche que l’œuvre de Diane de Cuttoli porte la marque de cette ubiquité symbolique à laquelle nous venons de faire référence. D’un côté, la Corse inspire certaines de ses poésies et son unique roman a pour cadre le sud de l’île. De l’autre, elle collabore à des revues parisiennes et adresse ses rimes à des poètes continentaux. La thématologie reflète évidemment cette situation : d’une part, Diane de Cuttoli évoque les grandes villes , d’autre part elle chante l’antique Culombu :

« Colombo des héros d’autrefois
Ta voix résonne, cette nuit en moi.
Une vie ardente et forte circule dans mon être ;
C’est la vôtre, ô guerriers, ô mes ancêtres ! »

Mais elle traite également, en vers ou en prose, le thème – peu répandu dans la littérature insulaire – des tourments de la chair. À propos de son roman Framboise ou les Souffles du Printemps, l’anthologiste Hyacinthe Yvia-Croce s’avoue déconcerté par « la hardiesse du sujet, la sincérité audacieuse des aveux », ajoutant que « l’on est quelque peu heurté par un apport un peu brutal et indiscret de la sensibilité féminine la moins contrôlée. » Est-ce son côté parisien qui donne à Diane de Cuttoli cette « sincérité audacieuse » ? Sans doute, son double point de vue lui permet-il de composer et d’analyser plus librement l’univers mental de son héroïne, une jeune institutrice ajaccienne : « Son catholicisme est plus apparent que réel. Sa formation est plutôt areligieuse et elle ne croit point au péché dans l’ordre des choses de l’amour. ». Il est probable que si Diane de Cuttoli était demeurée dans le champ littéraire corse de l’époque, elle n’aurait pas été tentée de s’aventurer sur ce terrain… Toujours est-il que, outre son roman, ses vers reviennent volontiers sur le sujet, à travers des pièces aux titres éloquents : « L’éternel désir » , « Ô beauté de la chair » …

1.2. Pierre Dominique (1889-1973) : talent littéraire et versatilité politique

De son vrai nom Pierre-Dominique Lucchini, l’auteur était originaire d’Aullène. Ayant débuté ses études à Ajaccio, il les poursuivit à Paris où il devint médecin. Participant à la Première guerre mondiale, il fut blessé à trois reprises et fait chevalier de la Légion d’honneur. Puis, après avoir exercé la médecine dans la région de Sartène, il devait repartir pour Paris et abandonner sa profession pour se consacrer aux lettres. Il a collaboré à de nombreux organes de presse parisiens – parmi lesquels le Figaro Littéraire –, ainsi qu’à A Muvra. Il sera adhérent, entre 1923 et 1925, du PCA (Partitu corsu d’Azzione). Il fut, sous Vichy, directeur général de l’Office français de l’information, avant d’être révoqué en 1943 à la demande des Allemands. Sur le plan idéologique, Pierre Dominique a fait, selon la formule de Hyacinthe Yvia-Croce, « le tour du cadran des opinions politiques ». Dans son ouvrage Un paradoxe français : antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance, Simon Epstein évoque en ces termes un parcours surprenant : « Originaire de l’Action française, Pierre Dominique fut attiré par le fascisme avant de se replier sur un radical-socialisme qu’il souhaitait rénover. Il harcèle Léon Blum de son aversion, l’assimilant à un hermaphrodite (1927) ou à un talmudiste étranger au peuple de France (1930). Les brumes se dissipent en 1932. Il publie dans le journal de la LICA une virulente attaque contre l’antijuif Coty… ». Comme on le voit, l’appréciation d’Yvia-Croce au sujet de la versatilité politique de Lucchini n’est nullement exagérée… L’anthologiste est en revanche élogieux s’agissant des qualités littéraires de l’auteur, appréciant tout particulièrement sa production relative à la Corse (Chroniques corses, La Corse – Types et coutumes) où « Pierre Dominique semble avoir pénétré au fond de l’âme corse pour en saisir les douceurs et les brutalités. »

1.2.1. La Corse de Pierre Dominique

L’auteur traite bien évidemment des thèmes mis à l’honneur par le romantisme français. Il le fait de façon plutôt positive et quelque peu sommaire, même lorsqu’il s’agit des éléments les plus controversés comme la vengeance et le banditisme. Dans « Vendetta » (Chroniques corses), il écrit : « Ici, bandit n’est pas une injure. Le ban de la justice n’est pas celui de la société. C’était un homme de trente ans peut-être, pas très grand, au visage intelligent et énergique, barbu, avec un crâne allongé, et dont les traits et les gestes avaient cet air aristocrate que, dans cette race de libres bergers, tant d’hommes possèdent encore ». Dans La Corse – Types et coutumes, Pierre Dominique évoque les actes de violence qui accompagnent souvent les opérations électorales : « On connaît des villages (à quoi bon les nommer) desquels on demande le soir des élections : – Et à O…, qu’y a-t-il eu ? – Rien. – Pas de mort, est-ce possible ? Supplions le continental de ne pas s’étonner. Ce n’est nullement cruauté ni sauvagerie, mais simple souci de rendre tragique le jeu. Les Corses estiment que le danger relève le ton de l’élection et puis, aussi, jouissent bien plus de leur victoire quand ils y ont joué leur peau… » Même si les mœurs électorales corses ont, de tout temps, été singulières, la façon qu’a l’auteur de les décrire doit beaucoup à la vision romantique des usages insulaires… Toujours en ce qui concerne la Corse, nous citerons également Sa Majesté (1928), ouvrage dans lequel il malmène la figure du roi Théodore.

1.2.2. Les écrits non corses de Pierre Dominique

Outre les textes relevant de la littérature politique, Pierre Dominique a publié des poésies et des romans. En 1924, il reçut le prix Balzac pour Notre-Dame de la Sagesse. Son œuvre romanesque lui valut d’élogieuses critiques, saluant une langue remarquable au service d’une imagination se déployant dans les directions les plus diverses : histoire (La Commune, Le Siège de Paris), satire des mœurs parlementaires (Monsieur le Parlement, Une bombe au Palais Bourbon), biographie (Léon Daudet)… Autre aspect de l’œuvre de Pierre Dominique, ce que l’anthologiste Hyacinthe Yvia-Croce appelle « une sorte de triptyque du problème sexuel » (La Proie de Vénus, Selon Saint-Jean, L’Indienne de Blois).

1.2.3. Dédoublement de personnalité ?

De façon générale, il est intéressant d’observer chez cet auteur la présence de deux sentiments apparemment contradictoires, l’un national français, l’autre national corse. Et ses fluctuations idéologiques n’expliquent pas ce paradoxe apparent, car les deux sentiments en question se manifestent durant les mêmes périodes, notamment entre 1923 et 1925, époque de son adhésion au PCA. En fait, tout se passe comme si Pierre Dominique avait deux personnalités, l’une corse, l’autre française. Ce dédoublement se manifeste sur le plan politique, par des adhésions idéologiques distinctes en Corse et à Paris, mais également sur le plan littéraire : dans Chroniques Corses (1926), il décrit une île austère, où les inimitiés donnent lieu à de sanglantes embuscades. Approximativement à la même époque, il évoque à travers sa sulfureuse Proie de Vénus (1925) des mœurs très différentes, où les rivalités amoureuses se soldent par des duels policés en présence de témoins et de médecins. Et l’on sent bien, à la lecture de ces textes, que leur auteur se sent proche – et même partie prenante – de ces deux mondes à la fois, mondes que tout oppose…

1.3. Pierre Bonardi (1887-1964) : des contradictions intimes

Fonctionnaire colonial, puis journaliste, Pierre Bonardi-Sanvilli a occupé une place non négligeable dans le monde littéraire français. Il fut vice-président de la Société des gens de Lettres et secrétaire général de l’Association des écrivains coloniaux. Sur le plan politique, son parcours ressemble à celui de Pierre Dominique : membre du comité d’honneur de la LICA , radical-socialiste, rejoignant le PPF … Claude Singer le présente comme un « thuriféraire de sa Corse natale et de la grandeur de l’empire colonial ». S’agissant de la Corse, Bonardi est militant du mouvement autonomiste. Sa proximité avec Petru Rocca se maintiendra après guerre et le conduira à fonder avec celui-ci, dans les années 1950, l’association Parlemu Corsu, dont l’objet était la défense « du dialecte et des traditions corses ». Comme chez Pierre Dominique, on observe cette sorte de « dédoublement de personnalité littéraire » précédemment évoquée. Pierre Bonardi est à la fois nationaliste corse et nationaliste français. Son œuvre est marquée par ses contradictions : « écrivain colonial » (n’est-il pas secrétaire de l’Association des écrivains coloniaux ?), Bonardi dénonce – sans la nommer ainsi – la colonisation de son île, et appelle, comme tant d’autres à l’époque, au « relèvement de la Corse ». Dans ses ouvrages insulaires, il vante la chasteté des mœurs corses (« Les jeunes gens n’ont pas de vie sentimentale en Corse en dehors des fiançailles et du mariage. » ). Sur le continent, il fait de la littérature érotique l’une de ses spécialités (Vingt leçons d’amour , Savoir s’aimer , Le rituel de la volupté …) ! Qualifié de « Corse total » par l’anthologiste Hyacinthe Yvia-Croce, il le fut certainement. Mais ce nationaliste corse n’était pas moins – et c’est là tout le mystère de ce genre de personnalités – un « parisien total », ce que rappelle Jean-Pierre Mattei, évoquant l’intérêt de Bonardi pour le cinéma : « Personnalité avenante du Tout Paris, aussi à l’aise dans la capitale qu’à Ajaccio (…) il favorise la venue d’Abel Gance en Corse. »
La Mer et le Maquis, sans doute son ouvrage corse le plus important – d’ailleurs réédité en 1999 –, recèle, sous son apparence militante, quelques contradictions intimes de l’auteur.

