Qu'est-ce que la littérature corse ?


Le 17 octobre 2011 se tenait à Corte un débat animé par François-Xavier Renucci autour de la littérature corse, dans le cadre des diverses manifestations célébrant les 30 ans de la refondation de l’Université de Corse. Voici un écho rédigé alors par l'animateur:
"Dans mon intervention, j’ai rappelé que la littérature n’était pas simplement un corpus de textes consacrés, mais une institution consacrante, dans un ensemble de pratiques sociales tournant toutes autour de l’usage de l’écrit publié. Dès lors, savoir s’il existe un désir de littérature corse ne relève plus simplement d’une étude du marché des textes, mais d’une observation des pratiques. La première expression du désir de littérature est alors patente, dès lors que l’on observe, sur un territoire aussi restreint, la multiplicité des nouveautés produites, comme la diversité des lieux et des modes de leur production.
Le débat s’étant déroulé dans un des amphithéâtres de l’Université Pascal Paoli, il aurait pu se prolonger par une réflexion sur l’enseignement de la littérature, en général, et sur celle de la littérature corse, en particulier. À cet égard, il pourrait se poursuivre en projetant, par exemple, sur la situation locale le point de vue récemment développé par Jean-Marie Shaeffer dans sa Petite écologie des études littéraires * :


1. « Si l’on entend par Littérature la représentation des faits littéraires qui fut une pièce stratégique du modèle éducatif des humanités – donc de l’étude des langues antiques, de la philologie, de la philosophie, de l’histoire de l’art et de la littérature —, tel qu’il s’est constitué au fil du XIXe siècle, alors oui, celle-ci bat de l’aile. Encore convient-il d’ajouter que ceci ne date pas d’hier : « La Littérature » est en crise au moins depuis le début du XXe siècle et ce sous la triple poussée du développement des sciences sociales, de l’action de la création littéraire elle-même et de l’évolution historique et culturelle générale. Mais ce qu’il faut surtout bien voir ici, c’est que, s’il y a crise en l’occurrence, c’est d’abord celle des études et non celle des pratiques littéraires. (...) Bref, je suis convaincu que si les études littéraires sont en difficulté, ce n’est pas parce que leur objet est menacé par le déferlement de l’inculture, mais plus banalement parce qu’elles confondent leur objet avec une de ses institutionnalisations passées. Plus précisément, les études littéraires sont en crise parce qu’elles sont incapables de faire le deuil de ce passé, par quoi il ne faut pas entendre le deuil des œuvres du passé — ces œuvres qui ne demandent qu’à vivre, y compris à l’École, pour peu qu’on leur ménage un espace vivable —, mais celui de leur propre passé, donc de leur propre tradition savante et institutionnelle. »


Il me semble urgent de cesser de rapporter la littérature corse aux jeux institutionnels qui président à la sélection des textes dignes d’être étudiés et commentés pour leur valeur littéraire, sans désigner les lieux, les modes et les raisons de leur cotation. Ce qui vaut pour la « République mondiale des lettres », selon l’expression de Pascale Casanova, n’est ni nécessaire ni suffisant pour faire circuler en Corse une littérature qui réponde au besoin ressenti par certains autochtones de continuer à alimenter, de leur regard singulier et de leurs réflexions actuelles, l’imaginaire et les connaissances permettant au groupe humain singulier auquel ils se rattachent de continuer à se singulariser. Ce qui n’est rien d’autre, comme le rappellera Guy Firroloni dans son intervention, que la ligne éditoriale constante des Editions Albiana, qu’il a fondées à Ajaccio en 1984, et qu’il dirige depuis. Ce n’est jamais sa singularité qui interdit à un catalogue insulaire de franchir la mer, mais sa provincialisation, dans un jeu littéraire où les seuls jugements décisifs qui vaillent se tranchent à Paris, rive gauche. Même pour qui serait édité à Arles. Ce qui n’interdira jamais que naissent des jeux littéraires aussi jubilatoires et aussi circonscrits que ceux qui se développent, par exemple, autour du blog Tarrori è fantasia. Ou que se propagent des analyses aussi joyeuses et aussi sauvages que celles qui émaillent les commentaires laissés sur Pour une littérature corse. Ainsi naissent les avant-gardes, aux marges du royaume et de ses normalités souveraines, donnant du fil à retordre à ses polices des lettres et du grain à moudre aux cartographes de son corpus legendi.


Xavier Casanova
1. * Jean-Marie Schaeffer, Petite écologie des études littéraires : Pourquoi et comment étudier la littérature ?
Vincennes : Editions Thierry Merchaisse, 2011.
ISBN : 978-2-36280-001-6. 15,00 €. 130 pages. Format 140x205.