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Francese

I MISGI : UNE COUR ET LE THEATRE DE LA VIE

      Dans le dernier roman de G.THIERS (I Misgi, Albiana, 2013, 165 pages) alternent deux discours. Celui d’une fillette découvrant avec étonnement le monde complexe de la vie de tous les jours et de ses gens. Son observatoire ? La cour d’un immeuble de la ville où viennent déboucher mille faits insignifiants du quotidien, mais aussi de mystérieux enjeux que les adultes s’évertuent à cacher sous l’apparence des conventions.

      Rien ne dissipera non plus le mystère sur lequel vient buter l’autre regard. Ni l’évocation de la Grande Guerre où a combattu Orsu Dumè, figure tutélaire qui caresse le pelage d’un chat énigmatique à l’ombre d’un vieux chêne, au village, par un après-midi d’été. Ni la figure du jeune et sombre Anton Dumè, qui quitte sa bergerie pour le bal du samedi soir au village et s’en vient finalement habiter lui aussi un immeuble de la Cour. Ni l’étonnante vivacité de Caccara Rosa, la grand-mère de l’enfant, ni le pétinent du Catenacciu dont l’épreuve n’allégera pas la lourde chape d’une vie en échec.
Patrizia GATTACECA nous livre ici ses impressions de lecture.


       I Misgi nous plonge encore une fois dans l'univers de la ville durant les années d'après-guerre, une ville qui cette fois n'est pas nommée et prend de ce fait une ampleur encore plus importante. Ce décor, familier dans les romans de Thiers, renvoie ici à un imaginaire urbain général mais toutefois bien méditerranéen où règne une atmosphère Fellinienne. Une ville qui évolue avec son environnement, sa périphérie. Ouverte sur la mer qui nourrit les rêves de voyage et les engloutit parfois ; sur les villages environnants aussi, qui tiennent souvent lieu de résidence secondaire pour les anciens et les enfants durant les mois d'été les plus chauds et où les citadins se rendent pour danser "Ghjunghjenu ancu da a cità da tantu ellu hè stimatu u locu è prezzatu per ballà". La ville fascine et rappelle toujours à elle ses habitants pris de nostalgie lorsqu'ils s'en éloignent. "Andate pè u stradone sinu à a girata di U Muragliò da duv'ella si vede a longa cità muta , stinzata quaiò longu à a costa. Allora si sente ognitantu, secondu cum'ella vene a ragiunata, chì s'elli avessinu u curagiu di ricunnosce la , dicerebbenu chì li pare mille anni di rifalà si ne in cità. Intantu, stanu custì, si ramentanu, passanu, venenu è pensanu." C'est également une ville concentrée sur elle-même, en situation d'introspection permanente… L’architecture verticale des maisons qui se font face permet à chaque regard d'accéder à travers les jalousies entrouvertes à A corte ou e terrazze, scènes où se déroule l'action .

La construction

          L’histoire se tisse de plusieurs itinéraires de vie et favorise un système énonciatif complexe. Le récit se fonde en effet sur les regards différents de deux narrateurs. Celui d'une enfant pour les deux premiers et le dernier chapitres, celui de l'auteur pour les deux chapitres centraux. Ces deux discours sont eux-mêmes traversés par des discours autres de façon implicite ou explicite, chacun racontant les faits à sa manière, selon son angle de vue particulier et son style personnel. Il s'agit bien là d'un roman polyphonique au sens Bakhtinien du terme, qui nous invite à considérer le caractère dialogique de la vérité avec une vision du monde problématique.

Le titre

     Il renvoie au secret de Caccara Rosa qu'elle garde caché sous une pile de draps au fond de la plus haute étagère de l'armoire, celle que la narratrice encore trop petite ne peut atteindre. L’enfant est persuadée qu’une photo où trône un énigmatique gros matou est la clé du mystère. La plupart du temps la petite est confiée à la garde de son arrière grand-mère, Madama Fuglioli. La fille de celle-ci, Caccara Rosa, nous est présentée par la narratrice comme sa grand-mère, âgée de 26 ans à peine. Elle est, semble-t-il, la femme de Babbone Orsu Dumè, ancien combattant de 25 ans son aîné et qui deviendra à Sartè u Catenacciu en expiation d’une culpabilité dont il ne décèle pas nettement la cause. Aucune mention par ailleurs des parents de l’enfant. A mesure que la lecture progresse, le mystère s’épaissit et, comme toujours chez Thiers, c’est l’ambivalence qui prévaut…
 

Une réalité urbaine polymorphe.

     La ville est ici, comme dans les autres récits romanesques de l'auteur , l'élément structurant de la narration. C'est dans ce monde complexe et baroque, théâtre de tous les paradoxes que se noue le drame. Tout au long du roman nous sont renvoyées des images dures, violentes où la misère, la douleur et la mort occupent une place essentielle, images qui contrastent parfois avec des descriptions poétiques et touchantes, parfois drôles qui mettent en exergue la force d’une vie qui s’entête malgré un tragique partout à l’affût. Une vie bouillonnante où les destins s'entrecroisent et interagissent, ceux de classes sociales différentes, i sgiò et les autres, ceux qui n'ont rien d'autre que la misère à partager, une misère qui alimente le tourbillon des sentiments : amour, haine, jalousie, mensonge, remords... qui s'entremêlent et se confondent jusqu'à donner au lecteur une sensation de vertige.

