Chapitre 10
Prosa
Chapitre 10
Si vous le voulez bien, nous allons nous lever tout doucement, sans aucune précipitation -les consommations sont payées... ; non, c’est normal... j’aimerais bien voir que l’un de nous laisse payer une femme ! Ce sont des choses qu’on ne discute pas, bien que vous pensiez que nous avons une relation ambiguë à l’argent. Vous avez raison, mais nous avons un proverbe qui règle tout en affirmant que si l’on n’a pas d’argent, on doit s’interdire d’avoir des envies; c’est une partie importante de notre philosophie, c’est-à-dire de notre attitude typiquement masculine. Je vous ai dit que nous n’avons guère de désirs, mais pour ce qui est des envies, il y en a, chez nous, à revendre !- . Nous allons donc nous lever sans hâte et éviter la table autour de laquelle sont assis ces hommes qui portent costume et cravate. Si nous passons à côté d’eux, je vais être obligé de leur dire bonjour, et je n’y tiens pas beaucoup. Ce sont tous des élus, des hommes politiques comme on dit ailleurs. Mais chez nous, il est plus juste de parler d’élus. Va pour les hommes politiques, puisque vous y tenez, mais ce n’est pas la même chose. Vous ne sentez vraiment pas la différence ? Pourtant, en bonne sémantique, "politique" est une notion universelle qui devrait signifier, chez nous comme chez vous, qu’il y a un projet, une volonté tendue vers un objectif précis, le désir de consolider ou de changer les choses dans la Cité Humaine, que sais-je encore... Alors qu’un élu est une curiosité locale, comme les fromages et les produits laitiers, les quartiers, les places et les menhirs immobiles sur le rivage de notre histoire. Le mot "élu" caractérise un état, une manière d’être qu’il n’y a pas de raison de corriger ni de bousculer. Vous dites que vous ne me comprenez pas ! Je vois vraiment que nous ne parlons pas la même langue: disons donc des hommes politiques et n’en parlons plus.
C’est précisément parce que ce sont des hommes politiques que je les évite. Pourquoi ? Ecoutez-moi: chez nous, si l’on vient par hasard à parler politique, il y a toujours quelqu’un pour demander le nombre des plaies de l’Ancienne Egypte. Combien y en avait-il donc ? Dites-le vous-même parce que moi, je le confonds toujours avec celui des dents, celui des côtes -flottantes ou non-, celui enfin des merveilles que les hommes ont retenues de par le monde. Figurez-vous que s’ils avaient eu aussi nos politiciens, malheur à eux. Lorsque Moïse a fait ouvrir la Mer Rouge, ils s’y seraient précipités tête la première plutôt que de supporter nos élus. C’est une engeance maudite de charlatans et d’aigrefins. Voilà ce qu’on dit. Quant à moi, je ne prends pas part à ces excès de notre discours, mais c’est là la réputation dont nous les avons affublés. Il semblent avoir le génie de la tromperie qu’ils lèguent à leurs héritiers. Qu’ils se transmettent de père en fils, pour mieux dire. Du moindre strapontin municipal au grand fauteuil de député ou de président du Conseil Général, ils s’agitent beaucoup. Cela dure depuis des siècles et nous n’avons aucun espoir de changement. Voilà pourquoi j’évite les tables des hommes politiques. Par solidarité avec le discours des gens. Pardonnez-moi, chère amie, mais vous vous êtes encore trompée: je n’ai personnellement aucun grief contre eux et il m’arrive même de m’asseoir avec l’un ou l’autre, de dire mon mot et de payer ma tournée. Mais, si je peux, je les évite. Si l’on va plus loin, on peut même juger que, vu la défiance que je nourris à leur égard, mon attitude est excessive. Car avec certains d’entre eux, qui ont mon âge, je peux dire que nous avons fait notre éducation ensemble et que nous partageons une quantité de souvenirs communs qui compromet l’hostilité idéologique indispensable si l’on veut changer quelque chose, et qui réduit considérablement les capacités de lutte contre un fléau que l’on dit si redoutable pour notre peuple. Avec certains aussi, je suis lié par la parenté et, dans ce cas, ce sont des obstacles que je n’ai pas besoin de préciser. Et c’est pourquoi si je peux, j’évite.
