3 - Zoeddu et Procò

 

 

- Réveille-toi, Procò! Je ne réussis pas à dormir cette nuit! Viens t'étcndre près de moi: j'ai l'âme chagrine!

Ecoute! Tout est silencieux aux alentours. Que de tristes souvenirs viennent encore m'effrayer! Dans la porcherie, la truie dort entourée de ses petits: ils ont tété tout leur saoûl et à présent ils rêvent peut-être de mamelles débordantes de lait telles des fontaines. Demain, c'est la fête de la Toussaint, c'est un jour particulier: le jour désigné pour me tuer!

Quel destin que le nôtre! Nous sommes nés ici et ici nous avons été élevés, et ici même ils nous ont mis des entraves. De tous ceux de notre génération, seuls toi et moi avons survécu. Mais toi, tu vivras au moins jusqu'à Pâques: je ne t'envie cependant pas, j’ai même un peu de compassion pour toi, parce que je ne crois pas qu'il soit heureux de voir mourir à ses côtés ceux que l'on aime particulièrement.

Il y a plusieurs jours que je me suis aperçu de certains changements : Elle et Lui me faisaient mille manières, les hypocrites, et me disaient : -Zoé, Zoé, Zoé!- C'est mauvais signe, me suis-je dit. L'un et l'autre faisaient assaut de prévenance à mon égard! Du mais, des glands, des fèves, petit lait; et toi, frère estimé, tu étais jaloux, ne comprenant guère les raisons... et tu me croyais le mieux traité.

Avant-hier, peut-être n'y as-tu pas fait atlention, sori père à Elle est venu, et s'est mis à me palper le corps. J'ai entendu de mes oreilles ce qu'il a dit à son gendre.-Demain, garde-le à jeun et prepare la corde, l'échelle les ustensiles en cuivre et les chaudrons... Nous verrons après-demain, à l'aube; je porterai le couteau à égorger: cest celui que nous utilisons d'habitude.

Regarde donc, nous le tuerons ici, dans la cour!

Sur ces mots, il est parti; quant à moi, j'ai senti mes soies se hérisser sur mon cuir... Je n'arrivais même plus à respirer, et mon sang paraissait figé dans mes veines.

Procò, frère estimé, calme-toi! et ne pleure pas!

Je sens qu'il me faudra t'ouvrir mon coeur, je ne puis rien te cacher: tu sais que nous sommes des porcs à l'engrais, et que c'est bien pour cela qu'ils nous donnent à boire et à manger... mais hier, ils m'ont laissé sans manger, sans la moindre miette de rien.

Sa belle-mère est venue: elle a des soies au visage, tout comme nous! Elle m'a caressé l'échine avec un balai et pendant que tu dormais elles se sont mises à me laver, en répétant le même refrain : -Zoé, Zoé, Zoé!

La belle-mère m'a même craché dessus en disant :-Dieu le protège!

Elles semblaient s'entendre à merveille l'une et l'autre, jusqu'au moment où elles en vinrent au point de se disputer à cause des boudins.

Elle voulait les préparer doux: avec des raisins secs, du sucre, du chocolat, de la crème et je ne sais plus quoi encore. Sa belle-mère, contrariante, s'y opposait en soutenant que les boudins étaient meilleurs préparés simplement avec du sel.

Quant à elle, elle ne me quittait pas des yeux, et avant de s'en aller, elle m'a palpé de nouveau partout... même là... ici, regarde, Procò! Mais pourquoi ne touche-t-elle pas ses propres fesses qu'il lui faut bien deux chaises pour soutenir!

Demain tu en verras des gens! Elle a préparé du pain frais. A midi ils arrivent tous: un Tel avec une Telle, la Commère, Monsieur le Député: ce demier est invité partout et il s'y rend pour paraître. Il était présent même lorsqu'ils abattirent notre pauvre mère. Je ne le connaissais pas, mais à son air j'ai compris qu'il s'agissait de quelqu'un des nôtres... il ressemble fort à Oncle Maiale. Il a de l'appétit, et doit être lui aussi de la race de ceux qu'on engraisse, tout commes nous, mais eux ne sont pas castrés.

Oh! Lorsque j'y perse, justement! A ce jour où il nous fit, Lui, cette offiense; toi, Procò, tu n'arrivais pas à l'accepter, et tu as bien failli en mourir, parce que tu t'étais entiché de cette jeune femelle... tu te souviens? Quel amour, celui-là! Elle était brune tachetée de blanc,avec une toute petite queue frisottée. Je la revois comme si c'étail aujourd'hui, qui se vautrait à tes côtés... Je ressentais bien moi aussi beaucoup de tendresse en mon coeur; mais ils ne voulurent même pas que je l'effleure: ils l’emmenèrent aussitôt, l'offrirent à un verrat du voisinage, et nous, ils nous castrèrent.

Depuis ce jour, nous restâmes continuellement à la porcherie à fouir : nous déterrions du groin les pierres les plus profondes, afin de cacher notre honte. Alors, il nous mit, hélas, un anneau aux naseaux. Je disais donc quil y aura également le pharmacien, un homme gourmand, ainsi que son épouse et ses enfants délicats.

Le curé ne manquera pas ni sa soeur célibataire: il ne boit guère d'habitude, mais s'il vient à y toucher... il déborde de discours ennuyeux, comme d'habitude, qui endorrnent petit à petit le pharmacien...