1.3.1. La Mer et le Maquis

Le récit, un peu étrange, nous parle de la Corse et de la politique à travers l’histoire d’un personnage romanesque atypique, Nunziu Caravelli, dit « Mazza ». Enfant élevé dans le maquis, il est contraint – du fait d’une mutation du père de famille – de suivre les siens à Bunifaziu et de faire ainsi la connaissance de l’univers marin. Soupçonné d’un assassinat – dans des conditions quelque peu abracadabrantes qui ne sont pas d’un intérêt majeur –, il est injustement condamné à mort, s’évade, puis rejoint un maquis de partisans corsistes insurgés contre le pouvoir français. Ces derniers le désigneront comme leur chef, et nos rebelles se livreront bientôt à un étonnant fait d’armes : l’enlèvement du préfet ! Il est vrai que cette histoire de militants armés et de préfet au maquis – publiée en 1923 – paraît de nos jours beaucoup moins invraisemblable qu’elle a dû sembler à l’époque, la réalité ayant depuis largement dépassé la fiction… Mais rappelons qu’en ces années 1920, les corsistes de Petru Rocca s’étaient refusés à prendre les armes à l’instar des patriotes irlandais , et que les préfets de Corse vaquaient sagement à leurs activités administratives…
Toutefois, l’examen de ce texte – écrit dans une période particulière, par un auteur si nationaliste corse dans l’île et tellement parisien à Paris – est riche d’enseignements sur les enjeux culturels et politiques du moment…

1.3.1.1. Les Corses selon Bonardi

À travers Nunziu Caravelli, c’est bien pour le coup, un « Corse total » – pour reprendre l’expression d’Yvia-Croce – qu’a voulu dépeindre Pierre Bonardi. L’auteur va jusqu’à établir une relation entre les caractéristiques physiques de son héros et de ses parents (« bruns, de taille moyenne… ») et une « ascendance indigène pure », par opposition à « des croisés blonds et de haute taille » qui seraient issus d’un « mélange de race » avec des « envahisseurs (…) scandinaves » qui « ont pu compliquer le pedigree corse » ! Bonardi poursuit dans une démonstration « essentialiste », aux termes de laquelle la nature – et les gènes – prennent largement le pas sur la culture : « Deux lignées d’ancêtres avaient donné au jeune garçon l’équilibre musculaire, le regard farouche et précis, le goût de la solitude (…) En outre son sang était toujours prêt à bouillonner devant la moindre provocation, ou une quelconque injustice ». Il est clair que ce genre de propos prêtait moins à sourire dans les années 1920 que de nos jours… De fait, les partisans disent de Caravelli, pour expliquer qu’ils l’aient choisi comme chef : « il est le plus corse d’entre nous ». Et Bonardi de poursuivre son portrait du « corse total » : il dispose d’une « facile éloquence », comme « la plupart des insulaires » ; il considère l’hospitalité comme une loi ; il appartient à une « race de guerriers ». Toujours au chapitre des traits ethnotypiques, Bonardi évoque le « mépris des richesses » et des « gens d’affaires » , le sens de l’honneur , la vendetta – qu’il distingue de la simple vengeance, estimant que les deux notions sont aussi différentes « que le granit est différent du grès, que la lande septentrionale l’est du maquis… » –, ainsi que la figure du bandit. S’agissant des défauts insulaires, il admet que la Corse est « le refuge de la corruption électorale » , il déplore, par la voix de son personnage principal, « l’amour du tragique » – expression que l’on trouve deux fois dans le roman – mais répond à l’accusation de paresse, observant que les Corses vivant à l’extérieur de l’île, placés dans d’autres conditions, se révèlent « industrieux infatigables ». Nous avons vu que Bonardi n’échappait pas à certains stéréotypes. Il ne développe pas pour autant une vision simpliste, univoque, de « l’âme corse ». Opérant un rapprochement entre les caractéristiques géomorphiques de l’île et l’esprit de son peuple, il écrit : « À cet assemblage de contradictions gigantesques : la Corse, correspond la complexité du caractère de ses fils ». On observe d’ailleurs une dimension « polyphonique » du roman (Bakhtine). Le préfet argumente face aux insurgés, et ses propos révèlent également – pour l’auteur – une part de vérité (« C’est que cet homme aimait la Corse et qu’il la connaissait » ). Aussi, lorsque le haut fonctionnaire s’exclame « Que votre passé justifie certains de vos travers, nul ne le contestera s’il est au courant de votre histoire ; mais que vous entendiez glorifier ces héritages déplorables et les transmettre à vos enfants… » , c’est bien l’auteur lui-même qui réfléchit à l’avenir de son pays. Mais dans cette relation dialogique, la voix des rebelles adressant leurs reproches à la France est également – et surtout – la sienne…

1.3.1.2. La situation faite à la Corse

Pierre Bonardi est un militant corsiste. Il a, en tant que tel, une idée bien claire de la genèse – et de la nature – des relations entre la Corse et la France : « la Corse se perdit, le jour qu’elle consentit à tenir pour maternelle la maison où on l’avait fait entrer de force. » Mais il se souvient parfois qu’il est aussi nationaliste français, ce qui le conduit à adopter – de façon quelque peu contradictoire avec l’idée que nous venons de mentionner – la théorie des « gigognes patriotiques » (Anne-Marie Thiesse) , n’hésitant pas à écrire au sujet des corsistes : « S’ils n’admiraient pas la France, ils continuaient à l’aimer et ne souhaitaient pas d’abandonner la “Grande Patrie“. » Il n’en prononce pas moins un réquisitoire implacable contre la politique française à l’égard de la Corse, rappelant le sacrifice imposé aux insulaires en 14-18 à travers une mobilisation illégale (« …des hommes de 48 ans pères de six, huit et dix enfants se faire massacrer à Dieuze et à Morhange. ») L’auteur reprend à cet égard le chiffre de quarante mille morts , souvent avancé à l’époque mais contesté depuis. Il reproche à la France d’avoir fait de cette « race de guerriers » un « réservoir de sous-officiers rengagés, de douaniers, de garde-chiourmes et de gendarmes. » Cette opposition entre les vocations guerrière et militaire est la même que celle mise en évidence – approximativement à la même époque – par Angel Ganivet (El idearium espagnol, 1897), qui affirme « une différence de nature entre militaires et guerriers » : « …l’esprit guerrier, qui caractérise le péninsulaire et l’insulaire, est un esprit individualiste et spontané, réticent devant toute organisation de masse, rebelle et indiscipliné. »
Ainsi, Bonardi accuse la France d’avoir « domestiqué » les insulaires : « La Corse devint donc cette chose, pas précisément déshonorée en soi mais singulièrement déconsidérée… » Il revient sur la honte éprouvée par la Corse d’avoir été « vendue au marché, comme une esclave… » , honte que seule la « gloire napoléonienne » avait pu dissiper.
Les reproches envers la France concernent également la question du non-développement d’une île moins bien traitée que les colonies : « Dakar est plus sain qu’Ajaccio (…) et il est mieux desservi. Il y a plus de chemins de fer dans les déserts du Cayor, les forêts de Guinée, de la côte d’Ivoire et du Dahomey qu’en Corse. » Ce thème est récurrent à l’époque. Nous le trouvons notamment sous la plume de V.G. d’Altimonti : « Tutti i dipartimenti di Francia sò in piena attività di vita, economica. Tutte e culunie rivalizeghjanu cù ‘ssi dipartimenti. (…) Solu in Corsica, (…) si soffre in la miseria di tuttu… » (Tous les départements de France sont en pleine santé économique. Les colonies rivalisent avec ces départements. (…) En Corse seulement, (…) on souffre de la misère à tout point de vue…)
Si la France est accusée d’abandonner la Corse à sa misère et de ne pas même appliquer ses propres lois , les responsables insulaires ne sont pas épargnés. Bonardi évoque les hauts fonctionnaires qui oublient volontiers leurs compatriotes et dont le « patriotisme français est quelque chose comme la reconnaissance du ventre. » Quant aux parlementaires, leur bilan est présenté comme négatif. Les personnages de fiction sont construits à travers des faits et anecdotes bien réels. L’onomastique est aisée à décoder pour le lecteur corse de l’époque : ainsi, Bonardi donne à l’un de ses députés le patronyme « Campile », village d’origine de la dynastie politique des Gavini. Pourtant, le centre du problème demeure l’incompréhension née de la distance culturelle entre la Corse et la France, ce que rappellent ces mots du député Campile : « …vous êtes peut-être un excellent ministre mais vous n’entendez rien à la nature corse. »

