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Les Jumelles

On était en Août.
S’il y avait un paradis terrestre, cela aurait été ici !
Chaque façade de maison était un jardin !
La glycine rampait sur les hauts murs en pierre sèche, ses bras chargés de fleurs en grappes odorantes, bleu-violet, suspendues comme des lampions.
Les géraniums tendaient leurs ombrelles rouge-feu aux fenêtres grande-ouvertes, mêlant leurs parfums poivrés à l’arôme des ragouts.
La digitale pourpre tendait ses doigts aux pieds des maisons.
Les treilles ombrageaient les terrasses où s’accrochaient les sarments des pieds de vigne, chargés de feuilles d’un vert tendre et de grappes de raisin à grains noirs ou blancs, d’où sortait la symphonie d’une multitude d’insectes, dominée par le bruissement des ailes des abeilles, se chargeant de nectar pour le changer en miel.
Autour du village, la nature se prélassait, alanguie par la canicule, murissant ses fleurs en fruits. Champs semés de blé, d’avoine, d’orge, à l’infini, ourlés de clôtures d’églantiers, rosiers sauvages chargés de roses blanches ou roses, de ronciers chargés de mures  et de  pruneliers décorés de billes violettes.
Des fleurs et des fleurs, de toute sorte pointillaient des couleurs les plus extravagantes, cette mer ondoyante d’épis blonds.
Et puis les châtaigniers, fourchus aux écorces ridées, centenaires majestueux, chargés de bogues épineuses, s’apprêtant à s’ouvrir, montant à l’assaut des collines qu’ils coloriaient de vert aux tons graduels magnifiques.
Oui ! Nous étions ici dans un vrai paradis terrestre !
 
La vieille Lilly, svelte, le teint clair, son éternel sourire aux lèvres, les yeux noirs et malicieux, luisants sous un ample fichu bleu ciel, brodé d’or, un tortillon sous sa seille en bois, pleine d’eau fraîche, revenait de la fontaine.
L’eau de cette fontaine descendait directement de la montagne. Elle s’écoulait en chantant, claire et fraîche depuis des années et des années.
Mais elle ne savait que chanter ! Si elle avait su parler, ce paradis offert aux yeux émerveillés des visiteurs serait devenu l’enfer !
Lilly était l’image de la bonté. Elle incarnait pour tous les enfants du village la grand-mère idéale. Douce, altruiste qui ne rêvait qu’à faire plaisir à chacun.
Pourtant sa vie aurait dû plutôt la porter à la haine, à vivre dans la vengeance. 
N’avait- elle pas été, toute sa longue vie, assiégée, dédaignée, tracassée, trahie. Abhorrée ?
Et surtout ne devait-elle pas comparaître le lendemain en justice pour meurtre ?
Oui ! Ce village merveilleux, ce lieu idyllique avait, lui aussi, plus d’un secret gravé dans ses vielles pierres !
Comment Lilly avait-elle pu faire un tel méfait, ignoré de tous ?
Cela paraissait à tous impossible !
Une sainte ne pouvait avoir fait cela ! Personne n’y croyait ! Sauf son pire ennemi, Fabien.  
 
 
 
Midi ! La cloche annonce l’Angélus. C’est l’heure de la prière.  
Lilly s’agenouille, mains jointes, la seille en équilibre sur sa tête. 
Tout s’arrête. Le « tribbiu », dans l’aire de battage attaché au joug de garrot des bœufs, les hommes, en sueur, appuyés aux longs manches en bois de leurs outils, baissant la tête.
Les glaneuses, qui les suivent à distance, se signent d’une main, l’autre tenant les coins du tablier, plein d’épis oubliés après la fauchaison. 
On n’entend que le gazouillis des oiseaux comme s’ils priaient en chuchotant.
Solennels, ces instants, où le temps suspend son cours, où ces cœurs, rudes et simples à la fois, se réfugient dans ce mystère de la foi, qu’ils vivent au quotidien, non comme une habitude, mais comme une métaphysique nécessité.
 
Fabien, le cordonnier, massif, le sourcil épais, l’œil noir, regardant Lilly agenouillée, n’en avait cure, il frappait avec violence la semelle en cuir de la chaussure qu’il réparait, comme s’il rouait Lilly de coups. 
Pourquoi cette rage ? Pourquoi cette rancœur ? Ce sentiment de haine, de dédain, alors qu’ils avaient effeuillé ensemble les plus belles fleurs de l’adolescence ?      
Demain on saurait. 
Demain il voulait être le premier à entrer dans le tribunal, à s’assoir sur le banc des témoins à charge. Oui, demain il voulait la dévisager fixement pour voir, enfin, s’éteindre son doux sourire de Madone.
 