Mais à l’heure de se mettre à table ils se remettent tous d'accord!

Après avoir mangé et bu en quantité, ils se mettent à chanter et en oublient même l'heure.

Avant de prendre congé, chacun recevra d'Elle sa part de viande.

Tais-toi, Procò! Ne pleure pas! Car il ne sert à rien de pleurer : personne n'échappe à son destin. Non! Ne me dis pas qu'il aurait mieux valu n'être pas nés! Chacun naît et meurt, ainsi que le sort l'a décidé!

Regarde plutôt, en ce moment, quel enchantement que ce ciel! Il fait nuit noire: la lune et les étoiles semblent des yeux qui nous regardent, mais elles ne savent rien de ce que signifie pleurer ct souffrir... Pourtant, si elles me comprenaient, ma voix ouvrirait cette nuit les portes du ciel!

Mais nous ne sommes pas tout seuls à souffrir : te souviens-tu de grand-mère Sue? La pauvrette! Sur tant d'enfants, il ne lui en resta qu'un seul: notre père. Elle s'est trouvée maintes fois grosse... elles a mis bas ses petits, comme chaque mère, dans la souffrance et la douleur, et ensuite, une fois devenus porcelets, Elle et Lui les lui abattaient.

Et oncle Toutenlard? Ils vinrent à trois : masqués et armés du fouet et de la serpe. Cétait une nuit terrible; nuit de rapine! il pleuvait à verse et le vent cassait les branches des arbres, renversant tout. Mais les hommes, tels des âmes damnées, après avoir par deux coups de fouet, jeté par terre oncle Toutenlard, l’enfermèrent dans un sac et depuis ce jour on n'eut plus aucune nouvelle de lui.

Notre frère Millesoies, ce frère si gentil que nous avions, si calme, ils le donnèrent au boucher : ils l'attachèrent comme s'il se fût agi d'un bandit, le plus féroce, même s'il n'aurait guère fait de mal à une mouche même. Il pleurait... il me semble encore entendre ses cris.

De tout cela, Procò, nous avons été les témoins! Mais sais-tu ce qui me fait le plus de peine? C'est le fait de devoir mourir sans avoir vèeu un seul jour de liberté.

Que de fois n'ai-je envié nos cousins les Sangliers: eux au moins ont de la chance! Ils vivent à leur guise, recueillant leur nourriture préférée quand ils le veulent bien, et si quelqu'un vient à les menacer... ils peuvent même montrer leurs défenses. Ils vivent sans entraves ni liens, et meurent en liberté: une vie sans liberté est véritablement pire que la mort même!

Et à présent, que me demandes-tu sur notre mère? Non, Procò! D'elle, je ne dirai rien!

Mais pourquoi insistes-tu ?

O Dieu, quelle terreur ce jour-là! Je me souviens du moment où ils la traînèrent là... dans la cour. Ses cris résonnent encore dans mes oreilles et dans mon coeur. Nous voulions la secourir, nous deux, mais nous étions enfermés... alors, nous nous sommes mis à hurler de toutes les forces qui nous restaient, et toi, ensuite, tu as enfoui ta tête sous moi pour te cacher.

Quelle mésaventure ce jour! Son beau-père à lui lui planta son couteau dans la poitrine jusqu'au coeur. La voix de notre mère s'éteignit dans sa gorge lentement, pendant que le sang giclait de sa blessure à gros bouillons dans le chaudron qu'il tendait. A la fin, ils la jetèrent sur un grand feu, un feu sans fumée... seulement des flammes pour lui brûler les soies. Les autres et Lui la retoumaient sur un côté ou l'autre, à l'aide d'une fourche, en éparpillant les flammes sur son corps. Il me semble brûler encore moi-même aujourd'hui au milieu de ces flammes.

Ensuite, ils la pendirent à une échelle et la dépecèrent à la hache et au couteau: d'abord ils tranchèrent les oreilles et la queue pour les donner aux enfants qui attendaient pour les ronger, ensuite ils lui ôtèrent tout l’intérieur... et le reste. Procò, Procò! Tu le vois bien? Je ne voulais pas te le rappeler... Viens-t'en près de moi, frère estimé, afin que nous pleurions ensemble comme autrefois! Les pleurs, peut-être, amoindriront-ils notre douleur.

Maintenant, courage! La nuit est presque finie... et les jours passeront... l'hiver passera et les feuilles reverdiront sur les branches... alors, souviens-toi de moi!

Je ne me plains de rien: tu as été pour moi mon frère préféré... je n'ai rien à te reprocher, et jamais tu n'as tenté de m'ôter le pain de la bouche!

La lune s'est cachée et les étoiles ont disparu: je l'aperçois, Lui, sur la porte: il scrute le ciel. Avant que le soleil ne se lève, la lumière s'éteindra dans mes yeux...

Les voici qui viennent me prendre. Courage, Procò, la mort ne dure qu'un instant seulement!

Regarde sous le mur! Derrière l'auge je t'ai gardé une poignée de fèves... c'est tout le trésor que je te laisse; non pas tant pour que tu t’en rassasies, mais plutôt pour soulager un peu la douleur de ce moment.

Va donc les prendre, à présent! C'est le dernier don que je te fais. Va, Procò! Va dans ce coin et prends ces fèves... Va, et bouche-toi les oreilles!

 

Tradottu da Ghjacumu FUSINA