4 - Francese Les Criquets

      Les Criquets (traduzzione da E.BONERANDI)

L’événement que je vais vous raconter s’est passé peu de temps après la guerre, dans les années quarante.

J’étais alors un gamin de huit ou neuf ans, mais cette fameuse journée m’est restée aussi présente à la mémoire que si c’était maintenant.

Les criquets ! Les criquets !

La nouvelle avait couru comme un grondement qui résonnait et se répandait d’une contrée à l’autre. On entendait de ci de là énoncer des énormités, la rumeur portait chaque jour des faits de plus en plus extraordinaires : on parlait d’une région où les criquets étaient arrivés par milliers et milliers, au point d’avoir obscurci le soleil en plein midi, un autre racontait comme un cauchemar la fin d’une forêt complètement nettoyée en deux temps trois mouvements, les maudits insectes avalant feuilles et tiges sur leur route.

Pour vous dire si les choses grossissaient, certains avaient entendu dire que, par delà les crêtes, depuis plusieurs jours il pleuvait des sauterelles.

Sacrée trempette !

On disait aussi que le train, notre micheline, n’avait pu arriver au bout de la montée de Palasca tant elle s’était épuisée à broyer cette peste sur la voie ferrée.

Ces criquets de malheur revenaient dans les conversations des hommes qui prenaient le frais sous l’orme, quelqu’un même avait retrouvé un vieux journal qui parlait de dégâts, mais jusqu’alors cela se passait en France, alors... à chacun ses préoccupations. Mais quand il fut dit que les dommages de cette détestable espèce touchaient la région de Palasca, alors là vraiment l’affaire se corsait...

Lorsque grand-père entendit la nouvelle les bras lui en tombèrent, mais il n’était pas le seul car tout le village était en effervescence.

Il faut dire que début juillet les jardins étaient tous plantés et dans leur plus bel état. Chaque foyer tirait ainsi de cette saison bénie une bonne provision pour le reste de l’année.

De son jardin, grand-père en était fier autant qu’un roi de son palais. Tout devait être toujours en ordre : les parcelles labourées avec art et sans jamais un fil d’herbe, les treilles taillées dans les règles selon le cépage, les arbres toujours étêtés pour ne pas porter ombrage aux légumes, et les outils toujours accrochés à leur place.

Nous autres, les enfants, nous étions deux avec mon cousin de Tunisie, avions la charge, dès que nous arrivions à notre jardin de la plaine, de porter les ânes brouter au bord de la rivière et puis nous libérions l’eau de la retenue ; nous avions juste le temps de nous ébrouer dans le trou d’eau et il fallait courir pour que l’eau n’aille arriver avant nous au jardin.

A ce moment là, pendant que grand-père s’occupait ailleurs, à éclaircir les tomates qui donnaient trop de rejets, à détruire les chenilles qui dévoraient les choux ou à suivre les traces de la courtilière dans les plants de pommes de terre, nous, nous arrosions. Mais grand-père, mine de rien, avait toujours un oeil à ce que nous faisions. Oh ! le jour où mon cousin de Tunisie avait oublié de détourner l’eau et où il avait inondé les semis ! « Ma torcimi iss’acqua ! » criait grand-père... mais l’autre, en corse, ne comprenait ni peu ni prou. « Tords l’eau  ! » essayait de traduire grand-père, tu ne vois pas que la terre est  imbibée... » Et mon cousin de Tunisie, qui n’avait pas l’âme d’un jardinier, encore plus perdu dans la perplexité de ce nouveau commandement restait interdit sans rien faire. Il me revenait alors de faire l’intermédiaire pour résoudre ce conflit linguistique et maraîcher...

Sans perdre le fil de mon récit, j’ai voulu en quelques mots dire l’importance d’un jardin en ce temps là.

 

Mais revenons à cette sale engeance dévastatrice des criquets.

Le village tout entier était mobilisé, maire en tête avec femmes, hommes, vieux et enfants, car tous s’affairaient pour essayer de protéger leur bien, ou celui des voisins si le leur n’était pas encore en danger. Du chef-lieu était parvenue une distribution de son empoisonné ; cette mixture faisait de l’effet, mais il y avait plus de sauterelles que de son.

Plus ça allait et plus l’affaire prenait mauvaise tournure, les nouvelles du front étaient vraiment mauvaises. Selon une estafette qui avait été envoyée du côté de Fiume Reginu, l’ennemi s’apprêtait à entrer dans la vallée.

Si cela se vérifiait, alors une vraie catastrophe se préparait pour le village. Fiume Reginu était comme une mère, et les potagers qui se suivaient le long de ses rives étaient ses enfants accrochés à son sein, et de la sorte, une saison après l’autre, entre les récoltes de fruits et celles de légumes chaque famille tirait sa subsistance.

Il fallait, sans perdre de temps, s’organiser pour la défense ou alors l’hiver serait des plus longs...

Chacun voulant aller se rendre compte de la situation ce fut en plein midi  un mouvement général de troupes vers la plaine. Le village se dépeuplait.