       C'est dans ce tumulte urbain que naissent et demeurent les non-dits, les secrets, les mystères et que se définit la dialectique entre l'histoire collective et l'histoire individuelle.

Des éléments structurels récurrents.

    Comme dans les précédents romans de Thiers des éléments structurels s'imposent. Certains sont des lieux ouverts où s'exerce une sociabilité authentique malgré la précarité ambiante. Nous voici à u Mercatu, a Piazza, u Caffè, où se croisent villageois et citadins toutes classes sociales confondues. D'autres sont plus intimes: L'appartamenti, d'où l'on exclut les enfants dès le petit matin : ils rejoignent alors u carrughju et sa misère, "cù i so ghjochi, i so persunagi burlasconi", i purtò et leurs sombres recoins "duv'elli s'accoglienu i sgaiuffi à l'appiattu di i parenti" .

      A corte est le réceptacle de sacs d'immondices et de corps tombés du haut des terrazze qui atterrissent " schjacciati in pianu". Des ordures et des gens qui émettent le même bruit en s’écrasant sur le pavé des cours : "Padapà...quessa hè a musica di a sera." " Quì da a banda di i nostri carrughji hè l'usu di lampà si, si lampanu da a terrazza chì i casali sò alti, ma s'ellu hè unu di a Marina, di u Portu Novu o di a Cità Vechja, allora si lampa in mare in Puntata. A Traversa où vivent les notables est un lieu de passage, I platani , plantés là comme pour prendre part à l'histoire sont parfois rendus responsables d'un sort tragique, "Maladettu à i platani è à quellu chì l'hà inventati" . Si le vent " u ventu, u ventulellu " peut être tantôt doux tantôt violent dans l'oeuvre de Thiers , "u focu" revêt un caractère négatif. Il est cependant toujours la cause de la négligence des hommes, "cum'è quella volta in purtò , quandu u tontu di Carlucciu hà lacatu scappà u focu per via chì Mariuccia l'avia chjamatu è attiratu in u scornu più bughju..."


Les éléments sensoriels

      Ils ont une grande importance et permettent l’intelligence du lieu, du moment et de l’événement. Les sens sont en effet en permanence sollicités dans ce roman. Tout commence avec une odeur puis un cri d'effroi qui n’annoncent rien de bon. " Aghju capitu subitu ch'ellu ci era qualcosa per via di l'odore... Di fatti subitu subitu ùn aghju sappiutu nunda, ùn aghju intesu chè u mughju. Ùn aghju intesu chè u rimore, è dopu l'odore." Dans la ville tout a une odeur, les rues et les gens, u carrughju et a Traversa n'ont pas la même, les personnes que l'on y croise non plus.
La narratrice, l’enfant, y est très sensible : " E donne... s'elle muscanu u prufume di i sgiò sò ... cumu dì? Allusingata, incantata, affascinata! Cum'è e donne di a Traversa!" Quant aux bruits, ils prennent plus d'ampleur la nuit venue et montent jusqu'aux appartements étage après étage, pour se perdre dans les lits des enfants. Si certains d'entre eux dorment d'un sommeil de plomb, la narratrice, elle, veille, comme si elle veillait sur le monde mis en péril par les comportements irresponsables des adultes :"ci hè tanti affari da pensà, da surveglià è quand'ellu ci hè u periculu prevene i parenti o i vicini ch'elli u possinu parà , ma u più sò i maiò chì ci danu penseru. Trà e sborgne , e litiche, i colpi è s'ella casca e fucilate, ùn ci lacanu tranquilli."


Les personnages

      Qu'ils soient masculins ou féminins, les personnages sont marqués par leur ambivalence, et véhiculent des valeurs opposées. Les relations qu'ils entretiennent avec la ville-territoire font naître un sentiment de dualité, d'où la présence de personnages doubles dans l'oeuvre. Le romancier met en scène le thème du double qui, à travers certains personnages devient le moteur même de l’intrigue.

     La ville, répétons-le, est l’un d’entre eux. A part entière. C'est bien la ville qui prend en charge les désirs de chacun. C'est elle qui fait resurgir de la mémoire le souvenir des guerres, de l'exil, de la souffrance, de la mort, une mort omniprésente, obsessionnelle. C'est son ombre qui traîne dans les esprits en y semant le trouble, jusqu'à la folie quelquefois. Dans ce récit méditerranéen, la ville, tout à la fois immuable et mouvante devient porteuse de rêves et d'utopies, lieu de liberté et de fantaisie, de dangers ou d'aliénation, elle invite le lecteur à la déambulation lui offrant de multiples parcours d’interprétation .