Je n’ai pu éviter leur salut et je suis sûr que vous pensez que nous sommes hypocrites, en sachant ce que vous savez de notre antagonisme théorique et en voyant toutes ces salutations qui pourraient presque passer pour des marques d’ amitié. Vous est-il difficile de concevoir ce mariage intime d’une distance intellectuelle et d’une complicité affective ? Si l’on consent à faire un petit effort, la dualité de mon attitude me paraît tout à fait compréhensible. Mais j’ai remarqué la manière dont vous nous regardiez, lorsque nous nous saluions, et j’ai compris l’énormité de la situation pour un observateur qui écarterait l’éventualité d’une hypocrisie existant entre des gens si différents. Cet homme mince et très courtois est facile d’abord. C’est le maire. C’est un Vuciali. Il donne toujours l’impression d’être prêt à saluer. Il a contracté ce tic lors de ses campagnes et ne s’en est plus défait -car on ne sait jamais-. Nous ne sortons pas du même quartier, mais nous nous connaissons depuis toujours. Lorsque nous étions enfants, nous nous bombardions avec des cailloux sur la place Saint-Nicolas, mais il nous est aussi arrivé de jouer ensemble.
Avez-vous déjà joué à ciccia ?... Excusez-moi; je n’aurais pas dû vous poser cette question car ce n’est pas un jeu de fille. Eh bien ! sachez que, avec les plus jeunes de ces gens que vous venez de voir, nous avons franchi l’époque délicate de notre enfance en nous comblant de coups de pied, de coups de poing, de bourrades et de gifles d’amitié, sauf dans les moments de réconciliation consacrés à jouer à ciccia.
On doit y jouer même chez vous. Le jeu porte peut-être un autre nom... L’un des garçons s’appuie fermement à un mur: il faut tenir les paumes de ses mains vraiment plaquées contre le crépi, les bras à demi tendus, et ne pas trembler lorsque arrive le coup. Ce garçon-là, on doit le choisir trapu et robuste car il va faire office de pilier. S’il flanche, c’est toute son équipe qui s’effondre les quatre fers en l’air, provoquant la victoire des adversaires. Normalement on choisit pour ce rôle, le plus musclé et le plus athlétique. Je n’ai jamais eu ce privilège, malgré des sollicitations répétées et accompagnées périodiquement par l’offre de services divers, insignifiants pour les adultes, mais qui prennent, dans la sphère des valeurs enfantines, une importance que sociologues et psychologues, même quand ils sont compétents et perspicaces, n’ont jamais pu interpréter correctement puisque, par définition, on ne peut entrer dans ce domaine axiologique après un certain âge, car à partir de ce moment-là on a changé de désirs. Un autre se penche, lui fourre par derrière sa tête entre les jambes et s’agrippe avec ses mains à ses cuisses qu’il tient fermement, les muscles bandés et en retenant son souffle. Un troisième fait la même chose, et ainsi de suite, mais d’habitude il suffit de trois ou quatre joueurs. Les joueurs de l’autre équipe se jettent sur leur dos, de toutes leurs forces et ils doivent rester ainsi, à califourchon, le plus longtemps possible. Ils se catapultent sur eux, de tout leur poids. Les plus vicieux mettent les genoux en avant pour vous disloquer l’échine quand vous recevez la masse projetée avec force: on a beau s’y préparer, le choc vous prend toujours par surprise. Les autres, par prudence, rendent leurs assauts moins cruels en tenant leurs jambes ouvertes -la douleur est plus légère et ne coupe pas le souffle-: ils savent que tôt ou tard leur tour viendra et leurs sauts raisonnables demandent ainsi, par avance, un comportement modéré d’adversaire respectueux d’une certaine considération que l’on doit avoir entre gens qui comprennent que l’on ne peut pas toujours prétendre se trouver au-dessus et qui ont assez d’imagination pour se représenter ce qu’ils endureront eux-mêmes, le moment étant venu de ne plus avoir le dessus et de se trouver dessous. C’est pourquoi tous nos élus, même les plus chétifs et les plus malingres, ont joué à ciccia. Or je pense qu’on ne peut faire autrement que d’appeler respect social cette prudence, si le jeu se déroule entre des gens qui ne sont, par leur naissance, ni de la même classe ni de la même fortune, mais que les circonstances ont un instant mêlés, dans une activité ludique forcément égalitaire.