1.3.1.3. Le corsisme

L’auteur expose la démarche corsiste, à laquelle il adhère, la conduisant même – à travers la fiction – à un paroxysme qu’elle ne connut pas : l’utilisation de la lutte armée. En fait, il semble bien que Bonardi fut l’un des rares corsistes à considérer qu’une lutte politique se limitant à l’action publique n’avait aucune chance de succès : « Pratiquement, il faut le reconnaître, leur travail avait été nul. Leur influence sur la représentation insulaire était nulle aussi. Ils auraient pu pendant vingt ans exposer leurs désirs ou leurs griefs dans les journaux locaux, dans les réunions (…) sans parvenir à rien sinon à se rendre odieux. » C’est ainsi que les héros de son roman décident de se livrer à ce que l’on appellerait aujourd’hui la « propagande armée » : « L’action directe a désormais une conséquence immédiate : le compte rendu des journaux. (…) Heureusement la grande presse de Paris et de province avait formé bloc pour la Corse. Le bon Dieu lui-même a besoin de cloches, a écrit quelque part Lamartine. Les régionalistes avaient opportunément sonné le tocsin. » Et cette propagande armée devait porter ses fruits, faisant croître le nombre de corsistes « de minute en minute, comme si tout un peuple n’avait attendu qu’un événement quelconque pour déclarer sa foi » , et conduisant à l’organisation d’une « conférence de Monaco » sur le « relèvement de la Corse » , sorte de « processus de Matignon » avant la lettre !
Si les moyens utilisés par les militants de La Mer et le Maquis peuvent être qualifiés de relativement radicaux – par rapport à ceux qui ont été mis en œuvre dans la réalité (rappelons que Rocca avait refusé le recours aux armes) –, leur objectif politique est plutôt modéré : « …non point la séparation, mais l’autonomie administrative ». L’auteur précise assez curieusement : « Les plus hardis d’entre eux allaient bien jusqu’au séparatisme, mais seulement administratif. »

1.3.1.4. Les corsistes

Observons que Bonardi présente ces partisans comme des hommes ayant « courageusement défendu » la France, comme des héros bardés de médailles. Il est vrai que de nombreux corsistes étaient décorés, à commencer par leur chef Petru Rocca. L’auteur insiste sur les sacrifices consentis par la Corse pendant la guerre, qui rendent encore plus inacceptable l’état d’abandon de l’île : « Nos croix ne sont pas pour nous un sujet d’orgueil mais de colère. » Toutefois, on sent parfois une tension entre les deux nationalismes de l’auteur, français et corse : il va même jusqu’à qualifier l’audace des partisans corsistes d’« héroïsme français » ! Toujours au chapitre du tableau que dresse Bonardi de ces militants rassemblés par « L’amour de l’île natale » , leur grande diversité d’origine politique : « Les républicains, les communistes (il n’y en avait à la vérité qu’un seul) fraternisaient avec les bonapartistes qui étaient les plus nombreux. » Et effectivement, aussi curieux que cela puisse sembler de prime abord, il n’y avait aucune incompatibilité entre sentiments corsistes et bonapartistes : souvenons nous de la forte délégation du C.C.B. (Comité Central Bonapartiste) présente lors de la cérémonie présidée par Rocca à Ponte Novu (1925).
Mais Bonardi n’ignore pas les reproches déjà adressés aux corsistes : la « violence antifrançaise » de leur discours : « …on les tint pour séparatistes et italophiles. L’accusation était odieuse, mais ils la rendaient chaque jour plus vraisemblable. » Et ces reproches ne présagent rien de bon pour le corsisme, dont Bonardi semble pressentir l’évolution future. Mieux encore : par certains aspects, son texte anticipe sur des temps largement postérieurs à la seconde guerre mondiale…

1.3.1.5. Un texte prophétique ?

Par delà une intrigue parsemée d’éléments peu vraisemblables, cet ouvrage ne manque pas d’intérêt. Contrairement à ce qu’indique l’édition de 1999, il ne constitue pas le « seul roman de politique corse paru entre les deux guerres » : ceux de Dalzeto (Notre Maquis ; Une époque, Ponte Novo ?) ont aussi, indiscutablement, une dimension politique. Toutefois, La Mer et le Maquis semble avoir eu un plus large succès et une plus grande diffusion, d’autant que son auteur était alors, comme nous l’avons vu, un personnage reconnu du monde culturel parisien. Malgré une conception essentialiste – largement dans l’esprit de l’époque – et une approche romantique due à un certain éloignement entre l’auteur et son pays, ce roman nous parle à la fois de la Corse de l’entre-deux-guerres et de la Corse de toujours. Bonardi nous livre une vision presque prophétique : ses corsistes armés ne préfigurent-ils pas les militants d’Aleria (1975) et les nationalistes d’aujourd’hui ayant poursuivi cette forme de lutte ? Son Président du Conseil envisageant la mort ou la disparition du chef des insurgés n’annonce-t-il pas ce qui sera appelé bien plus tard les opérations barbouzardes ? La décision des autorités d’arrêter le héros à partir du moment où il prend la tête des corsistes, alors qu’elles l’avaient laissé « si tranquille dans son village » tant qu’il n’était qu’un « droit commun », ne rappelle-t-elle pas les poursuites sélectives dénoncées de nos jours ? Sans compter la recherche d’une solution politique à travers un processus de dialogue… Les mots mêmes de « nationalisme corse », que l’on trouve dans le texte , apparaissent presque comme anachroniques : à une époque où l’on parle de régionalisme, de cyrnéisme, de corsisme, voire de séparatisme, le nationalisme est essentiellement français… Enfin, observons que – tout comme les autres textes littéraires d’une certaine importance – La Mer et le Maquis contient une grande quantité d’éléments composant notre imaginaire national.

2. « Auteurs corses » ou « d’origine corse » ?

Cette catégorie d’auteurs comprend de nombreuses célébrités de l’entre-deux-guerres. Nous citerons Abel Bonnard (1883-1968), personnalité importante du monde littéraire français de l’époque, membre de l’Académie Française, ministre de l’Education nationale sous Vichy – poste auquel il succéda à un autre auteur corse, Jérôme Carcopino –, que son biographe présente comme « païen, révolutionnaire et européen » , mais qui laissa plutôt le souvenir d’un collaborationniste maurassien. D’origine ajaccienne, il était le cousin germain de Pierre Bonardi. On peut également penser à Vincent Muselli ou à Pascal Bonetti , poètes quelque peu oubliés aujourd’hui mais qui eurent de leur temps une notoriété certaine. Mais les quatre auteurs d’origine corse ayant accédé à une réelle célébrité sont Farrère, Carco, Zevaco et Valéry.

2.1. Claude Farrère (1876-1957) : « L’honneur d’avoir du sang corse dans les veines… »

Poursuivant une tradition familiale de plusieurs générations, Claude Farrère, de son vrai nom Frédéric-Charles Bargone, fit carrière dans la marine de guerre en qualité de capitaine de corvette. Après la guerre de 1914-1918, il rencontre Pierre Loti et Pierre Louÿs. Ces deux amis compteront beaucoup dans sa vie littéraire. De ses relations avec le premier, on retiendra une proximité littéraire évidente – se manifestant à travers l’inspiration orientaliste d’une partie de l’œuvre de Farrère (Fumée d’Opium, 1904). Le second sera à proprement parler son Maître, ce qu’il a affirmé dans un éloge confinant au dithyrambe. Claude Farrère reçut le prix Goncourt 1905 pour son ouvrage Les Civilisés, et fut élu à l’Académie française en 1935, prenant l’avantage – par cinq voix d’écart – sur Paul Claudel ! Son œuvre – volumineuse et diversifiée – vaut principalement par ses récits romanesques. Personnalité importante de l’entre-deux-guerres, il fut secrètement missionné par la France pour rencontrer Mustapha Kemal (1922) au moment de la guerre d’indépendance turque. Le 6 mai 1932, il se trouvait auprès du Président Doumer au moment de son assassinat. S’interposant, il reçut deux balles dans le bras.

