Mammazì
Prosa
THIERS Ghjacumu
Mammazì
Philomène ouvre la boîte, elle prend la lettre, tourne la clé et court allumer le poste.
Le cercle de Roland Garros apparaît peu à peu sur l'écran tandis qu'elle lit l'en-tête de l'enveloppe. C'est le laboratoire qui envoie les résultats des analyses demandées par le médecin de famille. Rien qu'à y penser lui vient cet élancement qu'elle est accoutumée à sentir désormais et qui lui transperce le sein gauche. Mais cette fois la maladie attendra !
La finale est déjà commencée, et cela l'énerve de n'avoir pu regarder les premiers moments, lorsque la caméra passe et repasse entre les rangs des spectateurs venus pour se montrer tout autant que pour voir le match. Il y a ceux qui ont l'habitude de s’offrir à l'oeil de la télévision : ils font comme si de rien n'était. Pour les autres, le gros du public, il y a ceux qui s'aperçoivent qu'ils sont filmés : ils écarquillent d'abord les yeux, puis ils paraissent vouloir se cacher, ils appuient une main à leur taille et de l'autre se ferment la bouche car ils rient, étonnés et honteux de ne savoir quelle figure faire. Mais la plupart, qui sont des gens simples vraiment venus à la fête, sont contents et font signe d'un geste de la main: on ne sait jamais...
Philomène pense qu'une autre année elle ne se laissera plus avoir. Ce n'est la faute de personne. C'est la vie de tous les jours: le voisin qui si vous n'y prenez garde grignote tout doucement sur vous à la limite du jardin sous prétexte de refaire la vieille haie grillée par le dernier gel de l'hiver, le souci des enfants qui vous font faire du mauvais sang, pour les coups échangés à la récréation ou pour les mauvaises notes en mathématiques: Jean son mari, en dehors de son travail, semble ne rien voir et ne rien entendre. Et pour compléter le tableau il y a cette grosseur apparue sous son sein gauche: le médecin a dit qu'il lui semblait que ce n'était rien et qu'il fallait analyser plus par acquit de conscience que par risque de quoi que ce soit. Mais cela n'a pas suffi à la rassurer: elle a bel et bien mal, et les médecins peuvent se tromper... L'an prochain on ne l'y prend plus: à Roland Garros elle sera dans la première rangée des spectateurs au lieu de se contenter de suivre la compétition à la télé. Les places sont chères et Jean dira que c'est du luxe, mais pour une fois elle veut se passer cette envie parce que le tennis a toujours été son régal. Ce n'est pas qu'elle ait jamais été sportive ni qu'elle ait jamais tenu la raquette, mais elle aime voir cette réunion de gens qui ne se connaissent pas mais qui vivent ensemble le temps de la fête.
Le ciel de juin est chargé de nuages épais. Il y a trois jours que ne veulent pas se déclencher les averses promises par le temps et annoncées par des bulletins météo têtus. Une atmosphère étouffante qui rend encore plus pénible le jeu athlétique des deux championnes. Chaque va-et-vient de la balle tendue laisse une grimace fatiguée sur les visages trempés de sueur. Les raquettes se lèvent et l’expédient de l'autre côté.
Régulières, puissantes, sonores.
Philomène a jeté l'enveloppe des analyses et les clés sur la table du salon. Elle a tiré le rideau et les anneaux tintent encore sur la barre. Le salon est silencieux comme le public du stade. On n'entend rien d'autre que les coups sourds des balles qui frappent le sol. Ce sont des balles étirées, pensées, récupérées et projetées avec le halètement des poitrines qui se vident d’un coup. Jeu précis entre Navratilovna et S.Graff : chaque geste est étudié, il ne s'agit pas de se tromper. Philomène s'assied devant l'écran et regarde.
