U FRANCORSU IN LITERATURA?

Le français régional de Corse, une ressource ?

Jacques Thiers

 

En dépit des modifications intervenues depuis trente ans en Corse, le « discours d’identité » semble ne pas avoir beaucoup varié. Dans les déclarations souvent ostentatoires et pour la plupart sincères, la langue corse bénéficie d’un statut symbolique très élevé, en contradiction avec une pratique réelle en régression régulière. Dans une situation sociolinguistique beaucoup plus complexe que ne le laisse croire les personnes interrogées à propos des langues parlées en Corse, une réalité langagière dont le nom même et la définition structurale font problème se signale à l’attention de l’observateur.

Ainsi le français régional de Corse (désormais f.r.c.), nommé aussi francorse, francorsu et opposé souvent au « corsancese, aisément reconnu mais lui aussi peu connu, se manifeste aujourd’hui dans les occasions habituelles de parole observables dans la communauté linguistique de Corse. Cette réalité langagière incontestable n’a jamais reçu de description aboutie. Elle déconcerte par sa nature, s’agissant de phénomènes d’hybridation linguistique plutôt que d’une variété régionale de français nettement caractérisée. On oscille entre la variété linguistique bien formée et un ensemble de parlures éphémères et intermittentes. La description la plus élaborée encore aujourd’hui, la thèse de Paul-Michel Filippi (1) aurait dû être suivie de descriptions détaillées, mais rien n’a suivi. Ce retard peut s’expliquer par l’exiguïté du potentiel de recherche corse; il n’en reste pas moins vrai que la matière n’a attiré dans le meilleur des cas que des allusions ou de brèves évocations aboutissant rapidement à l’établissement de listes de mots. Celles-ci indiquent le phénomène de contact linguistique entre corse et français dans lequel, pour la plupart des exemples relevés, une racine corse se voit affectée d’une suffixation française. Et si l’étude répugnait à rendre compte d’une réalité beaucoup plus répandue que le seul recours à l’emprunt plus ou moins intégré ? En l’absence de descriptions détaillées on ne conclura certes pas à une présence généralisée du français régional de Corse dans les productions langagières, mais il n’est pas interdit de penser que le f.r.c., incontestablement perçu et explicitement reconnu à certains indices linguistiques, est tout aussitôt renvoyé à un non-dit, un refoulé peut-être. Les locuteurs mis en présence du frc dans le cadre d’enquêtes sociolinguistiques manifestent souvent leur embarras. Le f.r.c. est en effet si répandu partout que, s’il peut représenter un obstacle, il joue aussi un rôle ambigu d’identification à la Corse. On peut donc penser que les Corses répugnent à reconnaître l’extension de ce langage hybride parce que la conscience identitaire se refuse à authentifier le mélange des langues qui à toute époque et en toute société passe pour une des manifestations premières de l’Impur.

 

Une telle situation n’est pas sans poser de sérieux problèmes d’expression et d’éducation car si le phénomène est immédiatement et instinctivement constaté par tous, une grande partie de la population n’est pas spontanément apte à y reconnaître l’influence d’un contact de langues ni, surtout, à identifier avec discernement les éléments linguistiques qui s’y rencontrent pour former les hybrides concernés.

L’amalgame de traits appartenant aux deux systèmes que sont le français et le corse produit ainsi des énoncés où s’opère la fusion à travers des procédés qui relèvent de l’intégration plus ou moins avancée d’emprunts  du corse vers le français, ou, assez souvent aussi, de ce qu’il est convenu d’appeler alternance codique ou code-switching, passage ininterrompu du français au corse et réciproquement, à l’intérieur de la même conversation. Une approche d’ensemble identifie quelques amorces pour une lecture analytique à venir.

Incontestablement nous sommes en présence du résultat de processus d’acculturation mis en place à travers une politique de francisation accentuée au cours du siècle dernier. La situation actuelle est marquée par le contraste et l’incertitude car, si le français est devenu la première langue en Corse, il n’a pas pour autant éradiqué le corse qui conserve une vitalité importante et une valeur symbolique première dans l’expression de l’identité de la Corse et des Corses.