2.1.1. Claude Farrère et la Corse

Claude Farrère a toujours revendiqué ses origines insulaires : « Je m’enorgueillis d’avoir la Corse pour origine… ». Dans une lettre citée par Hyacinthe Yvia-Croce, il écrit : « Il me paraît difficile, quand on a l’honneur d’avoir du sang corse dans les veines, de ne pas en être fier. (…) la race qui habite ce pays, race libre et indépendante s’il en fut jamais, race magnifiquement grave et prisant l’honneur au dessus de toutes choses, m’apparaît l’une des plus attachantes et l’une des plus estimables qui soient. » L’honneur, précisément, constitue une notion centrale dans ses préoccupations. Son biographe y voit d’ailleurs un « fil conducteur » de son œuvre. Non sans panache, il prend dans Le Matin la défense de la nouvelle génération d’officiers de marine, accusés par « de vieilles badernes » de consommer de l’opium. Farrère s’élève contre les « primes à la délation » qui conduiraient à ce qu’« une quelconque brigade de mouchards mieux armée contre un officier de marine française que contre un repris de justice » ! Est-ce par fidélité à son sang corse que Farrère pourfend ainsi les délateurs ? Il ne le précise pas. En revanche, il fera explicitement référence à ses origines lorsqu’il présentera son ouvrage L’Homme seul comme une vendetta… Il s’agit d’un roman à clé écrit après la mort de son ami Pierre Louÿs, dans lequel il met gravement en cause l’entourage de ce dernier, qui l’aurait selon lui « lentement assassiné », comme il l’explique dans une lettre écrite en 1945, soit longtemps après la mort de Louÿs : « …même enfin si je ne l’eusse ni vu ni connu, et qu’on m’eût fait apercevoir le réseau d’intrigues et de trahisons où l’on avait garrotté cet homme qui était un grand homme entouré et cerné de petits ennemis et de faux amis qui tous ensemble l’ont lentement assassiné, j’aurais empoigné mon stylo pour le venger. Je suis de race corse, – lignée paternelle, – et je n’accepte pas le rimbecco. En écrivant “L’Homme seul“, j’ai tiré ma vendetta, ou la sienne que j’ai relevée à mon compte. » Puis, mentionnant que cette vengeance lui fait perdre le bénéfice d’un legs qui lui avait été fait par un proche de l’auteur, il précise : « il avait un peu plus d’un millier sterling… c’est un des petits sacrifices que j’ai du consentir à Némésis. Quand nous nous vengeons, dans le vrai maquis, nous ne pensons guère aux héritages sacrifiés… ». En fait, Claude Farrère semble avoir hésité à qualifier son livre de vengeance : lors de sa parution, trois ans plus tôt (1942), il adressait un exemplaire au dernier secrétaire et biographe de Pierre Louÿs, R. Cardinne-Petit, précisant dans son envoi que l’ouvrage avait été écrit « avec tendresse pour quelqu’un, avec colère aussi et soif de justice, – non de vengeance ! » C’est donc après coup que Farrère décide de qualifier son geste de « vengeance corse ». Quoi qu’il en soit, on voit Farrère – dans sa lettre de 1945 – revendiquer sa corsité d’une façon qui peut paraître quelque peu puérile, dans le registre romantique de la vendetta. De la même façon, il écrira en janvier 1947 à Edmond Jaloux : « Tu es un Provençal (…), tu es d’une terre mesurée en tout. Je suis d’une Corse sauvage croisée avec une Angleterre brutale ».

2.1.2. La Corse dans les textes de Farrère

Dans l’œuvre proprement littéraire de Claude Farrère, les références à la Corse et aux Corses sont toujours positives. On pensera notamment au personnage du capitaine Antonelli, commandant du navire dans Les hommes nouveaux : « Mesdames, messieurs, – dit-il tout de suite, prenant d’emblée le commandement de sa table, comme il avait celui de son bâtiment (…) le capitaine Antonelli, comme les trois quarts de ses collègues, les capitaines au long cours de Marseille, était Corse. Beaucoup moins vulgaire qu’aucun homme du continent, le capitaine Antonelli, Corse, imposa d’emblée aux dames ; imposa pareillement au poète Tondrass ; imposa même aux députés, quoique accoutumés à toutes les sortes de rencontres. » À la page suivante, Farrère continue la construction de l’archétype : « Il y a, dans tout Corse vraiment Corse, un poète funéraire, de la race de ceux que Mérimée décrivit si justement dans sa Colomba. » Dans un autre roman, Cent millions d’or, Farrère poursuit dans une approche quelque peu essentialiste : « …Chappart, mi-Corse, mi-Dauphinois, était le contraire d’un hâbleur ; le contraire par conséquent de Trouduc ; car Trouduc, pur méridional, et qui parlait énormément, mentait davantage encore. »
On voit ici que les textes littéraires de Claude Farrère confirment ses propos sur la Corse, lesquels ne constituent pas de simples marques de courtoisie à l’égard de ses interlocuteurs insulaires. Toutefois, Claude Farrère ne consacrera qu’un seul texte à la Corse, Le dernier bandit.

2.1.3. Le dernier bandit

Cette nouvelle, écrite par Claude Farrère à la fin de sa vie – elle est datée de juin 1950, à Lausanne –, reprend le thème maintes fois traité de la vendetta. On y trouve une figure assez classique de bandit romantique, mais aussi – ce qui est moins commun – une vengeance exercée par une femme. Cette dernière était demeurée vingt-deux ans aux abords du port de Bastia, attendant inlassablement de voir descendre l’assassin de son époux d’un paquebot en provenance de Marseille. Lorsque le moment tant attendu arriva, la veuve – toujours éplorée et singulièrement déterminée – « …planta ses deux balles dans la tête de l’ennemi, qui naturellement tomba raide, le nez sur les planches de la passerelle roulante. »
Ce texte de Claude Farrère synthétise en quelques pages sa vision romantique de l’île et de son peuple : « Bandit corse, il va de soi Bandit d’honneur. Ces bandits-là sont les plus magnifiques honnêtes gens du monde, et la seule fatalité les a poussés, hors la morale judiciaire, vers le crime, si l’on tient à qualifier de crime la poursuite d’une juste vengeance… » Deux pages plus loin, Claude Farrère stigmatise la délation – comme il l’avait fait à propos de l’affaire de l’opium dans la marine (cf. supra) –, opposant le délateur à « l’honnête homme ». Puis l’auteur souligne le caractère contraignant du code de la vendetta, s’imposant jusqu’aux familles de gendarmes : « Mais les deux gendarmes abattus étaient corses. Leurs familles se virent donc forcées de déclarer la vendetta… ». Nous retrouvons dans cette nouvelle un élément déjà observé à de multiples reprises : c’est « un mauvais jugement, une iniquité » qui a conduit à tuer. Et le bandit de conclure : « …on est corse ou on ne l’est pas ! ». Farrère évoque naturellement le maquis, précisant d’ailleurs en note infrapaginale la signification de l’expression traditionnelle « aller à la campagne » : « …prendre le maquis, après une vendetta. » Et comme pour parfaire son « portrait mythique du Corse », Farrère fait dire péremptoirement à l’un de ses personnages, qui semble bien en l’occurrence traduire sa propre idée sur la question : « Un Corse ne trahit pas ».
L’examen de cette nouvelle montre que la matière utilisée par Farrère, s’agissant des mœurs insulaires, ne provenait pas uniquement de ses propres observations, lors de ses séjours dans l’île, et de ce qu’il avait pu apprendre en famille, par son père en particulier. Dès la première page de sa nouvelle, il fait référence à Colomba de Mérimée, ajoutant : « Et n’allez pas croire que les fiers bandits de 1840 n’aient point eu de successeurs ! ». Autre référence à Colomba, cette réflexion sur la guerre de 14-18 : « Et cinquante-deux mois de batailles avaient enterré pêle-mêle les querelles les plus invétérées avec ceux qui s’étaient querellés. Le dernier Barricini s’était couché fraternellement dans la tombe du dernier della Rebbia. » Et cette influence – assumée – de la vision mériméenne de la Corse se retrouve jusqu’à la dernière page du texte où, la vengeance accomplie, l’héroïne utilise la formule « Très mort ! » suivie de la locution « Salute à noi » (Bonne santé à nous autres) , deux expressions que l’on trouvait déjà dans Colomba au moment où Brandolaccio annonce à Orso qu’il a également tué Vincentello Barricini. S’agissant de la seconde de ces deux formules, Mérimée précisait en note de bas de page : « Exclamation ordinaire quand on a prononcé le mot de mort ». Par le même procédé, Farrère indique quant à lui : « formule courante ». Toujours au chapitre des expressions corses pouvant avoir été empruntées à Mérimée, on retrouve le « sangue della Madonna ! » (sang de la Madone !) présent dans Colomba. Au plan de l’onomastique, relevons que le défunt mari de la vengeresse s’appelle Orso, comme le frère de Colomba. Enfin, s’agissant du récit lui-même, la Corse décrite est bien celle de Colomba, même si la vendetta de Farrère a lieu au siècle suivant. Le personnage central du récit est – comme dans Colomba – une femme. Mais Farrère va plus loin que Mérimée puisque son héroïne accomplit la vengeance de ses propres mains.
Au total, outre son inspiration mériméenne, on retiendra de cette nouvelle la vision mythique de la Corse – et surtout des Corses – qu’elle recèle.