D'emblée le regard qui plonge dans ce jeu lisse et dense en retire une impression incertaine et l'oreille s'attarde à écouter ce rythme régulier, connu, mais qui doit encore apparaître clair et net à la conscience, quelque chose comme l'image de temps passés, au-delà de l'écran, par-dessus l'enfilade des têtes des spectateurs. Le regard s'élève jusqu'en haut des derniers gradins, jusqu'aux linges gris des nuages immobiles et gonflés. Et c'est alors qu'apparaît une image imprévue: La Traverse des Platanes, grise et verte comme si elle était là devant elle, immense comme elle ne l'a jamais été véritablement. La fillette qui est montée sur la terrasse a appuyé son menton sur la rampe fraîche et ses mains étreignent le vieux fer des barreaux usés. Elle voit La Traverse d'en haut, du cinquième étage sous le toit de lauzes. Le soleil s'acharne et lui envoie ses bouffées, mais sous ses pieds, en bas, jusqu'à toucher les dalles du balcon, il y a le feuillage épais et sombre des platanes qui danse d'un flot lent et continu. La brise le parcourt, douce, et incline juste les dernières feuilles autour de l'arbre. Ainsi vu d'en haut on dirait vraiment la mer qui paresse le dimanche, entre Ziccuccia et Ziccona, quand la famille au complet, en route vers Petranera, a fait la pause à l'ombre des figuiers de Toga.
- Philomène, où es-tu ?
- Sur la terrasse !
- Descends, tu vas prendre froid !
C'est sa mère qui l'appelle, Philomène répond sans attendre, sinon elle ne tardera pas à entendre le claquement inquiet des savates pressées sur les tomettes de la salle : il faut épargner des pas à la mère car entre la maison et le dehors elle passe plus de temps à courir qu'à rester assise. La fillette descend sur la marche de marbre frais où il est interdit de s'allonger après le repas car il se pourrait que cela arrête la digestion, et elle va jusqu'à la cuisine où s'affaire la mère.
Sous l'étagère il y a la balançoire accordée par son père : une corde attachée aux équerres qui supportent la lourde planche et, jetée par-dessus, en guise de siège, la couverture à repasser. L'appareil est facile à installer, facile à enlever : si quelqu'un arrive, la couverture se met dans le placard ou le réduit. La corde, il suffit de la relever sur l’étagère, ou de l'enrouler autour d'un pilier de façon qu'elle ne nous vienne pas dans les pieds. La mère a mis les ustensiles lavés sur l'étagère et elle prépare tout sur l’évier, c'est en effet jour de lessive.
La fillette aime bien les jours de lessive et elle chantonne au rythme de la balançoire :
À la salade
Je suis malade
Au céleri
Je suis guérie
Lundi, Mardi...
Elle égrène sa ritournelle et la voix croît avec le va-et-vient des balancements, imprimant à chaque jour le chapelet de la semaine.
Navratilovna est en train de prendre le dessus.
La clochette tinte. La sonnerie est résolue et la mère dit : « Va ouvrir, c'est zia Veneranda ». Philomène sait que le fauteuil revient à zia Veneranda et elle le lui approche. La vieille s'appuie d'une main et de l'autre elle tend son manteau à Matteia qui le suspend dans le couloir avant de lui servir une tasse de café.
Philomène arrange la pélerine de la tante avec des gestes soigneux. « Merde! il y a de quoi se brûler les boyaux! » dit la vieille qui met un peu d'eau et boit tout doucement sa lavasse de peur de se brûler une nouvelle fois.
En famille il est défendu de dire des gros mots: le père et la mère ne le tolèreraient pas, mais pour les grands, ce n'est pas la même règle. En plus pour tante Veneranda! C'est comme ça pour Veneranda: de temps en temps quelque vilain mot lui échappe, mais à force de fréquenter la bourgeoisie bastiaise pour l'avoir habillée pendant plus de cinquante ans, elle y a gagné une prestance de personne de bonne classe et une allure générale qui ne s'accordent guère avec cette maison convenable certes, mais qui sent le labeur de ceux qui y vivent, et la rectitude d'une éducation sans trop de cajoleries.
Pour la mère de Philomène c'est le jour de la lessive: il n'y a pas de temps à perdre. La tante sait où sont les choses et elle s'est déjà mise à écosser les haricots qui s'égrènent dans la jatte. Philomène s'est remise à se balancer sous l'étagère, face à la mince silhouette de la vieille surmontée d'un peigne sombre qui tient la chevelure blanche tordue en chignon. Elle est élancée et fine, vêtue d'un caraco bleu sombre et d'une longue jupe qui frissonne jusqu'à ses chaussures brillantes. Il y a plusieurs années qu'elle a laissé son aiguille de couturière et l'enfant attend le moment où elle pourra lui demander à nouveau les histoires des dames bastiaises pour lesquelles elle cousait. Mais Veneranda... -la fillette l'a remarqué- raconte plus volontiers l'école du village au-dessus de la ville, le maître qui donnait des coups, le certificat obtenu avec les meilleures notes du canton, et combien elle a pleuré quand ses parents l'ont placée à Bastia comme apprentie couturière alors que certaines... qui le méritaient moins qu'elle, ont pu décrocher leur brevet, et ce sont des dames maintenant.