L’empire du français doit être relativisé si l’on considère la nature réelle du français pratiqué en Corse. L’examen attentif, même sans investigation profonde, révèle une pratique régulièrement soumise à l’influence d’autres systèmes linguistiques. Le semi-linguisme corse actuel est caractérisé par une forte pression des structures de la langue corse dans la pratique orale du langage. Celle-ci porte aussi sur les productions écrites en langue française analysables en milieu scolaire. Les enseignants relèvent en effet assez fréquemment des interférences entre français et corse et, généralement, l’existence de confusions et d’approximations sémantiques. Comme il est très difficile d’agir sur cet usage, on se limite à stigmatiser la faute,  et, dans le meilleur des cas à indiquer la forme « correcte » de la norme linguistique. Dans le cadre scolaire on est ainsi conduit à pratiquer une pédagogie des erreurs, une méthode dont la pauvreté éducative et le faible rendement sont bien connus. Sans parvenir à modifier sensiblement la pratique, ce type d’intervention aggrave l’insécurité linguistique, entraîne la passivité. Sans doute peut-on aussi postuler la source d’une culpabilisation et d’un mutisme qui sont loin d’être rares.

Force est donc de conclure à une certaine difficulté, repérée mais mal connue, une pauvreté évidente des ressources d’expression. Insistons encore ici sur l’heureux effet que ne manquerait pas d’avoir une recherche méthodique suivie d’une stratégie éducative adaptée. L’urgence d’un traitement du semi-linguisme pendant la période de formation initiale s’impose car l’état actuel ne manquera pas d’entraîner de grandes difficultés, s’il perdurait dans une population dont les résultats scolaires comparés à l’ensemble hexagonal accusaient encore très récemment un retard significatif.

Quoi qu’il en soit, cette situation de fusion de deux langues en un parler commun soumis à l’hybridation fait apparaître, dans les comportements individuels, une certaine difficulté à distinguer l’une et l’autre des deux langues en contact à travers les mots, expressions et tournures qui en sont le produit. Lorsqu’il s’agit de discriminer, dans sa production langagière ou dans celle des autres, le français et le corse, les individus y parviennent plus ou moins bien. C’est précisément ici qu’intervient et se révèle l’ampleur  du processus de mixité et de fusion. Le f.r.c. se donne alors comme s’il était une variété intermédiaire, un dialecte régional du français à substrat corse. En réalité, le f.r.c., de forme très instable, ne semble pas avoir la structure d’une variété constituée,  mais intervenant massivement dans la parole des gens, il est globalement considéré, par le sens commun, comme un dialecte à part entière.

Pour compliquer encore la situation, ce parler sans statut linguistique assuré ni valeur éducative avérée, est considéré comme un substitut –immédiatement disponible- d’une langue corse en régression régulière dans la pratique, mais tenue pour un marqueur identitaire nécessaire à l’intégration individuelle dans la communauté des Corses. Pour des raisons complexes de mimétisme convivial et d’identification au milieu social, le f.r.c. s’étend par conséquent à l’ensemble de la population quelle que soit l’origine de chacun. Cette situation est d’une grande complexité car, si pour les uns le f.r.c. devient la seule variété de français réellement pratiquée, elle vient pour d’autres s’ajouter au répertoire des langues et niveaux de langues pratiquées. Aussi le f.r.c. représente-t-il, tout bien pesé, un handicap linguistique pour les premiers, alors que pour les seconds c’est un atout communicationnel, une sorte d’outil sociolinguistique qui favorise la connivence dans les échanges colloquiaux de la communauté insulaire.

La perplexité, et parfois l’inquiétude qu’inspire un phénomène si général dans la parole quotidienne assombrit la réalité d’une pratique langagière qui est aussi une ressource de communication dans de nombreuses occasions. Chacun sait en effet que l’usage du f.r.c. s’accompagne souvent d’une désinvolture qui dénote l’utilisation consciente à des fins de connivence. Certains contextes non formels (entre amis, en famille) en favorisent l’apparition. Très souvent les locuteurs connaissent les formes « correctes », c’est-à-dire de la norme française dans le registre concerné. Le caractère ludique de l’emploi du f.r.c. alterne alors avec d’autres formes de l’hybridation : l’emprunt, par insertion d’un mot ou d’un groupe de mots corses dans une phrase française ou vice versa ; le calque,  fabrication ou réemploi d’un mot d’allure et de composition corses présentant un radical ou une terminaison française, ou vice versa et le code-switching. Lorsque le phénomène est conscient et maîtrisé la valeur communicationnelle du f.r.c. est évidente, mais en général il peut s’agir soit d’un véritable jeu entre bilingues, soit d’un échange entre des interlocuteurs de compétences linguistiques inégales, soit d’un phénomène de substitution qui masque l’impossibilité de soutenir longtemps l’échange dans la langue choisie. Quoi qu’il en soit, l’interférence, le calque et l’insécurité linguistique sont aujourd’hui le lot commun des insulaires.