2.2. Francis Carco (1886-1958) : le « maquis » parisien

Né à Nouméa d’un père corse, François Carcopino-Tusoli fut romancier, poète et critique d’art. Il est surtout connu de nos jours pour avoir décrit de façon réaliste les milieux interlopes parisiens. Membre de l’Académie Goncourt, il reçut le Grand Prix du roman de l’Académie française pour L’homme traqué (1922). S’agissant de la Corse, Hyacinthe Yvia-Croce regrette que « ce grand écrivain, dont la concision entre autres qualités, semble être une des qualités de la race corse, n’ait jamais compris la nécessité d’un hommage public à son pays. » Pourtant, la Corse est bien présente dans son œuvre, à travers certains de ses personnages. Comme le fait observer Jean-Dominique Poli, « Héritiers de l’image du “bandit corse“, ses personnages de “mauvais garçons“ se démarquent des vulgaires truands par leur belle “allure de chef“ et leur grande santé. » De ces personnages, le Corse de son fameux Jésus-la-Caille (1914) constitue assurément l’archétype : « Son melon beige, son complet marron, ses chaussures vernies, lui composaient un type. Il parlait peu, portant beau : la moustache noire coupée en brosse, la raie luisante faite au milieu, des mains énormes et les dents fines. Monsieur Dominique était corse. (…) il établit sa force. Opiniâtre et silencieux, il disputa plusieurs fois l’empire de la Lepic à des costauds reconnus par tous. Son adresse au couteau l’illustra. Il devint un grand et solide maquereau. Sa gloire envahit les bars et s’y installa comme une bête mauvaise. On le craignait. Il eut des filles, de l’or, des sujets et des espions. » Dans le même registre, on peut penser au portrait d’Alexis dans Ténèbres. Il est clair que cette sorte « d’hommage » à la Corse n’est pas celui que Hyacinthe Yvia-Croce aurait souhaité. Il participe toutefois de la composition du « portrait mythique du Corse »… L’examen d’autres ouvrages de Carco permet de préciser ce dernier. Ainsi, à la lecture de Bohème d’artiste, on trouve – dans un passage où Carco évoque son père – un trait souvent prêté aux insulaires : « …il avait une si curieuse pudeur (…) Chez lui le Corse refoulait l’homme. Au moindre attendrissement, sa nature se hérissait. » La question des armes, incontournable, n’est pas absente de l’image que se fait Carco de la Corse : « Il y avait aussi le curé de notre village. Mon père m’en parlait souvent comme d’un homme énergique, intelligent, et à tous égards honorable. Cependant, ce prêtre ne célébrait la messe qu’avec son révolver à portée de la main. Il le plaçait sur l’entablement de autel sans que personne y vit le moindre sujet de scandale.
– Il faut être Corse, protestait honnêtement ma mère (…) A-t-on idée de cela ! Un révolver à l’église ! » Par ailleurs, Carco, qui évoque peu la Corse dans son œuvre, trouve quand même le moyen de nous raconter une histoire de vendetta. Une histoire vraie, concernant l’un de ses cousins vivant comme lui à Paris et que l’on appelait également « Carco » : « Il avait dû, très jeune, abandonner la Corse après une courte idylle et, depuis plus de trente ans, défense lui était signifiée de retourner dans l’île. » Atteint d’une grave maladie, il n’avait plus que quelques jours à vivre. Sa famille décida alors de le faire revenir en Corse, craignant cependant que – comme dans la fiction de Farrère (cf. supra) – il ne soit tué à la descente du bateau. De fait, les parents de l’« ancienne jeune fille » l’attendaient : « Ils avaient leurs fusils et se tenaient prêts à tirer. Trente quatre ans d’absence n’avaient point désarmé leur colère. Toutefois, ils n’exécutèrent pas la promesse qu’ils s’étaient juré d’accomplir car, sur la diligence, exposé aux regards de tous, la famille avait fait hisser un cercueil ». Dans certains textes introspectifs, Carco se penche sur sa propre corsité, et il le fait à travers une approche qui tient parfois du cliché. Il écrit par exemple au sujet des femmes : « Je suis Corse : je veux dire qu’avant même de savoir à quoi servaient les femmes, je ne leur voyais d’autre raison d’être que d’attendre le retour et le bon plaisir du mari. » Tout aussi significatif, ce passage où il tente d’analyser son caractère : « Corse par mon père, j’avais inconsciemment ajouté à ce tempérament certaines nuances de sensibilité qui n’étaient ni froides ni agressives, mais qui faisaient de moi, par moments, une nature ombrageuse, méprisante, susceptible et encore si violente que je ne parviendrai, j’en suis sûr, de ma vie, à lui imposer un frein. Une hérédité grâce à laquelle je devinais l’âpreté du maquis, le charme d’une vie libre, indépendante… » En fait, ce que cherche – et trouve – en lui-même Carco, c’est l’idée qu’il se fait du Corse. Or, cette idée doit certainement beaucoup à ce qu’il a pu observer dans sa famille, mais plus encore sans doute aux clichés véhiculés dans les milieux extérieurs à l’île, milieux qu’il a davantage fréquentés que le « maquis » dont il ne fait que « deviner l’âpreté »…

2.3. Michel Zevaco (1860-1918) : « Oui, cher Monsieur, je suis Corse ! »

Né à Ajaccio, où il résidera jusqu’à l’âge de 9 ans, il sera professeur au lycée de Vienne, puis engagé dans les dragons, après quoi il s’orientera vers le journalisme politique. Sur le plan idéologique, Michel Zevaco était profondément libertaire, fréquentant les milieux socialistes et anarchistes. En 1892, il sera condamné à six mois de prison pour avoir prononcé un hommage public à Ravachol. Sur le plan littéraire, il a accédé à la notoriété à travers le cycle Les Pardaillan. Spécialiste des romans de cape et d’épée, il a été comparé à Alexandre Dumas. Il a toutefois transformé le genre : dans Les mots, Sartre évoque « cet auteur de génie , sous l’influence de Hugo, avait inventé le roman de cape et d’épée républicain ». Si son œuvre littéraire est indiscutablement éloignée de son île natale, Zevaco n’avait pas oublié ses origines. Dans La Revue Mondiale (1929), le journaliste C.-G. Sarti évoque une interview de l’auteur : « …son accueil fut très chaleureux. Pendant notre conversation, je fis allusion au directeur du journal napolitain qui lui avait arraché un traité aux termes duquel ses droits d’auteurs étaient réduits au minimum. Une colère subite enflamma les yeux de Zevaco qui s’écria : “En effet, ce saligaud m’a roulé. Mais je me vengerai : s’il est brigand, je le suis encore plus que lui…“ Et après un silence : “Oui, cher Monsieur, je suis Corse !“ ».

2.4. Paul Valéry (1871-1945) : « L’île que nous savons… »

Ces mots sont extraits d’une lettre, inédite, adressée par Paul Valéry à la poétesse corse Diane de Cuttoli avec laquelle il entretint une correspondance régulière. Ils paraissent vouloir démentir, par l’affectueuse connivence qu’ils affichent, l’idée selon laquelle Paul Valéry aurait ignoré, voire renié, ses racines insulaires… Sur la corsité de Paul Valéry, la polémique n’est pas récente : déjà, en 1956, Paul Arrighi répondait dans la Revue d’histoire littéraire de la France à un article d’Edmée de la Rochefoucauld dans la Revue de Paris intitulé « Paul Valéry et l’Italie » . Génois par sa mère, Corse par son père, le poète devait immanquablement être revendiqué des deux côtés de la Tyrrhénienne. Plus près de nous dans le temps, Paulu Desanti reprochait à Hyacinthe Yvia-Croce d’avoir fait figurer Paul Valéry dans son Anthologie des écrivains corses. Est-ce critiquable ? Rien n’est moins sûr. Cette question peut certes être examinée sous l’angle biographique, mais également en considérant ce qu’en disent le principal intéressé… et son oeuvre.

2.4.1. Paul Valéry le Corse…

« Né à Sète, le 30 octobre 1871. D’ascendance corse par son père et génoise par sa mère… » : c’est ce qu’indique sa biographie officielle. Afin d’être quelque peu plus précis, ajoutons que son père Barthélemy, né à Bastia d’Ambroise Valéry et de Jeanne-Marie Guaitella, était apparenté au comte Jean-Joseph Valéry, sénateur de la Corse. Il exerçait la profession de contrôleur principal des douanes. Sa mère, Marie-Françoise-Alexandrine, dite Fanny, Grassi était la fille du Consul d’Italie. Sur l’état civil de Paul Valéry, le prénom de son grand père paternel, Ambroise, apparaît en premier. Au plan généalogique, la fierté familiale conduit à évoquer, côté maternel, une parenté prestigieuse avec les Visconti de Milan et, côté paternel, un certain Andria Valerj, ancêtre qui aurait combattu à la bataille de Lépante…
Jusqu’ici, comme on le voit, il n’y aurait aucune raison de privilégier l’une des deux ascendances, génoise ou corse. Toutefois, reconnaissons-le, il en va autrement s’agissant de la fréquentation qu’a eue Paul Valéry des lieux d’origine des ses parents. En effet, l’écrivain s’est souvent rendu à Gênes, ville sur laquelle il publia de belles pages de prose poétique et dont il peignit des aquarelles... On sait également l’importance de la fameuse « nuit de Gênes » (4 au 5 octobre 1892), véritable crise existentielle qui, en quelques heures, déterminera largement la suite de sa carrière littéraire : à travers une rupture qu’il voulut radicale, il entendit donner, désormais, la priorité absolue à la « vie de l’esprit », sur la poésie et l’amour, au Noüs (esprit, intelligence) sur l’Eros (cf. « La révélation anagogique », 1938). Relativisons cependant la question de la localisation de cette crise : relevant d’une aventure purement intérieure, elle aurait pu, tout aussi bien et avec des conséquences identiques, advenir à New York ou à… Bastia. Le fait est que l’auteur a, de toute évidence, beaucoup moins fréquenté l’île paternelle. Dans une lettre au poète Pierre Leca, il écrit : « …je n’ai été en Corse que pendant quelques jours, à l’âge de quatre ans ! ». Cette information est confirmée dans un courrier adressé par le poète à son cousin, le Docteur Ramaroni, où il confirme avoir passé dans l’île « quatre jours quand avait quatre ans. » Bien plus tard, en 1929, il connut la Corse à l’occasion d’une croisière sur un yacht baptisé Tenax. « Cette croisière comporta des escales à Ajaccio, Bonifacio, Bastia, Calvi. À l’intérieur, on poussa jusqu’à Corte. » Madame de la Rochefoucauld précise que le poète en profita pour « revoir quelques cousins ». S’il faut sans doute convenir que Valéry connaissait mieux Gênes que la Corse, il n’est pas exact de dire, comme on l’entend souvent, qu’il n’est jamais venu dans l’île.
On a relevé aussi, pour faire pencher la balance du côté maternel, l’admiration de Valéry pour les artistes et auteurs italiens : Léonard, Pétrarque, Dante… L’argument ne paraît pas péremptoire : originaires de Florence ou d’Arezzo, ces Toscans n’étaient pas plus génois que corse. La nation italienne n’existant pas à leur époque, ils évoluaient, comme leurs contemporains insulaires, dans un environnement culturel issu de la civilisation italique. D’ailleurs, pour les auteurs italiens, l’origine corse du père de Valéry constitue l’un des éléments de l’italianité du poète : « L’Italia ha sempre avuto molta importanza nella vita di Valéry. Il padre era corso, la madre genovese, egli aveva una predilezione per Leonardo e grandi simpatie per la mentalità pragmatica e artistica rinascimentale… »
Nous avons abordé la question des relations, plutôt rares, de Paul Valéry avec l’île. Qu’en est-il de celles qu’il a entretenues avec les Corses ?