J’ai joué à ciccia avec la plupart des élus les plus jeunes et je ne serais pas surpris d’apprendre, si la chose était possible, que nos rapports actuels s’accordent en général avec une manière d’être qui a autrefois réuni des fils de La Traverse ou de La Place et des garnements des quartiers. Je vous ai dit à plusieurs reprises que j’étais destiné à avoir peu d’affinités avec ces cafards-là, mais étant moi-même un peu des leurs -vous ai-je dit que nous habitions sur La Traverse et que cette résidence m’avait imprimé un métissage identitaire peu commun ?-, car le chemin que j’avais suivi m’avait rapproché toujours davantage du modèle social et comportemental qui, dans notre peuple, définit cette classe privilégiée, il ne me reste qu’à rechercher, dans les conflits idéologiques qui nous opposent aujourd’hui, la trace d’une antinomie ancienne déjà inscrite dans les jeux rugueux au cours desquels nous nous rencontrions parfois dans les cours des immeubles et sur l’esplanade des places. J’ai toujours à l’esprit le lien ambigu qui nous réunit ainsi. Souvent, le souvenir s’en affirme en moi de manière saugrenue. Comme lors des dernières municipales lorsque, avec des amis, j’ai présenté une liste contre le maire en place, qui est l’un de ces cafards qui prendront un relief particulier dans votre relation, si vous consentez à leur donner la place qu’ils tiennent dans mon discours. Le soir du scrutin, humilié par la victoire largement prévisible de mon adversaire -j’avais été terrassé et il y eut même des gens pour m’achever en me disant que j’avais été l’artisan de ma propre défaite-, mais, ayant remarqué que le maire ne cherchait pas à me piétiner et à me confondre avec l’éclatante défaite de notre liste, je n’ai pu me retenir de penser à la vengeance que j’avais prise par avance le jour où, le hasard du jeu l’ayant placé derrière moi, la tête penchée et fourrée entre mes jambes, je lui frottais les oreilles en remuant les cuisses sous prétexte d’assurer la position de mes jambes et de mes pieds, en prévision de l’assaut de l’adversaire. Encouragé par une position qui me donnait une supériorité sociale inespérée tant elle aurait été improbable sans cette circonstance fortuite, je me laissai aller à secouer l’injustice que j’avais toujours ressentie face à nos cafards, assuré que le jeu autorisait une ruse abdominale qui valait tous les sarcasmes et qui présentait l’avantage de ridiculiser la victime auprès de tous les enfants, si d’aventure elle était rendue publique. Il avala donc la couleuvre et n’en souffla mot à personne: la chose est donc restée entre lui et moi. Je n’ai jamais pu m’ôter de l’idée la vulgarité de ce comportement qui a toujours entretenu en moi une certaine inquiétude vis-à-vis d’un homme qui a eu mille occasions de me nuire depuis sa mésaventure. Si je n’éprouve aucun remords aujourd’hui, je ne peux pas non plus être reconnaissant envers une discrétion où entre, à mon avis, davantage de crainte des sarcasmes et du scandale que de générosité d’un coeur auquel on devrait un authentique pardon des offenses. Ainsi, entre la respectabilité et le silence, nos relations vont leur train sous le regard d’autrui et devant l’incompréhension que je lis dans vos yeux , en vous faisant la confidence d’une telle énormité.