À Roland Garros on a fait le break.
Le regard hauturier de la tante voyage sur l'horizon de la cuisine qui s'emplit des prémisses de la lessive. L'eau bout dans les deux chaudrons et lance à contre-jour ses vapeurs embrumées qui s’élancent vers la fenêtre de la cour. La tante encourage et conseille la mère de Philomène qui savonne, brosse, lave, rince et entasse le linge dans le tub.
La vieille va mettre la jatte de haricots sur l'étagère. La cendre chaude bouillonne. Les jours sont courts en novembre, et on attend presque d'être dans le noir pour allumer. La lessive maintenant touche à sa fin.
Le jeu de Navratilovna n'est plus aussi hardi.
Sur l'étagère les haricots gonflent. Tante Veneranda se lève très souvent et va les surveiller. Petit à petit elle se penche vers le fond de l'étagère, regarde, se tourne et dit à Matteia: « À propos, Matteia, vous me l'aviez promise, vous savez...? - C'est comme si elle était faite, zia Veneranda, mais il nous faut attendre encore un peu, qu'elle se fasse... maintenant elle n'est pas encore faite. Je ne sais pas ce qu'elle a ! » ... et un moment après: « Pour ce qui est de se faire, elle se fait, mais elle n'est pas encore faite ».
Quarante ans plus tard Philomène entend encore ce dialogue insolite pour les oreilles de la fillette. Et Matteia se remet à frotter, à battre, à tordre. Tante Veneranda hoche la tête et va s'asseoir. On ne fait pas de discours inutiles: ce sont des mots clos aussitôt commencés, des phrases tronquées que l'une ou l'autre coupe sur un monosyllabe, syllabes accrochées à des silences. Parole de gens qui savent ou qui n'ont pas le loisir de s'attarder.
À Roland Garros un éclair a zébré le ciel et les nuages se hâtent, s’enfuient et disparaissent, remplacés par des brumes épaisses. Les joueuses sont montées au filet. Encore un instant et tout sera fini.
Là-bas l'obscurité s'est logée à chaque coin de la cuisine et elle s'étire peu à peu sur la charbonnière, sur l'étagère. L'évier crache de la fumée et la cuve crépite. La cendre chaude a étouffé l'odeur de café. Il y a un moment que Veneranda a dit qu'elle allait partir, mais elle ne semble pas vouloir se décider. La chaleur sèche des fourneaux s'attaque à l'eau de la soupe de haricots, mais un peu plus loin, sous la planche rugueuse de l'étagère, l'enfant va et vient au rythme de la ritournelle qui halète dans le balancement:
Je vois la lune
Je vois le soleil
Je vois Notre Dame
Avec notre seigneur
Un plat de vermicelles
Ils sont bons tels quels
La tante est restée et le jour se meurt dans le mouillé que giflent les serpillières jetées pour éponger le sol. Le dos courbé de la mère. Les tomettes d’un rouge brillant dans la vapeur grise et le linge tordu qui lâche sa brève cascade de gouttes. Les balancements diminuent et le chant s'affaiblit, repris de temps en temps plus fort sur quelque syllabe. Et puis plus rien: les ficelles tendues, immobiles, avec les mains qui s'y accrochent, un pied au sol, comme pour écouter l'orage qui arrive, qui remplit la rue, glisse sur les ardoises usées et lisses et bouscule les bassines des terrasses et les bidons que le laitier n'a pas eu le temps de rentrer au fond de la cour. Et puis le tonnerre qui ébranle le toit à coups de tranchoir, et qui s'éloigne, et le balancement reprend, entraînant avec lui le chant.
Zia Veneranda s'est levée, elle a boutonné l’unique bouton qui met d'aplomb les deux côtés du manteau, elle a revêtu par-dessus la pélerine qui tombe égale devant, derrière et sur les épaules et elle s'approche encore une fois pour regarder sur l'étagère. Elle va et s'arrête juste au ras des ficelles, et la fillette s'immobilise aussi, la tête levée mais sans rien voir. La lourde étoffe des jupes de la vieille tremble tout contre ses yeux et monte à ses narines le parfum des vêtements fraîchement repassés. « Eh non ! il y a bien la fleur, mais pour se faire, elle ne se fait pas ! Il faut la voir à la lumière... Peut-être demain ou après demain... » Et elle reste encore un peu ainsi, statue d'étoffe et de silence, et après un moment elle prend congé.