2.4.2. Valéry et les Corses

Dans sa lettre-préface à L’enchantement multiple de Diane de Cuttoli, Paul Valéry écrit à celle-ci : « Vous vivez dans une île très belle que j’ai quelque raison de chérir (…) cette terre séparée, qui se défend encore un peu de ressembler à toutes les autres. » Il convient tout d’abord de rappeler que, contrairement à ce qui a pu être avancé, Paul Valéry n’a jamais passé sous silence ses racines corses. Les tenants de cette thèse n’hésitent pas à faire appel à la psychanalyse, pour laquelle l’élimination inconsciente du père est un grand classique (cf. Gilberte Aigrisse, Psychanalyse de Paul Valéry, Editions Universitaires,1964) ! Pour notre part, nous nous garderons de nous engager sur ce terrain, nous limitant à faire état de faits plus tangibles, de propos avérés. L’histoire de l’ancêtre corse combattant à Lépante semble avoir été volontiers rappelée par Paul Valéry et les membres de sa famille, y compris après sa mort… Il est au demeurant un fait difficilement contestable : Paul Valéry a entretenu des relations épistolaires très suivies avec de nombreux Corses, qu’ils soient ses cousins ou, comme il les appelait lui-même, ses « confrères » : Diane de Cuttoli (poète de langue française), Pierre Leca, le conseiller de Mari (auteurs de langue corse)... Ravi de l’intérêt qu’ils lui manifestaient (« Je vois avec plaisir que la Corse s’avise de mon hérédité. » ), il a répondu favorablement à toutes les sollicitations émanant de ses compatriotes, puisqu’il est clair qu’il les considérait ainsi : « C’est le rôle des Corses nés sur le Continent, comme moi, de servir de truchement et de guide à ceux qui, habitant l’île ou venant de l’île, ont en eux de quoi faire une carrière intellectuelle sur le sol de la France » (intervention lors de la réception organisée par les Corses de Marseille, le 17 mars 1932). Pourquoi s’interdire de penser qu’au-delà du propos courtois adressé à des compatriotes réunis pour l’honorer, Valéry exprimait là une solidarité sincère ? Il a, par ailleurs, accepté de figurer, aux côtés notamment de Santu Casanova, Claude Farrère, Pierre Dominique, Emile Ripert, parmi les Présidents d’Honneur de Kallisté, « groupe littéraire et artistique corse ».
« Corse né sur le continent », c’est ainsi que Paul Valéry se considérait lui-même. Pourquoi lui contester cette appartenance qu’il était le premier à affirmer ?

2.4.3. Quand Valéry parle de la Corse

L’essentiel est sans doute de savoir si l’œuvre de Valéry est (aussi) celle d’un Corse. On a souvent évoqué l’« italianité » – l’italianità – du poète. Mais que pense-t-il lui-même de sa « corsité » ? « Né d’un Corse, j’ai senti souvent en moi le sang de notre race ; j’en ai senti souvent l’esprit dans ma pensée et dans mon cœur ; esprit que je n’ai pas puisé directement dans l’île, mais dont j’ai reçu l’émanation, la tradition, par l’exemple de mon père corse et par l’éducation qu’il m’a donnée… Et je vous avoue que souvent, bien souvent, j’ai formé le rêve, et que je garde l’espoir, de me retirer un jour en Corse, et d’y vivre dans le calme, la paix et la beauté qui manquent tant à nos vies agitées, trépidantes des villes… » (propos prononcés devant les Corses de Paris et rapportés par Paul Fontana dans le « Petit Marseillais » du 3 février 1927).
Manifestement, les derniers mots de cette intervention ne sont pas seulement destinés à s’attirer les bonnes grâces de l’assistance, puisque Valéry reviendra à plusieurs reprises sur son projet de « retour » dans l’île. Ainsi, peut-on lire dans ses lettres à Diane de Cuttoli : « Que n’ai-je le pouvoir de me transporter en Corse, d’y passer l’hiver dans une anse tiède et inaccessible ! Trouvez-moi cela. Mais il faudrait aussi que des considérations pratiques n’empêchassent pas cet exil de Paris, cet exil désirable et doux dans l’Île mère. » ; ou bien : « Vos cartes me donnent envie de n’être point où je suis mais où je devrais être… Croyez à toute ma nostalgie… » ; ou encore : « Je rêve de soleil et de mer. Ma tête en feu roule une image très ancienne, chère Diane, en pensant à une Corse bienheureuse où il n’y a pas ce froid noir, où l’esprit est toujours lumière… »
En 1927, Paul Valéry confirme cet attrait de l’île à Maurice Ricord qui effectuait une enquête sur la Corse dans la littérature contemporaine : « …cette idée d’y habiter, qui dort en moi… ».
Un autre témoignage, celui de l’auteur Roger Lannes , confirme cette pensée récurrente : « Je vais vous avouer un désir qui vous surprendra peut-être : j’ai songé à me retirer définitivement en Corse, à y vivre. »
Une objection viendra à l’esprit, peut-être un peu trop facilement : pourquoi ne pas l’avoir fait ? En raison de ces « considérations pratiques » évoquées dans sa correspondance à Diane de Cuttoli ? Pour garder intacte cette « image très ancienne », pour entretenir cette nostalgie qui est bien souvent la nourriture du poète ? On a pu dire que l’Italie de Valéry est une Italie rêvée. De toute évidence, sa Corse est également une Corse rêvée, ce qui ne signifie nullement qu’il n’ait pas, de l’île et de son peuple, saisi l’essence. Mistral lui-même ne peint-il pas une Provence rêvée, peu réelle mais tellement vraie ? On a fait le reproche à Valéry de ne pas avoir consacré un seul poème à la Corse. Paul Arrighi repousse cette accusation : « Le trop rapide contact de 1929 ne lui parut sans doute pas suffisant… » Cette abstention ne doit certainement pas être interprétée comme une marque de désintérêt à l’égard de notre pays, qui est également le sien. D’autant qu’elle nous permet à notre tour de rêver… à ce que pourrait être un vers de Valéry sur la Corse ! À moins que nous ne cherchions dans les textes – réellement – écrits par Valéry ce qu’il y a en eux de corse…

2.4.4. La Corse dans les thèmes de Paul Valéry…

Il serait sans doute un peu facile, s’appuyant sur la thématologie, d’appliquer cette dernière à son poème le plus connu, Le cimetière marin, et de rapprocher ce dernier de ce qui passe pour une singulière inclination des Corses : le culte des morts. À la même époque, peu nombreux ont été les auteurs, les artistes insulaires, à ignorer les cimetières, marins ou pas.
Argument un peu facile, en effet. Quoique… Les mots de Valéry n’évoquent pas seulement le cimetière de Sète, mais aussi, ô combien, les campusanti du Cap corse, région de la famille paternelle de l’auteur. Réminiscences du voyage dans l’île, alors que le poète n’avait que quatre ans ? Ceci n’a rien d’impossible. Descriptions entendues par son père ? Comment ce dernier aurait-il pu ne pas parler du pays à son enfant ? Il est par ailleurs un peu troublant de découvrir qu’en 1890 – il est encore un jeune homme de 19 ans – Valéry adresse déjà à Pierre Louÿs un sonnet intitulé Cimetière, « qui apparaît comme la première idée du Cimetière marin, cette méditation parmi les tombes » (Pierre Borel).
Toujours au plan de la thématologie, il n’est pas absurde de considérer que l’omniprésence de la mer et des bateaux (Le Cimetière marin, La jeune Parque, Mer, La Mer, les deux Marine, Sinistre, Le navire, Port du midi, etc.) n’est pas uniquement due à son lieu de naissance, Sète, mais également à la Corse et à sa famille paternelle, dont la tradition maritime est ancienne. C’est en tout cas ce qu’avance Suzanne Larnaudie dans son Paul Valéry et la Grèce : « La famille de son père était corse, possédait une compagnie de bateaux et, remontant jusqu’au XVIe siècle, s’enorgueillissait des exploits de plusieurs marins illustres. La tradition familiale et les récits que le jeune Paul dut entendre ne sont sans doute pas étrangers à la vocation d’officier de marine qu’il ne put réaliser et dont il garda longtemps la nostalgie. Entre autres facteurs, ils expliquent en tout cas l’attirance qu’il éprouva toute sa vie pour les choses de la mer. »
Reconnaissons cependant qu’à ce stade, notre hypothèse (présence de la Corse dans l’œuvre de Valéry) mérite encore d’être étayée. Il nous faut donc examiner d’autres aspects des textes de Valéry le rattachant indiscutablement à la Corse.

