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Ducumentu
Intervista Ghjacumu Thiers

1) A propos de la mer et du rapport des Corses avec elle, vous distinguez une mer de conquête, étrangère, imposée :

- Une précision tout d’abord: les sentiments et les paroles que je prête à mon personnage sont assez rarement le reflet exact de l’opinion que j’exprimerais personnellement à propos de la Corse et de sa culture. Cela dit, les structures traditionnelles des communautés rurales et urbaines de Corse, tributaires de la géographie « une montagne dans la mer » et de l’histoire (la mer reste l’image de l’exil et des invasions plus que du commerce ou du voyage) ont imprimé dans l’imaginaire des Corses une représentation où la suspicion côtoie la fascination. Ce sentiment est facilement décelable jusque dans la conversation courante.

2) Il y a d’autres limites, celles des carrughji (1)....

Je ne crois pas que pour les enfants bastiais d’aujourd’hui les limites des carrughji existent encore comme je l’ai indiqué dans mon récit. Dans la sociabilité bastiaise antérieure aux bouleversements survenus depuis les années 1960, les quartiers conservaient en effet des caractères assez spécifiques pour les doter  l’un par rapport à l’autre d’une autonomie identitaire sans abolir l’unité de la ville face à la campagne environnante et au reste de la Corse. Or cette identité des carrughji s’est progressivement estompée du fait la mobilité géographique et sociale des individus et des familles, des rythmes scolaires, de l’organisation des loisirs et plus généralement des modifications radicales de l’habitat et de la vie en ville. Néanmoins il reste sur place -et surtout dans les quartiers qui n’ont pas connu de profonds bouleversements architecturaux et sociaux- assez de population ancienne et assez de traits caractéristiques pour que les enfants accessibles à la mémoire vivante des carrughji éprouvent individuellement un sentiment d’appartenance qui se renforce ou se dilue selon l’itinéraire de chacun.

3) Pour l’île il y a donc des limites « extérieures », mais...la dimension temporelle...:

- Comme dans de nombreuses communautés parvenues jusqu’à nos jours en conservant leurs structures anciennes le sentiment du temps dans la culture corse ne peut être assimilable à une durée aux limites bien définies. Les événements et les mots transmis par la tradition orale dotent l’identité culturelle d’une mémoire collective remarquablement vivace et qui dote l’individu d’un sentiment de pérennité. C’est sans doute aussi dans cette prégnance de la mémoire collective confrontée aux difficultés du temps présent (problèmes socio-économiques et sentiment des ruptures actuelles) qu’il faut voir l’émergence de problèmes psycho-sociaux comme la nostalgie et la méfiance devant l’avenir. En revanche, lorsque ce sentiment d’appartenance s’accompagne d’une forte conscience individuelle de l’être au monde, il décuple le sentiment d’existence, la volonté d’entreprendre et l’énergie créatrice. Parce qu’il postule la pérennité du lignage. En Corse, cette fonction mythique du temps  s’accompagne d’un fort sentiment de l’espace, d’un attachement à la terre conçu comme « un grand corps primitif » comme le dit le sociologue José Gil, ce qui explique sans doute que certaines atteintes à l’environnement puissent avoir provoqué des poussées de révolte.

4) Et l’écriture quelle place a-t-elle dans ce paysage?.....:

- Dans mon parcours individuel, la découverte de l’écriture littéraire comme plaisir, comme pratique fondatrice d’identité et comme recherche de communication et de dialogue est étroitement associée à la langue corse. Incontestablement, à l’origine du plaisir intense que je ressens dans la pratique quotidienne de l’écriture du corse se trouve le sentiment d’entrer dans une forme d’échange avec tous ceux qui nous ont précédés et partageaient la même culture déposée dans un imaginaire culturel commun et pérenne. Cette communion se fait pour moi par l’intermédiaire de la langue conservée, mais modifiée. La chose est fondamentale dans la vision que j’ai de la réalité et de la perpétuation de la vie. Il n’est pas innocent de travailler une langue longtemps figée dans un état de fragmentation et de paupérisation dialectales pour l’acculturer à la modernité, enrichir son patrimoine et la rendre apte à dire tout l’humain, dans les deux dimensions de l’espace et du temps. Et de le faire précisément avec un instrument linguistique réputé inapte à cette fonction! Il y a beaucoup de prétention à donner ainsi une stature de démiurge à celui qui écrit dans une langue minorée; c’est pour me moquer de la belle vanité de tout écrivain que j’ai fait de Brancaziu un mauvais poète, torturé, ambitieux, étriqué et falot!

Pour le reste et d’un point de vue général, il est indéniable que l’entrée du corse dans de nouveaux domaines d’emploi, une certaine percée dans l’espace public et une sollicitation plus grande dans des formes littéraires (comme le roman ou la nouvelle) hier exclusivement réservées à la langue dominante sont autant de causes d’un net élargissement du territoire symbolique assigné à la langue corse. C’est dire si ces virtualités peuvent être productrices si une politique linguistique hardie leur permet de produire leurs effets. Vous comprendrez qu’être associé à une telle aventure culturelle procure une grande satisfaction!