La vieille tante s'en va. Sous prétexte de déposer dans le portail d'entrée le seau de la poubelle, Matteia descend avec elle dans l'escalier parce qu'on y voit beaucoup moins au crépuscule, et en plus, il y a au troisième étage cette rampe usée qui est aussi coupante que la lame d'un couteau. Mais zia Veneranda est fière: elle accepte qu'on fasse semblant de rien, mais gare à qui lui propose son aide. Profitant de l'occasion, Philomène s'est emparée du fauteuil et a grimpé sur le barreau le plus élevé. Ne fût-ce que pour voir elle aussi. Que diable peut-il y avoir sur l'étagère?
Rien! Les ustensiles mis là à sécher, la jatte des haricots pour la soupe, la cruche d'eau avec son joli trou de zinc frais l'été, quand a fondu la glace qu’on descend des glacières sur la montagne -quand personne ne la voit elle y fourre sa main serrée et elle essaie de toucher le fond du trou conique, mais elle n'y arrive pas-. Il y aussi le hachoir, et rien d'autre. À part une carafe de réclame de Pernod il n'y a rien d'autre. Cette bouteille-là, elle ne sait pas pourquoi mais elle aime bien la prendre, quand personne ne la voit, et agiter la chose qui est dedans. C'est une bouteille en verre granuleux et peu translucide, avec ses lettres jaunes et bleues un peu écorchées.
Dedans, sous la fleur qui a autour d'elle plusieurs traces de résidus blanchâtres il y a quelque chose de trouble et comme tordu, avec des filaments plus clairs et d'autres plus sombres. Des fils jaunâtres et rougeâtres enroulés et serrés, et c'est tout.
Derrière, collée au verre, comme une pâte couleur de terre rouge foncée au point de paraître noire. Philomène a pris la carafe à la main et elle la penche tout doucement.
Dedans la matière a bougé: il y a du liquide dessous. Les fils s'étirent et se dissolvent dans le grumeau noir. De temps en temps, un grain de substance, comme un oeuf pas encore fait, apparaît et se colle au verre. Il s'y accroche, on dirait les pattes du gecko qui vous donnent froid dans le dos si vous les touchez, ou même juste si vous les regardez. Il s'accroche et se détache lentement, avant de rouler à nouveau dans l'ensemble de la matière un peu agitée. La fillette ne sait pas vraiment pourquoi, mais l'envie la prend de renverser dans la paume de sa main une parcelle de cette chose mystérieuse, une lie lourde et visqueuse, mais qu'elle sent gonflée d'une vie prête à éclore.
Il pleut à seaux à Roland Garros. On a arrêté le match.
La porte qui se rabat, la mère qui entre, la fillette sursaute et descend en quatrième vitesse, puis se remet à chanter tout doucement sa ritournelle interrompue.
Tout en se balançant Philomène songe, interdite... Encore un peu et elle se faisait prendre et gronder par sa mère. Matteia n'est pas méchante, mais elle se fait craindre. Quand elle a dit quelque chose, il n'y a plus moyen de la faire changer d'avis. Il est vrai qu'elle n'a pas de temps à perdre avec les mille occupations de la maison; il faut l’entendre faire des reproches quand elle dit à Philomène qu'elle n'aime pas l'oisiveté! Et là elle se serait fait gronder pour de bon parce que maman avait ordonné de n'y toucher sous aucun prétexte. Ça en valait vraiment la peine, il n'y a pas à dire: belle merveille qu'une mauvaise bouteille sale où pourrit quelque chose comme un paquet de toiles d'araignées!
