Versione :
Francese

Arc-en-ciel

traduction en français de Martine VANHOVE

 

I
Ce coeur ignore le repos et jamais il ne dort,
la nuit, obsédé par le jour, il souhaite son retour,
le jour il attend l'obscurité pour s'arrêter peut-ètre
nuit et jour il bat et il attend q
ue la mer des désirs finisse par s'assécher.
Jamais la vague ne se lasse et son écume
se renforce jusqu'à s'écraser sur les récifs.
ô mer, la torpeur ne t'endort-elle pas au soleil ?
Sous une lune timide jamais le sommeil ne t'emporte ?
Mon frêle esquif est balloté,
les rames me seront arrachées des mains,
j'attendrai que le gouffre se fende et je m'égarrai.
Pas une flamme ne vacille dans ce silence,
pas une voix n'approche pour m'appeler,
pas une berge n'apparaît où je puisse me reposer.
L'abîme regarde fixement et m'attend.

II
J'ai exploré toutes les langues, peut-être comprendrai-je.
J'ai appris par coeur les règles, je les ai employées
à l'aune de chacune de leurs grammaires,
j'ai cherché dans les dictionnaires le mot le plus lourd
et le mot le plus léger puis je les ai mariés.
Chaque syllabe mon vernier l'a mesurée,
j'ai tissé ensemble les accents en une mélodie
et ma langue s'est déliée. J'ai exploré toutes les langues.
Mon coeur ne s'y fie toujours pas et sans cesse
il parle avec l'écho du silence.

III
Oiseau toi qui vole, l'espoir en ton sein
et qui sur tes ailes lances tout ton amour,
ce siècle ne veut pas que je m'adresse à toi,
les chants que j'écris ne te sont pas destinés.
Si à présent mon amour n'est pas digne de ma dette,
celui qui bride ton essor te haïra sûrement
et sera pour toi le poète en ce-siècle.
Si le baiser du poète ne te frappe pas,
le mousquet te frappera. Ainsi le veut le monde,
et la mode aussi refuse ma lamentation
sur mon sort ou le tien. Cependant en cachette
je t'envoie tout de même un poème,
écoute-le et ne le dis à personne ; il est clandestin.

IV
Le train bouge enfin et en une secousse
les visages pensifs dodelinent. Ce visage muet
ici face à moi cache une langue histoire
comme la chaîne des wagons noirs.
Ce voyage va durer. Arrête de m'observer,
tes yeux sont trop puissants pour tomber sur moi,
et s'ils me sondent ils trouveront beaucoup.
Toi, regarde par la fenêtre et oublie tout,
moi, je baisserai la tête pour dormir peut-être.
Ainsi passeront les heures, nous oublierons
que c'est le temps des comptes de nos âmes.
Pour tout rendez-vous manqué il est une excuse,
il est inutile de trouver la fin de tout,
le voyage, aussi long soit-il, devra s'arrêter.
Là dans la gare nous nous perdrons au coeur de la foule
et nous n'aurons même pas le temps d'observer.
Toi, regarde par la fenêtre et oublie tout,
moi, je baisserai la tête pour dormir peut-être.

V
De petites gens agitent tous les drapeaux
qui croient-ils les nourriront. Qu'un fruit acide
tombe des mains des grands, ils s'en saisissent
et un goût désagréable ne les blesse même pas.
Les grands épicent le plat insatiables,
les autres ramasseront les restes et cela suffira.
Qui monte au sommet veut la paix,
qui ne monte pas mendie sans être entendu,
il est inconvenant de hausser le ton dans le calme.
Jadis il y eut la fable de l'empire
puis la fable de la démocratie.
Chaque siècle tourne sur l'axe d'un grand rêve
dans lequel ceux d'en haut et ceux d'en bas
changent les noms d'un même jeu.
Tout demeure comme au début - c'est la paix.

VI
Sur une chambre vide tombe le bruit maladif
d'une horloge qui toujours fut sur le palier
observant les allées et venues,
sonnant la psalmodie de chaque heure
sans laquelle elle ne sait rien. Les aiguilles
soldats défilent ensemble lentement
à grande distance que nul n'ose mesurer.
Horloge qui vit les désirs et s'en rit,
horloge qui vit l'avenir et se tut.
Où sont les enfants qui apprirent l'heure grâce à elle,
où sont-ils pour en casser le ressort
et confondre les heures et les minutes ? Où se perdirent
les hommes et les femmes qui avec les aiguilles
entrelacèrent la brassée verte de leurs rêves
alors qu'aujourd'hui l'horloge sonne dans l'indifférence ?
Le balancier auquel nous étions suspendus est tombé
et le temps, captif, passa lentement à nos côtés
femme désirable que tu ne regarderais même pas.