Cet autre est plus âgé; vous avez remarqué qu’il y avait moins de chaleur dans le salut que nous avons échangé. Il s’appelle Fuciali. Je l’apprécie encore moins que le précédent. C’est à cause de son caractère humble et servile. Je n’aime guère ces tempéraments-là, lorsque je les rencontre chez des gens qui représentent, volontairement ou non, l’image de la réussite et du pouvoir dans notre société. Parlez-moi donc d’un homme -ou d’une femme, bien entendu- solidement enraciné dans le milieu social où il est né et a grandi, entouré du respect et de l’envie des autres qui lui sourient, tout en le maudissant secrètement d’être heureux, fortuné et de ne manquer de rien, ayant été pourvu par ces héritages bourgeois qui, sans bruit et sans ostentation, assurent aux légataires une vie d’abondance. Je me suis toujours senti transporté par la manière dont cette catégorie de personnages entrent dans leur café préféré, où ils ne comptent, à les entendre, que des amis fidèles. Dès qu’ils apparaissent, en effet, on fait cercle autour d’eux, et il ne leur reste plus, pour soigner leur crédit, qu’à passer en bavardant d’un groupe à l’autre, à interrompre la conversation entamée pour s’engager dans une autre, aussi élégante que la précédente et où ils pourront évaluer, une fois de plus, le bénéfice de la considération qu’on leur montre, en même temps que les caresses et les compliments qu’ils trouvent naturels à cause du succès dont ils jouissent depuis toujours. Ils ne sont pas sans savoir que se tissent des médisances sotto voce, lorsque les gens qui viennent de les fêter vont reprendre une place abandonnée un instant pour les salutations habituelles et rappellent la cupidité et la ruse de leur père et de leur grand-père qui, sans cette volonté obstinée d’amasser de l’argent et du bien à la sueur de leur front et par d’inévitables déloyautés, se trouveraient aujourd’hui, comme les autres malheureux, à peu près dénués de tout. Mais ce qu’ils savent de ces commentaires d’autrui n’a pas de poids en regard des gestes déférents qui les accueillent et les accompagnent.
Autrefois, monsieur Fuciali était aussi fier que les autres, et il fallait le voir entrer au café ! Mais aujourd’hui, il n’est plus que l’ombre de lui-même: c’est à cause de l’âge, mais aussi de la ruse de son rival naturel, monsieur Vuciali. Les Vuciali et les Fuciali ont toujours été ennemis. Outre leur concurrence électorale et commerciale actuelle, il y aurait eu entre eux du sang et des meurtres, pratiques barbares devenues inutiles depuis que l’Etat a fourni aux familles d’autres possibilités, plus légales, de servir leurs intérêts contre les droits et les privilèges de leurs rivales et d’en tirer vengeance à l’occasion. Leurs ancêtres s’étaient toujours combattus, d’abord pour la possession des terres, et ensuite pour les places et les charges administratives. Jadis, les deux familles étaient parvenues à une sorte de pacte qui stipulait que lorsqu’un Vuciali était maire, la justice de paix revenait à un Fuciali, et vice versa, aussi loin que remontent les sources écrites, puisque dans l’incendie de mille neuf cent trente- six ont été brûlées les archives du canton, cette lacune documentaire permettant d’ailleurs aux deux clans de se fabriquer des généalogies plus prestigieuses que ce que rapporte la tradition populaire. Le bruit court, en effet, que le premier Vuciali connu était un bagnard évadé et que le premier Fuciali l’accompagnait dans sa fuite, tradition confirmée par un dicton encore en vigueur: "Fuciali et Vuciali sont des restes de galère", mais qu’il n’y a pas lieu de tenir plus véridique que le reste du patrimoine oral.