Mais il y a cet air affairé et préoccupé de la vieille tante qui à peine arrivée ne s'intéresse rien qu'à la carafe et va regarder à l'intérieur comme s'il y avait un trésor caché. Elle va, reste un instant à regarder, hoche la tête et vient interroger Matteia. À ce moment-là les seules paroles que la fillette capte de ces conversations trouées de silences déçus entretiennent un mystère encore plus grand. Veneranda se plaint: « Elle ne se fait pas bien... il y a quelque chose qui ne va pas... elle n'est pas prête... j'ai peur qu'à force d'attendre...» Philomène dresse l’oreille. Elle entend Matteia encourager la tante et on dirait qu'elle veut la raisonner. Le ton de sa mère la surprend, car d'habitude ce sont les plus âgés qui disent les paroles de réconfort aux plus jeunes. Et pourtant Veneranda a tous ses esprits, malgré son âge. Pas du tout comme cette gâteuse de zia Agatona qui ramène toujours les fillettes plus grandes, ferme la porte, soulève ses jupes immenses comme des rideaux et leur fait voir ce qu'il ne faut pas. Les grandes, Philomène les a entendues rire, et en regardant par le trou de la serrure elle a vu elle aussi. Non, zia Veneranda a toute sa tête, mais Matteia doit avoir plus l’habitude des choses de la maison. La fillette l'entend dire à la vieille: « Des mères il y en a des grosses et des plus petites... la vôtre, tante, laissez-la grossir ».
Philomène a freiné la balançoire de la pointe des pieds: la mère de la vieille tante ?!
Les mères petites et les autres grosses! Elle n'a jamais entendu de telles énormités, et pourtant on ne dirait pas que les deux femmes veuillent plaisanter. « Il faut savoir attendre, tante... la nature sait attendre... Ne vous inquiétez pas, vous aurez votre part. Je vais vous garder la plus grosse. Ça viendra, il suffit de ne pas y toucher ».
Elle disait qu'il s'agissait d'attendre, de ne pas agiter et de laisser faire. Seulement attendre qu'elle se fasse à sa manière, à son rythme, sans rien précipiter parce que la chose ne vient que quand le veut la nature. D'ailleurs c'était là matière qui ne pouvait que grossir et alors quand elle est vraiment faite elle est plus belle et se garde des années puisqu'il suffit de la diviser. Veneranda s'impatientait pourtant, et Philomène se rendit compte que Matteia lui parlait de plus en plus comme à un enfant capricieux que l'on veut calmer.
Les jours passaient et l'enfant n'y prêta plus tant d'attention. Elle se souvient seulement que lorsque Veneranda venait la vieille femme paraissait angoissée.
Matteia abandonnait ses affaires sur la toile cirée, elle prenait la vieille par le bras et toutes deux s'en allaient surveiller ce qui se passait sur l'étagère. La longue jupe de la vieille et le tablier de la mère la touchaient presque et elle s'en amusait. Allant et venant au rythme régulier des balancements, elle touchait de la pointe de ses doigts tendus les plis lourds du vêtement de Veneranda. Elle faisait comme lorsqu'elle caressait les rideaux au salon. L'étoffe paraissait empesée, mais quand même lisse et douce; à chaque pression des doigts elle résistait un petit instant et puis lâchait avec le petit bruissement tout léger d'une souris qui s'enfuit. Le tablier de sa mère était en toile grossière et toujours humide des éclaboussures de l'eau jetée dans l'évier: il ne faisait ni la même impression ni le même bruit. Philomène fermait les yeux et se répétait dans sa tête deux mots qu'elle faisait chanter scandés par le balancement: « tantine maman... tantine m'man... tantim'man... tantiman » et elle touchait de la pointe de ses doigts tendus les vêtements des deux femmes.
Combien de temps a pu se passer entre ces jours de l'attente et celui où Matteia, à peine Veneranda entrée, lui donna un bocal où elle avait recueilli la plus grosse pelote de matière? Pour Philomène aujourd'hui cela semble une éternité. Il y avait le vinaigre et, tournant dedans, l'oeuf sombre et indécis de la mère. Veneranda reçut la chose comme si c’était le Saint sacrement et en prenant congé, peu après, elle embrassa la mère et l'enfant, chose qui les laissa stupéfaites car habituellement la vieille n'était pas trop pour les baisers.
Philomène se demande comment il se fait que ce souvenir débarque comme ça, sans raison, dans le cours d'une vie de cinquante ans. Une existence certes sans tragédies, mais qui porte tout de même son lot de moments tantôt heureux tantôt amers, plus dignes d'être remémorés que cette poussière de mémoire pointillée de scènes plus claires, comme le peigne sombre qui ressortait dans la chevelure brumeuse de la vieille tante! N'y aurait-il pas eu, depuis cette enfance qui se balançait sous l'étagère jusqu'à l'installation, quelque dix ans plus tôt, dans cette villa des environs de Paris, fruit de tant d'épargne et de peine, n'y aurait-il pas eu vraiment autre chose à rappeler ?