VII
Comme il était beau le livre de mathématiques
ouvert devant nous flambant neuf dans la classe
la semaine de la joie nouvelle en notre mois d'octobre,
octobre qui nous éleva : Grands étaient les nombres
et difficiles les additions avec le corrigé.
Comme elles embaumaient les belles pages de mathématiques
du livre neuf 1 Nous divisions et additionnions,
soustrayions et multipliions les nombres,
nous interrogions et copiions avec un crayon doux
mordillé entre nos lèvres. La gomme odorante
effaça sans compter, l'encre fut renversée d'abondance,
les lignes se retrouvèrent tordues et les triangles
carrés au rands sans que nul ne s'en aperçut !
Aujourd'hui que nous avons perdu la gomme, que pas une page
n'a persisté à embaumer et que le crayon s'est usé,
toutes les additions sont fausses, nous n'avons même pas
à la fin du livre les corrigés.
C'est une école différente> des mathématiques
que personne ne nous enseigna et l'examen
n'eut lieu qu'une fois, il n'y a pas de rattrapage.

VIII
Je n'étendrai pas ces mains devant toi
pour que tu y lises, tsigane. Mon sort
je le devine si je regarde à l'horizon,
ligne droite tirée par un Géomètre mesurant
et dessinant dans le livre de l'étendue de la mer.
Chacune de ses lettres est une vague qui se gorge
puis se brise sur le rocher en un clapotement.
Chacun de ses chiffres est une bourrasque qui se renforce
et devient brise quand elle touche le rivage.
La tendre vaguelette, le flot l'avale.
La brise te rend joyeux, la bourrasque te tue,
il y a l'océan, la page des mystères,
ses deux mains tâtonnant jusqu'à trouver
Jonas caché dans le ventre de la baleine.
Le Géomètre de ses yeux soupèse le ciel
et de son souffle modifie le courant de la mer.
Ses bras touchent les hauteurs sans souffrance,
ses jambes descendent au fond sans s'écorcher,
en son sein il rassemble une galaxie, son coeur meut
l'espace dans l'univers et ses mains distribuent
en rangs serrés, ensemble, les siècles.

IX
Toute vénération convient au dignitaire.
Il est saint et répand les bienfaits en nombre,
il aime encens> bougies et fleurs devant lui,
attend d'être soulevé sur les épaules,
promet le paradis sur terre à qui le vénère
et jette au fond de l'enfer l'Anathème.
Il s'introduit parmi les hommes, mais pas trop,
avec une règle il jauge toute distance,
se mélange aux autres sans leur ressembler,
fait travailler la magie des miracles
et fait s'agenouiller celui qui l'aime.
La crosse à la main il arrose les condamnés,
avec l'encensoir il étourdit les hommes de fragrances.
Tous les hommes sont égaux : lui en haut, le reste sous lui.
Certains sont nés pour être portés dans les processions,
d'autres pour être porteurs munis d'une perche.
Il y a des maîtres et des serviteurs - démocratie.

X
Tes yeux brillent à la lueur de la lampe,
deux étoiles d'une galaxie inconnue.
Par la fenêtre entr'ouverte est entré un mot difficile
venu se reposer droit sur ta bouche. A présent dis-le moi.
La bouche fermée est un puits profond appelant
celui qui y descend bravement et remonte
avec le seau de l'ennemi. Qu'est-il de caché
là en bas où l'obscurité fait tout oublier ?
Tes yeux allumés cherchent sous la peau
dans ce clair-obscur de l'âme qui tourne éraflée
par tous les recoins du futur.
Tes yeux sont le seau se cognant de tous côtés
dans l'abysse où le vorace tire à lui.
Dans tes yeux il y a l'océan toujours en attente,
livre ouvert où les siècles griffonnent
mon petit journal, muni d'un crayon blanc
j'y couche les rendez-vous avec la réponse
à une question que j'ai fini par oublier.

XI
A présent prends une plume et note mot à mot.
La justice est une fable créée par les géants,
les anciens l'entendirent descendre droit sur eux
des hauteurs et crurent à un récit des dieux.
La liberté est une symbiose que l'esprit cultive
pour ne pas perdre sa propre vénération.
L'amour est un nuage qui parfois se gorge
pour exploser en une forte averse,
et parfois déserte pour qu'émerge le soleil.
Ce sont de petits jouets qui depuis l'enfance
tremblent de froid pour remplir le passé.
Si celui qui s'en amuse les casse,
en hâte il les répare. Des jouets
du cerveau adulte. C'est une loi de la nature
qui prendra les enfants et se consumera avec eux.
On se joue de l'humanité, elle ne joue pas seulement.