Toujours est-il que les Fuciali ne pouvaient se douter que le sort en était jeté depuis que les deux familles étaient descendues établir leurs négoces en ville. Les deux clans votaient dans le même canton -le mien, et c’est pourquoi mes informations sont sûres-, celui qui promettait un siège au Conseil Général et, au-delà, la situation suprême de Maire de la Ville. Les Vuciali n’attendaient donc que l’occasion et le prétexte, et les autres auraient dû se méfier car il y avait des signes. Les Vuciali n’avaient-ils pas acheté le palais génois d’une famille puissante mais déchue à l’arrivée des Français, bâtisse couronnée, au-dessus du portail principal, par cette devise orgueilleuse: "Avec le temps", défi souligné par une paire de cornes qui ne laissent absolument aucun doute ni sur l’ambition de ceux qui l’occupent, ni sur la prétendue générosité du vainqueur vis- à-vis de sa victime ? Je crois pour ma part que le vainqueur est le vainqueur, un point c’est tout. Certes, la magnanimité existe, mais elle remplit les livres bien plus que la vie réelle, déséquilibre qui, au fond, assigne à la littérature une certaine fonction compensatoire et laisse au réel la liberté d’aller où il l’entend. Bien que mon plaisir soit de courtiser les dames, je ne dédaigne pas de chercher, à l’occasion, la silhouette d’Altea dans les bars de nuit, où, heureusement, les soupirs ne sont pas de mise. Ils attendaient donc le moment propice depuis plus d’un siècle. D’un côté et de l’autre ils s’épiaient pour découvrir le truc de nature à déclencher l’attaque. Se sachant surveillés, il veillaient à ne pas s’exposer aux reproches, mis à part pour les incartades légitimées par l’intérêt et l’ambition et qui, commises par les deux partis, ne pouvaient leur être reprochées que du point de vue de la morale abstraite, considération qui ne valait rien aux yeux des concurrents et de l’entourage qui trépignait dans l’attente de la défaite de l’une ou l’autre des deux familles. Cette vertu prudente et sélective a été la cause des bonnes études faites par les fils et de l’éducation raffinée prodiguée aux filles surtout, dépenses qui faisaient maugréer les chefs de famille puisqu’on en tirait peu de profit, n’eût été la nécessité de veiller à la respectabilité et à l’image de tous les membres de la famille. Les mariages aussi ont fait l’objet d’un soin particulier; ce qui importait, ce n’était ni la fortune ni les véritables qualités des femmes qui entraient dans les familles. Car ce sont là des considérations en vigueur dans les familles de notables en général, chez les autres surtout. Mais chez nous, ma chère, la chose est secondaire. On ne considérait, chez la fiancée ou dans sa parentèle, que les données qui auraient pu être utilisées par le parti adverse toujours prêt à déclarer la guerre à la moindre erreur de stratégie. Cette situation dura un siècle environ. Dans l’intervalle, l’eau avait coulé sous les ponts et les familles ne pouvaient plus s’offrir, comme autrefois, une foule de domestiques lucquoises ou paysannes. Les chefs de famille n’avaient pas eu besoin d’indiquer où il fallait réduire les dépenses. Leurs femmes trouvèrent spontanément les bons prétextes pour congédier leurs servantes et s’attelèrent aux tâches ménagères et aux travaux d’aiguille, en attendant que les bourgeois, d’abord frappés par la déconfiture économique de l’île, eussent la possibilité de se convertir à des pratiques et des activités plus lucratives et qui promettaient le regain d’une splendeur ternie, condition nécessaire pour pouvoir entretenir de nouveau un personnel de service. La compétition ne s’était pas calmée malgré les difficultés, le changement d’époque et surtout le fait que les deux concurrents étaient entrés dans la même famille politique, alliance qui n’a jamais dépassé, chez nous, le niveau de la communauté d’intérêts, et à laquelle il serait saugrenu de mêler l’idéologie. Ils parvinrent