Corse : gestion de soi, gestion de l’Autre, gestion de l’Autre en soi
Cumenti è parè
Mon intervention trouve sa source dans une communication que j’ai présentée à Riga, en Lettonie, lors du colloque Language for International Communication, L’Altérité : de la linguistique à l’enseignement des langues (23-24 mai 2013).
Au sein de l’UMR LISA, mes thématiques de recherche (bilinguisme, plurilinguisme, éducation biplurilingue, interculturalité) impliquent une démarche interdisciplinaire croisant les deux champs de la sociolinguistique et des sciences de l’éducation.
En Corse, on peut qualifier la question identitaire de « vieille affaire », puisqu’elle se trouve posée depuis plus d’un siècle. Entrée tardivement dans la modernité, sa population s’est revendiquée de façon parfois ambigüe en tant que « minorité historique » ; on sait combien cette expression pose problème en France : la Charte des langues régionales et minoritaires du conseil de l’Europe a été repoussée par le Conseil d’Etat, en 1999, notamment au motif que l’on ne peut reconnaître des droits spécifiques à des groupes au sein de l’ensemble national. L’intensité de la confrontation avec l’Etat a pourtant conduit celui-ci à concéder des avancées institutionnelles non négligeables, en particulier dans le domaine linguistique. L’Assemblée territoriale a tenu, les 16 et 17 mai 2013, un débat relatif à la coofficialité des langues française et corse, thème et projet largement inspirés des modèles ibériques basque et catalan. Celui-ci a débouché sur un vote positif, à une large majorité et sans aucun vote contre. La représentation élue demande donc une modification de la Constitution, fait sans précédent, en France, en la matière. De son côté, le gouvernement se refuse pour l’instant à toute évolution, arguant de l’obstacle juridique et évitant autant que faire se peut de commenter son refus.
Aujourd’hui, environ 30% des élèves fréquentent les écoles primaires bilingues tandis que le corse est enseigné de façon massifiée comme langue vivante de la maternelle à l’université. Se posent ainsi, de facto, un certain nombre de problèmes relatifs à la montée en charge du dispositif mais aussi, par voie de conséquence, quant au choix stratégique d’une éducation biplurilingue dépassant l’assiette originelle d’un bilinguisme identitaire, scolaire et sociétal, pris en charge dans le cadre d’une politique linguistique territoriale. En effet, la Corse est terre d’immigration, qui accueille de fortes communautés maghrébine et portugaise mais aussi, de façon plus récente et plus diffuse, des travailleurs issus des pays de l’Est, d’origine polonaise et roumaine pour l’essentiel.
Je souhaite donc m’interroger sur la façon dont la communauté d’origine de l’île prend en compte la complexité de la situation qu’elle vit et dont elle souhaite l’évolution. Dans ce cadre, deux non-dits me semblent constituer le socle problématique de la situation actuelle et à venir :
- le premier, que je qualifie d’ « interne », concerne les rapports entre langue corse et italienne, pas encore réglés à ce jour car, d’une part, on a connu le débat, aujourd’hui réglé, qui a opposé les tenants de la sociolinguistique et ceux de la linguistique structurale, d’autre part, on n’a pas fait l’économie, au grand jour, de la période extrêmement longue (plus de vingt siècles) durant laquelle la Corse a baigné dans la culture italique, avec la Tyrrhénienne comme « plaine liquide », pour reprendre l’expression de Braudel, pour en tirer les éléments mémoriels et paradigmatiques nécessaires
- le second, que je désigne comme « externe », concerne la question de l’identité : si l’on veut bien considérer que, d’une certaine façon, une revendication linguistique et culturelle a symboliquement abouti, à la faveur du vote intervenu en 2013, la demande de reconnaissance de soi (en tant qu’Autre originel, au sein de l’Etat-nation), ne conduit-elle pas inévitablement à celle de l’Autre (en tant qu’Autre actuel, au sein d’une communauté en évolution/recomposition) ? Dans ce cas, il s’agit de présenter les prémisses d’un tel choix : cela apparaît d’autant plus important que la citoyenneté, dans la conception française, repose sur des fondements axiologiques particuliers et idéologiquement très ancrés, de par l’histoire singulière du pays.