XII
Europe, c'est aussi un vieux rêve,
le chef la rêva pour grandir sur les restes,
il la forgea selon les plans de la forteresse,
il la pétrit par une lutte dans les champs rouges
et la désira quand il affama et fit bâiller.
Des ruines fertilisées enfin germa une fleur
qui ne fut pas piétinée à temps et son odeur
attise la curiosité et engendre le repentir.
Par la chute des royaumes on s'est convaincu
que jamais ne retombera l'obscurité d'antan.
L'Europe est une vieille femme mélangeant raison et sottise,
souvent elle paya trente pièces d'argent
pour acheter chair et sang> joua aux dés
sur un vêtement de crucifié, détruisit le monde
pour le reconstruire. Peut-être demain
s'entr'ouvrira la porte du repentir du passé.
Sur cet effondrement s'élèvera la maison commune
et s'accomplira le nouveau commandement : plus jamais.
Du ventre de cette vieille femme sortirent la mort et la vie.

XIII
Je ne fus pas un héros même pour un matin,
je ne dirigeai pas de navires qui sur le ventre de la vague
ne me projetèrent pas dans l'abîme et se brisèrent.
Ulysse je suis, perdant de chaque perturbation,
si je me retrouve jeté au bord d'une plage
où nul n'apparaît et où rien ne verdoie,
il mérite la gratitude l'espoir qui me guida.
Il apaisa les vents, adoucit les houles
et appela pour qu'à temps pointât un soleil calme.
Ulysse qui chaque fois atteint la limite
et sans triompher aperçoit l'arc-en-ciel.
C'est un jeu étrange entre beau et mauvais temps,
saisons sorties de leur errance,
mes mains ne reconnaissent plus le balancement
de la voile, les rames ont perdu le rythme,
la nuit est déjà tombée et la chandelle s'est éteinte.
Ce n'est pas une victoire, Ulysse que l'espoir
libéra n'a pas le moindre honneur à se rappeler.
Mieux vaut la noyade d'un marin courageux
que la vie d'un libéré abruti d'espérer.
L'espoir est l'ancre des navires endormis
qui connaissent le port et que l'histoire n'a pas trompés.

XIV
Il est une Poésie nouvelle qui m'attend,
pétrie seulement des mots d'enfants sans tâches
réjouis sans honte de leurs jeux,
attentive elle écoute le bruit commun et le dérobe,
soupire et scrute quand point l'aube,
le sommeil la prend et elle rêve à la tombée de la nuit,
elle questionne sans jamais trouver de réponses,
s'amuse avec les clapotis des creux d'eau,
goûte la cerise insatiable,
suce le plaisir renié de la fleur sauvage,
martèle nu-pieds les rochers tranchants,
tombe amoureuse des légendes et les croit,
elle oublie le calcul, déteste les chiffres,
se repose les talons sur les théorèmes,
corrompt l'intellect et le gouverne,
disloque tous les concepts pour les briser.
La Poésie nouvelle bande un arc, la flèche
vole au-dessus de la raison pour la tuer.
N'est-ce pas ainsi qu'était cette enfant à la naissance
courant sur l'Helicon où les rivières
donnèrent sans cesse l'inspiration au curieux ?
Puis sur la terre de la joyeuse Elysée sont rassemblées
les âmes choisies qui y vivent à jamais.

XV
La nuit tombe chaque jour saris faillir,
sa fine rosée lave la mémoire,
sa lumière vacille et illumine un nouveau désir,
son obscurité entraîne l'esprit vers la limite,
son silence observe des pensées ensevelies. S
es mains caressent la tête du guetteur,
ses mains grattent et pénètrent sous les crânes,
ses yeux ne se ferment pas et veillent scrupuleux
sans apparaître, sans que nul ne les attrape,
et son coeur calcule les heures fatigué.
La nuit est la prière d'un univers assoupie
la nuit est une gare d'un voyageur arrêté,
la nuit est l'apéritif du dernier repas,
le labyrinthe d'une âme perdue cherchant
au moins la chandelle qui veillerait avec elle.

XVI
Tous debout, messieurs. Celle qui entre
en langue robe blanche dans le théâtre
c'est l'Amour, la mère de toutes les joies.
Elle emplit la jarre de tout coeur avide
de vins capiteux qui conduisent au délire,
sans cupidité elle bourgeonne jusqu'à déborder,
et laisse le surplus descendre et se répandre :
qui le souhaite pourra goûter à la nouvelle saveur.
L'ivrogne n'est pas apaisé et en demande encore,
elle le lui donne et en fait son esclave.
Allumez la lumière et regardez droit dans ses yeux,
écrivez comme est profond l'abîme de la mer,
écrivez la hauteur entre la terre et le ciel,
écrivez la distance entre les étoiles,
écrivez - ses yeux sont un livre ouvert pour nous.
Son alphabet est clé de tous les mystères,
sa grammaire est loi de tout désir,
dans ses pages est le sens de toute charade.
L'humanité lui ouvrit le livre au début,
puérile elle ne cessa de tourner feuille à feuille,
épelant chaque mot avec peine,
bouleversant chaque phrase et y revenant.
Tous debout, messieurs. C'est une sorcière.