 

Quant à l’expression culturelle et littéraire, on ne relève guère d’exploitation vraiment notable du f.r.c. si ce n’est quelques productions parodiques de chansonniers où, infailliblement, l’hybridation linguistique corse-français est sollicitée pour susciter la dérision, dans une imitation plus ou moins réaliste des productions orales observables au quotidien. Des humoristes tels que Nicou Maraninchi ou Tzek et Pido en ont tiré des productions où pointe par moments une inspiration plus exigeante, de l’ordre de la satire. Quelques auteurs de polars mâtinent parfois leurs livres de répliques en écho au parler réel : le f.r.c. y produit alors un effet pittoresque et d’une certaine manière, rappelle les citations insérées par les auteurs français du XIXème dans leurs nouvelles à sujet corse ou dans leurs récits de voyages.  Mais, en définitive, force est de constater qu’en deux siècles et demi environ, le f.r.c. n’a pas acquis de véritable dignité dans l’activité littéraire corse, contrairement à d’autres situations, émergentes ou post-coloniales où l’hybridation linguistique est devenue une source majeure d’inspiration et de création.

Pour rester dans l’espace francophone, on se référera par exemple aux productions de la créolité, tout à fait emblématiques de ce mouvement de promotion de l’identité à travers l’hybridation. Le cas est particulièrement significatif avec la position théorique qu’adopte l’auteur martiniquais Patrick Chamoiseau dans son Écrire en pays dominé (2). La réflexion s’y concentre sur l’imaginaire, une fonction fertile en questions plus qu’en images, selon lui, et qu’il voit comme la base de toute domination culturelle et, par voie de conséquence, l’axe de la résistance intellectuelle du dominé. L’engagement de l’hybridation dans cette attitude de résistance intéresse notre propos. Pour Chamoiseau, en effet, l’identité martiniquaise résiste à la domination sans rejeter la diversité des récits produits par l’Autre –y compris les narrations coloniales- précisément sur la Martinique et le monde antillais. Bien plus, en libérant complètement la narrativité par l’action de l’hybridation, il confère au récit en français créolisé une force et une fonction critiques qui revisite des concepts tels que « liberté » ou « science » et restaure l’intégrité du Sujet identitaire, qui dit « je » dans son récit tissé, précisément- dans le registre littéraire de cette variété créolisée de français qui a fait le renom des Chamoiseau, Confiant et autres écrivains reconnus par l’institution littéraire au niveau international.

On notera, pour rester dans notre propos, que cette posture est remarquée et validée par plusieurs chercheurs en théorie post-coloniale, notamment Homi Bhabha, qui s’arrête sur les mécanismes de l’hybridation. Ce dernier fait en effet de l’ hybridity un processus déclenché par un point de catachrèse discursif faisant intervenir le retour du refoulé dans le discours établi et provoquant une renégociation du sens figé jusqu’alors dans les signes d’une énonciation dogmatique et univoque. Nous négligerons ici la contestation d’ensemble que des chercheurs en sciences politiques tels que Pierre-André Taguieff qui met vivement en cause « une nouvelle illusion théorique dans les sciences sociales : la globalisation comme  hybridation ou métissage culturel » (3). Car nous ne voulons ici que déceler l’éventuelle sollicitation de l’ hybridation, dans le domaine de la littérature corse, en particulier sous les aspects linguistiques et à travers l’implication du f.r.c. comme énonciation et source littéraires.

Or, le constat est des plus clairs : rien ici de comparable à la visée de Chamoiseau et des écritures créoles émergentes. On ne peut faire état que de quelques utilisations, très fragmentaires et intermittentes, dans une intention tout à fait à la marge d’un quelconque projet de construction d’une littérature.

Aucune pensée d’ensemble organisée dans un manifeste collectif ou sous la plume d’un chef de file, qui revendiquerait une expression littéraire de l’hybridation, notamment par l’engagement du f.r.c.