Le retour un mois au village et les jeux frustes avec les cousines et les cousins dans la fièvre de la jeunesse, l'entrée tremblante au collège, la sirène enrhumée du gros bateau du départ, l’immersion dans la ville immense et la confection laborieuse, année après année, d’une autre vie, différente de celle vécue dans la maison là-haut, au-dessus de La Traverse des Platanes. Les rebuffades et les bonheurs que vous offrent les jours de la vie, les naissances bien venues, les faire-part des mariages et les télégrammes des enterrements où l'on ne peut se rendre parce que l'île est loin et qu'on n'ose pas dire que l'argent est compté. Il doit sûrement y en avoir beaucoup dans sa mémoire, mais ce qui lui parvient seulement, c'est toujours cette petite chose de si peu d'importance qu'elle s'étonne de la voir revenir avec une précision qu'elle n'a pas revêtue dans la réalité.
La vieille tante étant décédée le soir même où elle avait emporté le bocal, ses baisers insolites avaient pris dans la tête de Philomène une signification particulière. En y réfléchissant depuis lors, elle y avait vu comme un avertissement. Peut-être le signe d'un adieu discret, d'une personne qui connait la vie et la mort des autres qui en prennent connaissance.
Sinon il n'y avait vraiment pas de quoi témoigner une si grande reconnaissance envers Matteia pour un verre de vinaigre et sa jolie mère faite au-dessus.
C'était donc ça la mystérieuse maman, la mère, la maman du vinaigre... La première fois que Philomène a revu cette scène enfouie dans son enfance c'est en relevant de couches après la naissance de sa première fille. Elle était revenue à la maison depuis quelques jours et elle s'activait à ranger la cuisine. En ouvrant le buffet lui arriva brusquement l'odeur aigrelette de la bouteille laissée ouverte par Jean qui pour les choses de la maison n’a encore rien appris au jour d'aujourd'hui. Et l'odeur traînait derrière elle le souvenir de cette scène qu'elle ne savait pas même avoir vécue. Et lui revint alors à l'esprit cette page du dictionnaire offert par l'oncle célibataire, instituteur à Marseille et qui avait apporté le volume en disant, avec une espèce de générosité un peu emphatique: « Je l'ai acheté pour vous tous; prenez-en soin, je l'ai payé cher ». Parmi tant d'informations précieuses il y avait aussi celle de la manière dont le vin devient vinaigre. Encore aujourd'hui Philomène sait à peu près par coeur la définition qu'elle avait lue comme la révélation d'un secret. Elle disait que pour se former le vinaigre demande le contact avec l'air et que l'acidité est produite par l'oxydation de l'alcool contenu dans le vin. Or cette oxydation ne peut se faire sans l'oxygène atmosphérique. Et cependant l'air ne suffit pas pour acidifier l'alcool. Quand c'est de l'alcool pur, qu'il contienne ou non de l'eau, l'oxygène ne lui fait subir aucune altération. Pour que puissent se réaliser les phénomènes de l'oxydation, il faut la présence d'un ferment, une levure pour ainsi dire. Or pour le vinaigre cette levure est un cryptogame microscopique auquel Pasteur a donné le nom de micoderme du vinaigre – « mycoderma aceti » disait le livre savant-. Ce champignon du vinaigre agit en provoquant la fixation de l'oxygène de l'air sur l'alcool de façon à le transformer en acide acétique. Il prend de là le nom commun de « mère du vinaigre ».
Et c'était cette mère-là, promise par sa maman, qui mettait la tante dans tous ses états et qui avait éberlué la fillette. L'explication technique précisait bien les choses mais elle ne disait pas tout. Philomène n'a jamais su pourquoi tante Veneranda s'était attachée à la mère de vinaigre avec une passion qui avait occupé les derniers jours de sa vie. Ni comment elle était morte le soir même où elle avait emporté le bocal donné par Matteia. Elle se souvient aussi que le jour où elle a remarqué la grosseur sous son sein gauche, elle a revu immédiatement la grande page du dictionnaire où se détachaient en caractères plus gras les mots du champignon « mycoderma aceti ». Elle a pensé que c'était là une idée étrange et elle n'a même pas osé en parler avec Jean et avec ses filles.
On a repris le match dans un Roland Garros ensoleillé. Philomène regarde l'écran.
Sur la table du salon il y a les clés et l'enveloppe des analyses. La balle tendue voyage de l'une à l'autre. Mammazì... Mammazì ...
Ghjacumu THIERS