2.4.5. Valéry et Napoléon

François Valéry, fils du poète, rappelle l’admiration que ce dernier nourrissait pour l’Empereur. Il suffit, pour en prendre la mesure, de lire les pages magnifiques qu’il a consacrées, dans son Discours en l’honneur de Goethe , à la rencontre entre celui-ci et Napoléon. En fait, ce texte constitue moins un hommage au premier qu’un éloge du second : « Goethe n’a jamais oublié cette entrevue ; certainement son plus grand souvenir et le diamant de son orgueil… » Et Valéry d’évoquer « tout le poids de la coïncidence, de la conjonction d’événements qui met en présence l’Empereur Corse, et l’Homme qui rattache la pensée allemande à la source solaire du classicisme… ». Valéry n’écrit pas « L’Empereur des Français » mais « l’Empereur Corse », avec un C majuscule à « Corse » que n’impose aucunement la typographie. Comment ne pas comprendre que, lorsqu’il rédige ces lignes, Valéry éprouve une fierté instinctive ? Celle que le souvenir de l’illustre compatriote instille encore dans les cœurs corses, même les plus réticents… Une observation lumineuse : « Napoléon savait mieux que personne que son pouvoir, plus encore que tous les pouvoirs du monde ne le sont, était un pouvoir rigoureusement magique, – un pouvoir de l’esprit sur des esprits, – un prestige. » Puis Valéry rappelle le mot historique de Napoléon à l’auteur allemand : « Vous êtes un Homme. », ajoutant : « Goethe se rend. Goethe est flatté jusque dans le fond de l’âme. Il est pris. Ce génie captif d’un autre génie ne se déliera jamais. » Poursuivant sur Napoléon : « Il est partout, gagne partout ; même le malheur alimente sa gloire (…) D’ailleurs, le type idéal de l’Action complète, c'est-à-dire de l’acte imaginé construit dans l’esprit jusque dans le moindre détail… ». On croirait voir le César peint par Valéry dans son fameux sonnet (« César, calme César, le pied sur toute chose… ») Du reste, quelques lignes plus loin, Napoléon est explicitement assimilé à César : « Il nous paraît antique comme César nous semble un moderne, car l’un et l’autre peuvent entrer et agir dans tous les temps. » En fait, le Napoléon du Discours en l’honneur de Goethe et le César du sonnet sont un seul et même personnage, archétype du grand homme – celui qui fait l’Histoire –, du génie tel que le conçoivent Goethe et Hegel. De toute évidence, derrière le César de Valéry, c’est bien la figure de « l’Empereur Corse » qu’il faut voir. Le rapprochement effectué par certains commentateurs avec Foch, Joffre, ou Pétain ne paraît pas pertinent : d’une part, les personnages en question ne sont pas de même dimension historique, et d’autre part on sait que Valéry se refuse à inscrire sa poésie dans son époque. Le poète, essayiste et traducteur italien Giuseppe Antonio Brunelli confirme pour sa part dans son ouvrage Paul Valéry, giovane poeta le lien entre d’une part les vers de « César », et d’autre part Napoléon et la Corse : « César se ne illumina ed a sua volta illumina, in modo nuovo. E nel grande Corso, in Napoleone, qui adombrado, è anche una prolezione di Paul che s’identifica col padre corso (nato a Bastia nel 1825 e morto a Sète nel marzo 1887) e che, giovanilmente, sogna d’essere Orfeo o Cesare… » Pour sa part, François Valéry confirme l’influence probable sur le poète d’un père « plus ou moins bonapartiste ». Ceci tend à confirmer que cette admiration pour l’Empereur – quelque peu singulière en ces années qui suivirent la chute de Napoléon III, singulière pour un Français mais non pour un Corse – n’est pas sans lien avec ses origines insulaires. D’ailleurs, n’a t-il pas dit lui-même, évoquant les Corses illustres : « Dans le domaine de la pensée et de l’action, il en est un que je n’ai pas besoin de nommer, mais tout le monde comprendra. Il a donné, mieux que tout autre, la mesure des qualités de la race. Il me semble que je comprends mieux cette parole, cette volonté, que ceux qui n’ont aucun rapport avec la Corse. »

2.4.6. « L’esprit corse » de Paul Valéry

Nous avons vu que Paul Valéry affirmait avoir « senti souvent » en lui le sang et l’esprit corses, « dans pensée et dans cœur. »
Certes, les allusions à sa corsité sont rares dans son œuvre (du reste, il ne s’affirme pas, non plus, Génois toutes les trois lignes). Toutefois, ne revendique-t-il pas de façon tout à fait explicite cette corsité lorsqu’il écrit à André Gide : « …à ta place, je considèrerais les choses à la manière corse, et je chercherais dans ma cave un petit fût d’amontillado. En théorie, au moins, je professe qu’il ne faut jamais oublier un bienfait ni une injure. Tout irait bien si cette juste mémoire était généralement pratiquée. » (Correspondance)… Plus encore que la maxime (« il ne faut jamais oublier… ») – dont les termes sont sans doute largement partagés hors de l’île ! –, c’est la façon dont il l’introduit qui est significative : « à la manière corse ». Quant au fût d’amontillado, il s’agit bien entendu d’une allusion à la nouvelle d’Edgar Poe, l’un des auteurs favoris de Valéry , The Cask of Amontillado (La Barrique d’amontillado), qui raconte comment une insulte peut donner lieu à une vengeance mortelle, particulièrement cruelle et…impunie ! Observons que ni l’auteur, ni les personnages de cette nouvelle ne sont des Corses. Valéry n’aurait eu que l’embarras du choix s’il avait souhaité formuler une allusion littéraire à la vengeance en relation avec l’île (Colomba de Mérimée, La Vendetta de Balzac…). Mais sa référence à la Corse n’est pas littéraire, et encore moins folklorique : la vengeance apparaît ici comme l’un des éléments essentiels de l’âme corse. Approximativement à la même époque, Nietzsche – dont Paul Valéry a été un lecteur attentif , qui partageait avec lui une admiration sans borne pour Napoléon et qui, autre point commun, a rêvé de s’installer dans l’île –, revient plusieurs fois sur les Corses et leur esprit de vengeance (cf. La Volonté de puissance, n° 441, 443). On peut avancer qu’en faisant référence à la « manière corse », et en érigeant cette manière en principe, Valéry n’entend pas seulement faire un mot d’esprit, mais bien se prévaloir du « sang de sa race », suivant sa propre expression…

3. « Miroir déformant » et « miroir éloigné »