 

Et pourtant un écrit vient de se révéler indirectement, à travers une pièce de théâtre qui en exploite habilement toute la force dramatique. A Muredda, mis en scène par Nathanaël Maïni et la compagnie Locu Teatrale, dont la directrice et comédienne, Marianne Nativi, évoque ainsi le travail d’adaptation dramatique :

 

  La parole est d’importance, elle est miel et elle est peste. Francalossu la sterpe, la stripe, la stropie pour aller vers son destin et au coeur des chjami è rispondi, l’Art de la parole des poètes-bergers résonne. Qu’allons-nous devenir ? Quel lien trouver, sans rupture existentielle, sans mal-être, entre la Corse de la tradition et la Corse d’aujourd’hui ? Je suis allée à la rencontre de personnes qui s’interrogent sur cette question fondamentale : « Qui suis-je, aujourd’hui, dans ce monde, où tous les peuples à forte tradition sont menacés ? Le collectage (enregistrements audio et films) a eu lieu pendant des mois et a donné la parole à de nombreuses personnes, paysans, bergers, poètes, intellectuels, qui témoignent de leur profonde conviction « d’essa quì, corsu, in l’universu.» La rencontre avec le pilier de ce collectage, à savoir « U Rusignolu », dernier chantre du « Chjama è rispondi », fut un moteur pour cette création théâtrale.

 

On est frappé par le curieux dialogue qui s’instaure entre les ressources littéraires du f.r.c.  ( Francalossu sterpe, stripe, stropie la parole et les formes ancestrales du chjama è rispondi , une joute poétique de forme fixe et d’inspiration populaire ressuscitée dans les années 1970. On est saisi par l’interrogation identitaire qui soutient et anime l’ensemble d’un spectacle original et remarquable par le talent de l’ensemble de la compagnie.

 

Il nous faut en revanche, dans l’optique de la présente contribution, revenir sur le texte qui a inspiré cette adaptation pour la scène.  Francalossu est un inédit dont la rédaction tranche avec tout ce que peut offrir généralement la créativité de la littérature corse, quelle que soit la langue –corse ou français- choisie par les auteurs insulaires. C’est le premier texte connu de Christian Maïni, ancien libraire aujourd’hui établi dans son village de Macinaghju, à la pointe du Cap Corse. C’est aussi, à notre connaissance, le seul texte presque entièrement écrit en f.r.c., soit 41 pages en version numérique. Sur les 64367 caractères (espaces compris) des 50 pages en version numérique, 10665 (les 9 dernières pages) sont en français de style soutenu. L’emploi du f.r.c. est d’autant plus étonnant que l’endroit évoqué est un lieu on ne peut plus typé, un itinéraire agro-pastoral traditionnel qui traverse le Cap Corse pour en toucher la pointe extrême. L’histoire est elle aussi très enracinée, avec ses personnages, ses contes, dictons, expressions et modes de pensée issus d’un terroir où l’on attendrait quelque variété authentique d’une langue corse affranchie de tout contact et pourvue de ses marqueurs dialectologiques référant au corse de l’extrême nord. Le thème de l’errance renvoie lui aussi à un motif très typique, la traversée du maquis, repère du banni-bandit-poursuivi par la justice et la police. Le corpus romanesque des histoires de bandits d’honneur et le contexte socio-politique contemporain sont expressément sollicités par cet ensemble de données qui renvoient globalement à des sujets d’actualité ainsi qu’à des oeuvres littéraires corses contemporaines, comme le roman de Marie Ferranti, La Fuite aux Agriates (Paris, Gallimard, 2000).

Tout semblait donc converger pour favoriser la création d’un texte en français ou en corse,  l’une ou l’autre des langues que les Corses contemporains utilisent pour faire oeuvre littéraire et que l’auteur de Francalossu pratique sans défaut. Il nous a donc paru utile d’interroger Christian Maïni sur ses choix littéraires et linguistiques. Il nous expose son projet sans détours :

 

  J’ai voulu créer un personnage « nustrale » à l’image de ceux que nous rencontrons dans nos villages  –  un Don Quichote, un Lazarillo de Tomes ou encore un Brancaleone corse – de ces personnages picaresques hauts en couleur. Francalossu  exprime sa quête de vertu, de justice et de reconnaissance, par le burlesque, la violence, la truculence et la dérision. Sous sa carapace de rustre, il se sert d’un mode d’expression pluriel et d’un français « strappé » pour dire son lien à sa terre et à sa tradition orale et exprimer tout le paradoxe de l’homme moderne – tiraillé entre deux mondes – qui veut poursuivre malgré tout sa quête de poésie ,de tendresse, d’amour et de paix…

Mes sources d’inspiration et autres références sont dans la littérature espagnole, sud-américaine et portugaise ( Cervantès, Rulfo, Liscano, Cela, Ribeiro, Vila Matas, Saramago) et italienne ( Fois, Camilleri, De Luca).