ainsi à retrouver l’aisance souhaitée, mais l’irréparable s’était produit et les Vuciali eurent raison des Fuciali. Lorsque le fils aîné des Fuciali -l’homme que nous avons vu tout à l’heure et qui n’était pas encore cette masse molle et penaude- s’était marié avec une jeune fille de Marseille, les Vuciali avaient eu beau chercher... il n’y avait rien à dire. Mademoiselle Eléonore, qui, chez les Vuciali, avait pris en charge cet aspect des intérêts familiaux, était préoccupée de voir la jeune fille parée de tous les talents d’une future mairesse. Mais bientôt se produisit l’événement, un événement de rien du tout qui, sans le regard vigilant de cette vieille tante -malgré son infirmité et ses quatre vingt quatre ans révolus, les Vuciali la consultaient pour toutes les affaires de la famille, même les plus menues- n’aurait pu modifier la situation pendant de longues années encore. Car, voyez-vous, elle s’était aperçue que si le jeune marié apparaissait habillé de vêtements neufs -une veste, une chemise ou un veston-, au bout de quelques heures, un bouton pendouillait à cet habit. Elle en avait conclu que la Marseillaise ne se souciait même pas de renforcer les boutons de son mari avant que celui-ci passât son habit neuf. On cacha l’affaire à l’intéressé, mais les Vuciali en colportèrent la rumeur à travers la ville et, quand on fut sûr de l’affaire -des informations convergentes assuraient qu’on avait vu souvent un bouton pendouillant se délier et rouler sous un meuble chez les Fuciali, un jour où l’on y avait été invité à prendre le café-, on put alors employer des moyens plus conséquents. Comme on racontait certains faits à voix basse, le doute s’ancra, puis devint une large suspicion qui portait sur l’ensemble de la vie du couple Fuciali. Sous prétexte de rendre visite à ses vieux parents, la femme faisait un voyage à Marseille tous les six mois, et une année, elle y resta d’août à Noël: elle prétendait que sa vieille mère était tombée malade et les gens évoquaient, en riant sous cape, cette maladie providentielle. On entendit ensuite d’autres choses que l’on n’avait plus le temps d’envelopper de l’ironie prudente et un peu cauteleuse de la véritable médisance. Finalement, le mari se fit traiter de cocu par ses frères, un soir où ils se querellaient au sujet des partages qui traînaient en longueur. Entre-temps, sa belle-mère était vraiment morte d’un mauvais mal, mais cela ne suffit pas à faire cesser ce qui se disait et encore moins ce qui s’était dit. La Marseillaise était devenue une moins que rien et des milliers de boutons sautillaient narquoisement à l’entrée des quartiers et roulaient jusqu’à la place Saint-Nicolas, à l’heure où les hommes sirotent leur vin cuit et les femmes mouillent leurs lèvres avec un doigt d’Ambassadeur, en secouant leurs éventails d’ivoire contre leurs joues couleur de lait et de sang. A la consultation suivante pour l’élection du Conseil Général, monsieur Fuciali savait à quoi s’en tenir. La veille de l’investiture officielle pour le canton, il reçut chez lui la visite du bureau du parti qui n’eut aucune peine à lui faire retirer une candidature devenue dangereuse vu que les mauvaises langues s’en étaient donné à coeur joie. Il valait donc mieux qu’il renonçât. On n’eut pas besoin de le prier beaucoup et il se retira avant de se faire expulser. Monsieur Vuciali s’assura ainsi le siège et, par la suite, la possession de la Mairie. Après des années de retraite, le parti songea à récompenser l’attitude disciplinée de monsieur Fuciali en lui offrant un siège de conseiller régional, qu’il sut considérer à sa juste valeur, l’institution étant trop récente et trop faible pour garantir à celui qui y participe un véritable profit et une autorité reconnue. Je vois que la chose vous paraît exagérée, mais je pense que vous avez compris pourquoi il se tient coi, et pourquoi nous faisons renforcer les boutons de nos vestes neuves.