Le nôtre, le jardin, était des plus loin, et grand-père, pendant qu’il se dirigeait vers le pont de Sant’Andria, nous avait chargés d’aller bâter Grisgellu et Murinu. Comme ça grand-mère, jamais lasse, et qui venait tout juste de terminer une fournée de pain, pourrait descendre à cheval puisqu’elle tenait à apporter son soutien à l’ordre de bataille.

 Les ânes mêmes semblaient au courant du fléau qui venait nous abattre et il n’y avait nul besoin de les aiguillonner pour les faire avancer. Ils connaissaient sans doute eux aussi le proverbe qui dit que du bien tout le monde s’en trouve bien, et ils en avaient par conséquent conclu que du mal tout le monde s’en trouverait mal, à commencer par les ânes.

Nous derrière, nous suivions au trot accéléré. En rien de temps nous franchissions déjà le défilé de Terra Rossa pour atteindre les premières parcelles plantées.

Un vrai désastre, on n’entendait que cris et jurons des hommes, soupirs des femmes, pleurs et agitation des enfants, toute la vallée résonnait d’une clameur puissante et confuse, née d’une lutte désespérée.

Les gens se battaient avec ardeur à coups de branchages pour essayer de sauver leurs plus belles plantations, mais les criquets se levaient d’un côté pour aller s’abattre de l’autre et il fallait toujours recommencer.

Nous n’avions même pas le temps de nous arrêter un instant pour dire quelques mots de réconfort, car nous aussi nous nous attendions au pire.

Plus que le pire chez nous ! Sans doute les sauterelles avaient-elles délégué au pont  de Sant’Andria la fine fleur de leurs troupes !

Il fallait voir comme elles se jetaient sur la petite plantation de haricots nains ; elles oui, elles s’y entendaient pour la cueillette ! Et grand-père avec sa branche de chêne vert, seul face à un bataillon, se démenait, courant d’un côté et de l’autre et se battant à corps perdu.

De fait pour lui il était temps de voir arriver des troupes fraîches en renfort. Nous voici donc, sans préparation, entrés directement dans le conflit sous les ordres du général Petrupà (c’est ainsi que s’appelait grand-père). Fût-ce grâce aux qualités du commandement, fût-ce de par l’acharnement de sa troupe, il semblait possible maintenant de rester maître du terrain, on aurait le temps ensuite d’évaluer les dégâts. Malheureusement passait au dessus du jardin un chemin qui allait jusqu’au pressoir, et quand passait le vieux camion déglingué, le « tarabattatta » comme l’appelait grand-père, toutes les sauterelles du chemin se jetaient en masse au-dessous, dans le jardin.

Les blasphèmes que grand-père leur adressait alors, tant aux sauterelles qu’au « tarabattatta », je ne vous les raconte pas, s’ils prenaient effet l’un et les autres n’avaient plus guère à vivre !

Il avait sans doute besoin de se défouler, mais grand-père, quand il en était au chapitre des blasphèmes, plus personne ne pouvait l’arrêter et il aurait continué même si le ciel devait lui tomber dessus. Grand-mère essayait bien de lui dire : « tu n’as même pas honte, si on t’entend ! ». Rien à faire ! C’était vraiment demander la lune. Il y en avait pour tout le monde, les criquets, bien entendu, constituaient la plus grande part de ces chapelets d’un genre un peu particulier, mais quelques grains étaient de temps en temps réservés à la religion, et n’y échappaient ni Christ ni Madone, ni Saints, ni Autels, ni Tabernacles. Quand je dis qu’aucun saint n’y échappait, je reviens là dessus, parce que grand-père n’aurait jamais mentionné Saint Roch, c’était le saint du village et on ne pouvait y toucher. Quant à Saint Pierre, Saint Jacques et Saint Dominique, les saints des villages voisins, ce jour là d’après moi les oreilles ont dû leur siffler!

Bien qu’il n’ait eu que trois jours de présence pour toute scolarité, il venait à grand-père dans ces moments là, un don naturel d’enchaîner, avec art, une litanie de propositions plus salées les unes que les autres. Il fallait entendre l’entrelacs subtil des blasphèmes où la principale allait se lier au reste de la phrase sautant de subordination en coordination sans reprendre souffle. Et je ne vous parle pas de la richesse lexicale du discours. Franchement, en dehors du contenu, de cette langue qui claquait ses mots comme des coups de fouet, un Jacques Thiers caché dans le fond du jardin en aurait fait ses délices. Il faut dire qu’alors le chiendent de la diglossie n’avait pas encore pris racine...

Celui à qui grand-père en voulait le plus ce jour là c’était Jésus Christ lui-même. Comment, un homme de la campagne comme Lui, on peut même dire un vigneron, puisque le prêtre à l’autel parlait des vignes du Seigneur et du sang du Christ quand il présentait le calice plein de vin, un campagnard comme Lui, donc, ne levait même pas le doigt et nous laissait tourmenter par cette engeance des criquets et des sauterelles !

