Siham BOUHLAL - POESIE ET LANGUE

 

N’émonde pas la flamme, n’écourte pas la braise en son printemps. Les migrations, par les nuits froides, ne s’arrêteraient pas à ta vue.
Nous éprouvons les insomnies du Niagara et cherchons des terres émues, des terres propres à émouvoir une nature à nouveau enragée
René Char, LE NU PERDU

La poésie langue qui tonne dans le cœur, ouvre ses vaisseaux les plus infimes, creuse l’obscurité de son centre, éclate les artères et déferle passion et joie dans le corps ; la poésie sculpte les mots nés d’entre ses doigts, souffle sur eux une âme lourde comme un ciel, légère comme un fertile sol, absolue comme l’amour tombé dans une vierge matrice ; la poésie danse sur la langue, casse son argile, pleut sur elle et la reforme ; la poésie dénude le mot, le féconde comme la brise le palmier ; elle le charge de fruits, le secoue, et boit son nectar ; la poésie prends la langue par la chevelure, l’emmêle, la démêle, la lance, la tresse, lui fait faire le tour des étoiles, la dénoue, la laisse reposer, la respire, la relâche, fil par fil, y injecte d’invisibles nœuds et transes, puis la lance sur la surface des eaux ; la poésie fait se dire la langue muette et solitaire, elle s’insinue dans les crevasses des arbres et les vallons des montagnes, elle se pose larme sur la gorge des fleurs encore closes sur leur bouton, elle chuchote dans l’œil du ruisseau et gronde dans le tonnerre paisible ; la poésie attise les flammes du mot, se glisse fumée dans tous les rêves ; se laisse trace sur la langue sans jamais aucune preuve de passage ; elle se fracasse et gicle son sang à la couleur des mots ; elle ressuscite les espérances de langues perdues et les songes de vieillards ; elle escalade la géographie de chaque lettre avant de la cacher dans le mot, trace les lignes dans l’ombre comme le calligraphe, creuse les courbes, les lisse, verse sa voix dans leurs sinuosités, elle psalmodie inlassablement comme un rossignol, comme un vol recommencé de colombes, un mariage de grillons ; d’une main fastueuse habille de magie la clarté des mots ; la poésie fond sur la langue, la déchiquète, jette son reste aux hyènes ; la poésie énigme fichée dans le flanc du mot, mystère sous la robe de la langue, qu’aucun vent ne meut ; seul le cœur du poète alangui sous l’olivier, voit la poésie couler dans le mot et le mot se noyer dans le poème à l’instant même où il sait qui il est ; la poésie n’a pas le temps de penser et la langue celui de se refuser ; elles s’acharnent l’une sur l’autre comme deux corps dénudés, deux jouissances hors haleine, lutteurs des premiers temps, s’acharnent, se reposent, un éventail dans chaque main et crient pour refaire naître l’amour ; deux ciels bas et lourds ; la colère monte de tous les puits quand le seau gifle l’eau, raconte dans le poème les mots des autres, une histoire, des solitudes, toujours une histoire, quand la lettre s’habille de rimes.