N’ayez crainte, chère madame, je n’ai pas le coeur à vous retracer les défaillances, les infirmités et les défauts de toutes les personnes que je vous ai présentées et qui vous ont fait des compliments polis qui vous ont touchée et charmée -ne protestez pas, je l’ai vu-. Il me semble que vous devez avoir compris, après ces deux allusions, comment il faut situer, dans le panorama social et mental de notre pays, des gens parmi lesquels ces chefs de file que sont nos hommes politiques actuels se sont satisfaits de se trouver, un beau jour, les enfants de pères qui eurent de la ruse et du bon sens, leur originalité personnelle s’étant limitée, quand nous fréquentions le même lycée, à s’épiler, d’un geste sec pratiqué sur leur menton, les poils d’un duvet naissant en échange de quelque monnaie promise, par défi, par des camarades qui s’émerveillaient de leur voir tant de courage et un mépris si altier pour des études qui, de toute manière, ne leur pouvaient apporter que peu d’avantages dans un avenir déjà tout tracé et doté d’argent et de pouvoir. Il ne me déplaît pas de pouvoir critiquer des tics et des manies qui font de nos élus des gens moins malfaisants que falots. Car je peux ainsi me décharger d’une rancoeur qui m’amènerait, sans cette ressource, à indiquer des agissements et des pratiques financières moins amusantes et que la perspective de voir publier dans un grand journal tel que le vôtre commande de taire ou de minimiser si l’informateur ne veut pas se trouver soumis aux remontrances et aux inconvénients qui en découlent. Ne me reprochez pas, je vous en prie, un silence que nous sommes tous enclins à observer et que je vous demande de considérer comme l’expression d’une complicité culturelle plus que d’une prudence un peu lâche qui, après tout, ne se justifie peut-être pas, étant donné qu’il n’y a pas lieu de penser que la responsabilité de la situation que nous subissons soit toute entière locale. Moi, j’aime beaucoup Candide, et vous..? Non, pas le nôtre; celui- là, c’est un candide du continent, un candide pointu, comme on dit ici. Pour moi, il est fade, parce que l’indignation qui l’habite chaque fois qu’il découvre les malheurs provoqués par la bêtise et la cupidité humaines met dans sa tête et dans sa bouche un discours un peu trop abstrait pour une civilisation aussi concrète que la nôtre. Non, je parle du Candide sicilien, le vôtre, quand il répond à Zucco, personne d’une activité indéfinissable, entre l’agent immobilier et l’agent électoral. Après avoir entendu Zucco le féliciter de s’être établi avec Paola et d’avoir organisé son domaine, il finit par comprendre que cet individu lui déconseille de planter de la vigne sur son terrain situé aux portes du village et où la municipalité a l’intention de construire un grand hôpital. Tout d’abord Candide ne saisit pas le discours de son interlocuteur, et Zucco est contraint de lui expliquer que, puisque le terrain exproprié sera payé à prix d’or, il est évident que celui qui décidera de l’emplacement où sera construit l’hôpital rendra un grand service, fera un immense cadeau au propriétaire du terrain. La mission de Zucco est donc tout à fait claire: "Le propriétaire ne doit-il pas remercier ? ne doit-il pas rendre la pareille ? Il remerciera, bien sûr, en offrant un pourcentage sur le montant de la somme qu’il va percevoir." Votre Candide m’a fait mourir de rire parce qu’il s’est indigné lorsque Zucco, trompé par le silence de son vis-à-vis, a indiqué le montant réclamé par ceux qui l’ont envoyé. Il n’a rien compris du tout et a annoncé qu’il offrait ce terrain pour rien, puisque c’était un hôpital que la municipalité devait y construire.
Pas du tout: je ne vous ai rien dit de tel. J’ai lu ce passage, il m’a diverti, un point c’est tout. D’ailleurs, dans notre île, le prénom de Zucco n’existe pas.
Ici, les choses ont une autre dimension. Tout y est plus petit, comme la superficie, et comme la taille des gens. Nos rêves ne dépassent pas, dans le mal comme dans le bien, les limites d’un individualisme médiocre qui doit être, à mon avis, la marque première de nos ambitions et de nos aspirations. C’est pourquoi il n’y a pas lieu de comparer nos élus aux plaies de l’Egypte. Ce serait ou un honneur trop grand pour nous, ou une indignité trop grande pour le groupe de gens portant costume et cravate que nous n’avons pas pu éviter.