« Alors que se fendent les portes des caves du paradis, qu’éclatent les douves, que se rompent les cercles et que sautent les bondes pour faire déverser tonneaux et tonnelets, et puis que soient précipités par le saint escalier des barils remplis d’anges avec Christ comme bouchon... »

C’est là un petit exemple des phrases que lâchait grand-père comme un défi aux puissances divines suspectes de trahison. Le tout, bien plus long, sortait net, dit d’un souffle uni et ferme, qui martelait les différentes propositions. Grand-mère, la pauvre, épouvantée, n’arrêtait pas de faire des signes de croix, et en même temps elle implorait la Vierge Marie et tous les saints, Saint Roch particulièrement.

En attendant, les sauterelles, auxquelles grand-père dans ses blasphèmes avait promis de faire pleuvoir sept jours du pétrole et un jour du feu pour les griller, les sauterelles malgré nos efforts achevaient leur triste besogne. Maintenant de la plantation de haricots restaient seuls de loin en loin quelques pauvres trognons et des tomates demeuraient des tiges raides comme des pieux dans une plaine déserte. Le potager du pont de Sant’Andria, terre d’abondance et de verdure, était devenu net comme la paume de la main.

Le temps était venu de la capitulation.

Grand-père était déjà sorti dans le chemin, et arrivé à la clôture il ne s’était même pas retourné pour donner un coup d’oeil comme il le faisait d’habitude. Peut-être ce désastre qu’il laissait derrière lui lui rappelait-il trop, envahisseur pour envahisseur, d’autres lieux dits du « chemin des dames »...

  Soudain un silence étrange et angoissant pesait sur  la vallée.

Et puis, tout doucement on entendit un sifflotement qui paraissait monter du jardin d’Ugeniu, un peu plus bas que le nôtre. Et regarde que je te regarde, c’était lui, et il faisait son petit travail comme d’habitude, notre voisin ! Oui, il avait bourré sa pipe et entre deux bouffées il sifflotait, sur l’air de la chanson de la pipe justement.

Grand-père n’en croyait pas ses yeux : « comment, la région tout entière est ruinée, et lui qui sifflotte «... ma pipe était en buis, je l’achetai à Bastia... » le bateau blanc peut venir ! il y a par ici du monde à emmener ! »

Ou alors... à moins qu’il n’ait trouvé, Ugeniu, quelque astuce pour sauver son bien ; il en était bien capable !

Il faut dire qu’Ugeniu  était un homme d’originalité et de mystère. Chacun savait qu’il parlait avec son âne, comme s’il s’était agi d’une personne, il était capable de faire rentrer l’animal seul à la maison tandis que lui prenait une autre route, l’âne arrivé à la porte attendait patiemment d’être débâté. Mieux encore, au moment de son casse-croûte dans son jardin, à la belle saison, un serpent venait lui tenir compagnie et se procurer quelque bout de pain.

Homme de bon conseil, mais sans prétention, ses réponses toujours de bon sens et souvent spirituelles étaient proverbiales. A une personne qui s’émerveillait de la beauté de ses légumes et qui ne cessait de crier au miracle il répondait « les miracles, mon ami, c’est le fumier qui les fait ... »

Une autre fois, après une nuit de tempête, de celles qui comptent, la treille de ses voisins avait eu sa part, et pendant que le mari, grognant et jurant tentait de faire tenir ce que le vent avait arraché, sa femme appelant Ugeniu comme témoin disait : « sans doute Notre-Seigneur l’a voulu ainsi... qu’en pensez-vous Ugè ? »

« Je pense , répondit-il, que le Seigneur ...de cette façon... je sais le faire moi aussi... »

Avec Ugeniu, on pouvait donc s’attendre à tout, le plus simple était d’aller voir.

Arrivés au dessus de son jardin on comprenait vite que l’armée des criquets avait accompli chez lui aussi son oeuvre destructrice.

Se tournant vers grand-père Ugeniu dit : « les forces en présence éaient trop inégales. » Il justifiait en peu de mots le fait qu’il n’avait même pas cherché à lutter. Puis tout en parlant il dirigeait l’eau du canal vers ses parcelles. Et pourtant il n’y poussait plus désormais l’ombre d’une quelconque plante !

Grand-père le regardait faire, éberlué, pensant qu’en vérité Ugeniu n’avait plus sa tête.

- Mais que fais-tu, Ugeniu ? Il n’y a vraiment plus rien à arroser...

- Petrupà, ils ont bien mangé, il faut les faire boire maintenant !

Voilà ce que fut la réponse d’Ugeniu.

En fait il avait compris avant tout le monde que le mieux était de garder meuble son jardin afin de pouvoir à nouveau labourer et semer..

Les échecs du présent n’empêchaient pas le sage de préparer les récoltes de l’avenir. Ce fut là ma première, et bien sûr ma plus belle, leçon de philosophie.

Et je ne l’ai jamais oubliée.