De cet examen des auteurs corses d’expression française, on pourrait tirer un enseignement essentiel : leur inclination à nourrir une vision mythique de la Corse et des Corses semble proportionnelle à leur éloignement de l’île. Ceux qui vivent une partie de leur vie à l’extérieur (Diane de Cuttoli, Bonardi, Pierre Dominique…) ont déjà tendance à avoir une idée de la Corse quelque peu décalée par rapport à la réalité : dans son introduction à la réédition (1999) de La Mer et le Maquis de Bonardi, Gabriel Xavier Culioli observe qu’au moment où il écrit son roman, « Pierre Bonardi vit à Paris, loin de son île natale. Le téléphone est rare et l’écrivain a une vision romantique de la Corse ». Quant aux auteurs dont les relations à leur pays d’origine sont les moins étroites (Farrère, Carco, Zevaco, Valéry…), ils paraissent ne voir de la Corse que les traits les plus saillants, ce qui les conduit à une simplification de la réalité : le « portrait mythique du Corse » qu’ils dessinent – et auquel ils s’identifient parfois eux-mêmes – est dressé à partir de faits réels : la vengeance, le banditisme, le maquis, l’attrait pour les armes étaient – et demeurent dans une certaine mesure – des réalités incontestables en Corse. Pour ces auteurs, ils sont la réalité corse, et constituent par conséquent les marqueurs de la corsité, qu’ils ont tendance à valoriser. Ainsi, la vendetta devient une valeur : « Je suis Corse, je me venge ! ». C’est très exactement ce que nous disent Farrère (cf. supra : « …j’aurais empoigné mon stylo pour le venger. Je suis de race corse, – lignée paternelle… »), Valéry (« …je considèrerais les choses à la manière corse, et je chercherais dans ma cave un petit fût d’amontillado. »), ainsi que Zevaco (« …je me vengerai Oui, cher Monsieur, je suis Corse !). Carco n’échappe pas à la règle, évoquant également – nous l’avons vu précédemment – une vengeance dans laquelle sa famille fut impliquée.
On a souvent écrit de la littérature romantique française sur la Corse qu’elle constituait un miroir déformant. On pourrait dire que les auteurs corses résidant à l’extérieur de l’île sont l’objet d’un autre phénomène, que nous proposons de nommer « miroir éloigné ». Les écrivains étrangers à la Corse élaborent fréquemment leurs textes sous l’effet d’éléments déformants qui sont les a priori (généralement négatifs, mais parfois positifs comme pour Tommaseo). Ces a priori ne trouvent pas nécessairement leur origine dans la réalité. On citera à cette égard la fameuse « paresse » stigmatisée par les textes français sur la Corse (cf. L’image de la Corse dans la littérature romantique française de Pierrette Jeoffroy-Faggianelli) : un examen tant soit peu objectif contredit cette accusation, qui relève, comme nous l’avons vu précédemment (cf. étude de la Giustificazione), du « portrait mythique du colonisé », dressé en tout pays dominé par la force dominante afin de justifier moralement sa présence. De fait, nos écrivains, proches ou éloignés, n’évoquent pas ce défaut supposé du Corse dont on fait pourtant abondamment mention dans la littérature française et même dans les dictionnaires de l’époque ! Observons qu’en revanche la littérature provençale – de Mistral à Pagnol –, intègre ce penchant comme un trait « ethnotypique ». S’agissant de la Corse, la paresse n’est qu’un trait mythique caractéristique du « miroir déformant », c’est-à-dire des textes d’auteurs non corses, et non du « miroir éloigné », à savoir des écrits d’auteurs d’origine insulaire. Autre élément déformant, caractérisant la littérature étrangère sur la Corse : la volonté de dénigrer – ou, plus rarement, de flatter – liée à la conjoncture politique. Parmi maints exemples, on pourrait citer la campagne de diffamation – s’exprimant y compris à travers les textes littéraires – consécutive à la chute de Napoléon III… Ce miroir déformant offre une image radicalement fausse. Afin de préciser la métaphore, on peut penser ici à la nouvelle d’Anton Tchekhov Le Miroir déformant, ce dernier donnant à une femme « laide et sans grâce » une beauté « éblouissante » et produisant l’effet inverse chez son époux.
Quant aux auteurs d’origine corse, s’ils disposent de réelles informations (de leur milieu familial notamment), ils n’en retiennent souvent que les grandes lignes, par un effet naturel de déperdition. Les subtilités tendent à leur échapper, ce qui donne une image non pas réellement déformée, mais en quelque sorte stylisée. De plus, cette image est généralement colorée par les filtres de l’attachement et de la nostalgie, ce qui, sans réellement la transformer, a pour effet de l’embellir.
Observons également que les deux phénomènes (miroir déformant et miroir éloigné) ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. En effet, les œuvres littéraires ou cinématographiques sur l’île réalisées par les non Corses contribuent à changer les représentations que se font les insulaires d’eux-mêmes (ceux qui résident dans l’île et – dans une plus large mesure encore – ceux qui vivent à l’extérieur). Prenons l’exemple des textes de Claude Farrère : ils semblent relever à la fois du miroir éloigné et du miroir déformant. S’agissant du miroir déformant, on a pu noter l’influence de Mérimée (cf. Le dernier bandit) qui pèse de tout son poids sur le texte. S’agissant du miroir éloigné, on voit bien que l’image transmise par son père – né à Bastia et plus enraciné que lui culturellement (moins éloigné) – a subi une évolution sous sa propre plume. Tandis que le père présentait la Corse comme une «… terre sanglante, où les plus paisibles braves gens risquaient d’être exécutés par d’autres braves gens qu’ils n’avaient jamais vus » , le fils écrit « …il existait une vieille vendetta entre les Giafferi, gens des plus honorables, et d’autres gens non moins honorables, les Falcone ». La situation décrite est bien la même – des gens « normaux » qui s’entretuent – mais alors que l’appréciation du père sur la vendetta – qu’il a sans doute connue de plus près – est très négative (« terre sanglante » ), le fils est tenté de justifier cette coutume (« …si l’on tient à qualifier de crime la poursuite d’une juste vengeance » ), voire d’exalter les vengeurs (« …l’honneur les y contraignait » , « Mi-don Quichotte, mi-chevalier errants » , « fiers bandits » …) Il n’y a rien d’étonnant à ce que, dans sa propre vie, Claude Farrère ait volontiers endossé le rôle de vengeur – non sans le lier à sa corsité –, comme dans l’affaire de L’homme seul (cf. supra). Toutefois, ceux qui – comme son père – avaient de la Corse une image plus proche de la réalité savaient ce que la vendetta peut entraîner de malheurs. La question des armes relève du même registre. Farrère s’y attarde volontiers par la voix de son héroïne qui, la vengeance accomplie, tend le fusil au gendarme : « Ayez-en soin. Il faudra le nettoyer dès que ce sera permis. C’est un bon fusil. Vous avez vu qu’il porte bien la balle. » Nous avons également vu chez Carco l’anecdote du curé corse au révolver. Toujours au sujet de l’arme comme motif incontournable du miroir éloigné de la Corse, on peut citer le cas du philosophe Jean-Toussaint Desanti qui rapporte – non sans une naïve fierté – que, suivant dans l’entre-deux guerres ses études à Paris, il portait en permanence un pistolet. Le plus étonnant n’est pas qu’il le fît – il n’aura pas été le seul étudiant corse inutilement armé à l’époque (et aujourd’hui encore !) –, mais qu’il jugeât nécessaire de le mentionner dans ses livres, fort sérieux au demeurant, comme l’effet naturel d’une éducation corse ordinaire ! Mieux encore, son épouse, la brillante intellectuelle Dominique Desanti, nous explique que lors de leur rencontre, avant guerre, J.-T. Desanti dormait avec son arme sous l’oreiller et qu’elle avait dû lui demander de choisir entre elle et le pistolet ! Présentant ce comportement comme tout à fait normal pour un insulaire, Dominique Desanti, d’origine continentale, semble bien avoir été à la fois victime du miroir déformant de la littérature romantique et du miroir éloigné de son époux…

Comme nous le soulignions dès l’abord de ce chapitre, nous avons choisi de nous pencher ici sur les écrivains dont les œuvres dépassaient les limites de la Corse. Comme le caractère plus ou moins étroit des liens avec l’île diffère notablement d’un auteur à l’autre – la distance est grande à cet égard entre Bonardi et Valéry – nous avons pu identifier ce phénomène du miroir éloigné qui s’accroît naturellement avec la distance. Par ailleurs, nous avons observé des différences non négligeables au plan des thématiques, selon qu’il s’agissait du volet corse ou du volet extérieur de l’œuvre de ces auteurs. Par exemple, les textes à caractère érotique – relativement nombreux – sont nettement séparés des écrits relatifs à la Corse. Quant à ces derniers, ils contiennent les éléments habituels de l’imaginaire national, qu’il s’agisse des thèmes (vengeance, banditisme, arbitraire judiciaire, haine de la traîtrise, etc.), ou des motifs (culombu, maquis…). Enfin, nous avons pu noter que tous ces écrivains ont été sollicités par les animateurs du Primu Riacquistu (exemple des relations entre Paul Arrighi et Paul Valéry) et ont répondu favorablement – dans la mesure de leurs possibilités – à ces demandes. Il s’agissait pour les fondateurs d’un champ littéraire en langue corse de s’approprier une part du « capital symbolique » (P. Bourdieu) d’auteurs corses reconnus, même si leurs œuvres ne devaient que peu de chose à la terre de leurs ancêtres. Ces auteurs d’origine corse ont donc souvent participé d’une certaine manière – ne serait-ce qu’à travers la caution qui leur était demandée – au Primu Riacquistu. Quant aux écrivains ayant conservé un contact étroit avec l’île, ils ont fréquemment été acteurs de la démarche de renaissance corse, y compris dans sa dimension politique (cf. la participation de Bonardi et de Pierre Dominique au PCA). Enfin, observons que les militants corsistes ont jugé bon d’intégrer l’expression française à leur stratégie : on peut par exemple constater la participation massive des responsables corsistes à la direction et à l’animation de la revue en langue française L’Île, aux côtés d’auteurs peu impliqués politiquement comme Diane de Cuttoli. Il convenait manifestement, de leur point de vue, de ne pas laisser aux auteurs profrançais le monopole de la littérature historique et littéraire corse de langue française. Rappelons à cet égard que le professeur Ambroise Ambrosi – que nous avons vu précédemment en découdre avec les corsistes – dirigeait à l’époque l’importante Revue de la Corse ancienne et moderne. Les autonomistes ont sans doute jugé nécessaire de contrer son influence au sein du type de lectorat concerné. En sens inverse, les profrançais investirent sans hésiter le tout nouveau champ littéraire de langue corse, ne voulant pas laisser les corsistes en faire leur apanage.

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Qu’il s’agisse des éléments biographiques ou des textes – de langue corse ou de langue française –, nous avons rassemblé ici, au moyen de divers outils méthodologiques et de critique littéraire, un grand nombre de données susceptibles de nous informer tant sur le développement du Primu Riacquistu que sur l’apport de ce dernier à l’imaginaire national corse. Nous avons naturellement eu l’occasion de constater que ces auteurs, et ces textes, sont à la fois les produits d’un pays et ceux d’une époque. Si les enjeux liés à la situation corse et internationale du moment apparaissent clairement, on aperçoit tout aussi nettement un ensemble d’éléments culturels singuliers, traversant les siècles sans transformation majeure. L’émergence d’une littérature de langue corse au tournant du siècle apparaît donc comme un phénomène dont l’examen peut se révéler riche d’enseignements. Bien entendu, cet examen devra se faire de multiples points de vue (historique, anthropologique, sociologique, politique, poétique…), et donc au moyen de cette transdisciplinarité évoquée dans notre partie préliminaire comme une évidence épistémologique. Nous entrons donc à présent dans la phase d’analyse des données.