Lilly était née quatre-vingts ans en arrière, dans ce village, à huit heures du matin, enfantée par une mère exténuée, aidée par la sage femme, arrivée la veille sur la croupe du cheval du père, un riche propriétaire terrien. 
Toute la famille réunie fut en admiration devant cette poupée merveilleuse, cette princesse tant attendue. 
Une demi-heure s’écoula, à trinquer les verres de cristal plein de vins prestigieux, et, à prendre dans ses bras la poupée Lilly.
Soudain, les hurlements de la mère, se tenant le ventre, emplirent de consternation tout ce beau monde. Une seconde Lilly apparaissait dans un vagissement rageur, entre les cuisses ensanglantées d’une mère épuisée.
La sage-femme exultait !
- Deux ! Deux totalement identiques ! Félicitation Madame ! Deux jumelles ! ça alors ! 
- Comment l’appellerez-vous celle-là ?
Les parents qui avait prévu Lilly, comme la grand-mère, si c’était une fille, ou Ignace, comme le défunt grand-père, si c’était un garçon ; étourdis, sans plus réfléchir, ils l’appelèrent « Ignace ».
« Ignace » ! Un prénom peu courant pour une petite fille et qui impactera son destin.
 
Lilly et Ignace passèrent cinq ans dans le bonheur. Toujours ensemble, vêtues pareillement, gazouillant sans s’arrêter dans un idiome que personne ne comprenait
_ Comme elles s’entendent bien ! Disaient les parents attendris.
In effet elles formaient une seule et même personne.
Une entité à quatre bras, quatre jambes, quatre yeux, deux nez, deux bouches, quatre oreilles, comme si elles fussent toujours accrochées au même cordon ombilical, l’une étant l’autre et l’autre étant l’une !.
Qu’est-ce-qui creva un jour cette poche amniotique douillette où elles s’épanouissaient en toute sérénité ? Quel couteau sépara les deux sœurs ?
C’était l’anniversaire des cinq ans de ces deux inséparables. Deux paquets les attendaient. 
L’un avec un ruban rouge, où il y avait écrit en grosses lettres « Lilly », l’autre avec un ruban bleu qui portait le nom de « Ignace » en lettres plus petites.
Gnazia, se jeta sur le paquet enrubanné de bleu avec l’assentiment de Lilly, qui prit naturellement le rouge.
-Non ! dit la maman. Celui-là est pour Lilly ! Prends le tien ! 
Gnazia fronça les sourcils. Ce qui était à l’une était à l’autre, non ?
 Le père en colère, changea les paquets
Chacun le sien ! dit-il avec une grosse voix, donnant une petite tape sur la main de Gnazia qui ne voulait pas lâcher le paquet bleu.
Ignazia se mit à pleurnicher. Lilly se précipita, la serrant dans ses bras, pleura avec elle. 
La mère se mit en colère, donna une gifle à Gnazia, ouvrit les deux paquets, donna sa poupée à Lilly et son ours en peluche à Gnazia, disant :
- Maintenant cela suffit ! Sinon je vous envoie dormir sans manger !
Les deux fillettes se mirent à hurler ensemble. 
Les parents déçus les laissèrent seules, fermant la porte avec fracas.
Gnazia arracha la poupée des mains de Lilly qui la laissa faire.
Cet anniversaire avait détaché les deux jumelles. Chacune avait compris que désormais elles seraient différentes. Pour Gnazia ce fut un deuil. 
Sa sœur et elle, existaient bien ensemble, mais chacune de son côté.
 
Le temps de l’enfance passa ! Elles allèrent à la même école avec plaisir, Gnazia à l’ombre de Lillina.
À dix ans, arriva l’inéluctable : Seule Lillina passa dans la classe de niveau supérieur. 
La mère les changea alors de chambre pour que Lilly puisse mieux apprendre
A partir de ce moment, Gnazia contempla Lillina avec aversion. Elle saccagea régulièrement sa chambre. Mettant tout dessous-dessus, déchira livres, dessins, cahiers, rompit crayons, porte-plume, troua tous ses habits. 
Lilly réparait tout, sans piper mot, couvrant tous les méfaits de sa cadette.
 
À partir de douze ans, chaque matin, le miroir confirma à chacune les transformations de leurs corps. Les hormones étaient à l’œuvre. Tout doucement elles quittaient les rives de l’enfance pour rejoindre celles de la puberté.
Les chrysalides, après une ingrate métamorphose, devinrent deux papillons complices. 
Chacune découvrait, chaque jour, stupéfaite, son nouveau corps sur sa jumelle.
Elles étaient devenues deux jeunes filles de quinze ans, identiquement belles. 
Gnazia exultait ! Finie l’inégalité de la scolarité ! Maintenant elles étaient à nouveau identiques.
 
Les premiers flirts les rapprochèrent. Elles devinrent complices. 
Elles s’enivrèrent, parfois, à duper les garçons, pour un furtif baiser ou un badinage romantique. Elles se racontaient en riant aux éclats, leur pouvoir sur les garçons, leurs victoires, leurs échecs.
Une fraternité nouvelle, les rassemblait.