J’ai puisé dans mes souvenirs, dans nos dictons corses et proverbes cap corsins, dans des anecdotes locales et  « cacciate » (saillies),  dans des perles de librairie et dans ce sport national qu’est la « macagna » (mystification) pour rendre cette langue hybride – rurale et imagée – qui est à mon sens le moyen que notre communauté  s’est forgée comme signe de ralliement et d’appartenance.

J’ai voulu un monologue : mettre une parole intarissable dans la bouche de Francalossu pour jouer sur la frontière étroite et mouvante entre sa langue métissée, sa quête profonde de  poésie et sa recherche de la parole perdue ; folle équipée qu’il entreprend parce qu’il sait qu’elle l’amènera au silence.

 

Cette note d’intention se passe de commentaire et, sans apparat théorisant, met l’accent sur le f.r.c.,  « français strappé (i.e.déchiré), mode d’expression pluriel, langue hybride, langue métissée » investie d’une fonction emblématique « signe de ralliement et d’appartenance » de la communauté corse, trace et mémoire de sa « parole perdue ».

 

Il nous semble par conséquent que nous soyons très loin, dans la situation corse, d’une assomption du f.r.c. comme ressource identitaire et littéraire positive.

Le paradoxe est saisissant, sans cesse actif dans Francalossu, d’une parole considérée comme perdue, le corse, désapprise par le personnage principal, qui est campé pourtant en symbiose parfaite avec son terroir :

 

« Eccu ci simu (« Voici que nous y sommes ! »), tu crois que ça veut dire –écho nous y sommes- ? ça veut rien dire, ça ! il faudra que je demande..., un jour… »

 

Une langue oubliée, donc, et qui ne se laisse plus entrevoir qu’à travers les lambeaux langagiers du f.r.c., alors que ce même f.r.c. donne corps et voix à un long cri de douleur, violent et révolté que Francalossu adresse à son compagnon Antò. Francalossu est en effet en fuite, avatar moderne du bandit d’honneur traditionnel. Il emmène dans sa cavale un prisonnier ligoté et jeté en travers de son âne. L’homme, un gendarme, est coupable d’avoir séduit sa demi-soeur. Francalossu exprime dans un long monologue sa haine des conventions et des symboles du pouvoir, curé compris. Le texte est beau, original et truculent. Comme indiqué plus haut, le f.r.c. disparaît des dernières pages pour faire place à une prose poétique de belle facture, mais conventionnelle. Francalossu inscrit sa mort au terme d’une errance qu’il dédie au souvenir de l’aimée disparue et des années de l’innocence envolée. Ces dernières pages sont en effet un adieu à la vie. L’épaisse nostalgie qui les enveloppe efface l’impression de réel de la quarantaine de pages précédentes en f.r.c.

C’est en définitive l’adaptation de Francalossu sous la forme dramatique de A Muredda qui explicite le sens de cette errance identitaire. La forme antithétique chère au théâtre explicite la tonalité de la rencontre des systèmes linguistiques et culturels. Le f.r.c. y est confronté à son contraire, la parole des poètes improvisateurs du chjama è rispondi. Deux corses se font face sans pouvoir communiquer. A l’horizon de la douleur langagière, le f.r.c. n’est pas tuteur de résilience.

 

 

Notes bibliographiques

 

(1) Paul-Michel Filippi : Le français régional de Corse, Etude linguistique et sociolinguistique, thèse de doctorat, Université de Corse, 1992.

 

(2)    Patrick Chamoiseau : Écrire en pays dominé, Gallimard, Paris 1997

 

(3)    Pierre-André Taguieff : « Une nouvelle illusion théorique dans les sciences sociales : la globalisation comme  hybridation ou métissage culturel » article du 08.07.2009