Les Glycines d’Altea

Les Glycines d’Altea

 

 

Chapitre 1

 

 

 

Je vous demande pardon, chère madame, de ne pas pouvoir vous répondre dans votre langue. Je suis sans doute, sur cette île, la seule personne qui ait oublié la mémoire d’outre-mer. Ah ! la mer... Et ces îles, là-bas où le regard se noie. Soudain, le vent dévale des cimes, s’embarque pour la haute mer, et le regard le suit... L’horizon balayé révèle alors une ligne ténue et fragile, derrière les îles. Une luminosité dure et froide dévoile l’Italie. Lointaine et si proche à la fois. Comme vous, madame, comme vous. Un autre monde. Le Continent qu’on appelait autrefois la Terre Ferme. Oui, c’était l’Italie. Comme vous, madame, comme vous. Ou comme Altea, ma chère, comme Altea. Non, nous étions encore au bercail, il n’y a pas longtemps: les linguistes disent même que nous appartenons à l’aire italique, mais qu’y ferions-nous ? L’aire sans doute, mais pas la chanson.

Cette belle place a été faite en plusieurs fois. Soyez charitable et ne regardez pas ces monuments, s’il vous plaît, car il n’y a pas de quoi être fier. Je ne parle pas de leur valeur artistique car je n’y comprends rien. C’est pour leur signification. Je crois que nous étions le seul endroit au monde à n’avoir pas de monuments. Cela aurait pu être notre chance, mais quand ils sont arrivés, leur premier soin a été de nous édifier deux monuments. Car s’ils ne l’avaient pas fait, ils n’auraient pu s’établir ici: ils auraient été boutés à la mer sans espoir de retour, jamais.

Cette mère guindée, à la mine tragique, représente, dit- on, notre patrie qui pousse son fils dans la gueule de la mer et de la guerre. Qui aurait pu imaginer de sceller dans la pierre et le bronze leçon plus horrible ? Je vais vous faire écouter nos berceuses; vous pourrez alors juger par vous-même si ce geste d’offrande a pu être d’une mère. Nos mères sont comme toutes les autres. Approchez-vous de leurs enfants, pour voir !  Je vous implore donc de ne pas voir ce lamentable spectacle. En réalité, c’est une supercherie parmi tant d’autres. A l’origine, il s’agissait bien de guerre, mais cela n’avait pas la même signification. Ce n’étaient ni les mêmes patries, ni les mêmes aspirations. Peut-être le sacrifice du fils avait-il un sens, à ce moment-là, pour lui- même et pour sa mère aussi. Je ne vais pas entrer dans les détails car je risque de vous ennuyer. Sachez seulement qu’à l’origine, les symboles n’étaient pas les mêmes et qu’il s’agit d’une supercherie de l’histoire. Car on a tout mélangé, par la suite. On nous a tout embrouillé, et il se peut aussi que les mères aient offert leurs enfants sans savoir à qui elles les envoyaient. C’est la faute des hommes et d’une mémoire chancelante, bien sûr, mais c’est aussi la faute du soleil. Il est plus facile de tout mélanger avec cette lumière qui ronge les vrais contours des choses, des idées et des désirs. Toujours est-il qu’aujourd’hui, avec tout ce soleil, les symboles se ressemblent.  Cette place, je voudrais pouvoir vous la montrer en hiver, lorsque les platanes tendent vers le ciel leurs bras décharnés pour refuser ces sacrifices inhumains. Mais, en hiver, existons-nous pour vous ? Et pourtant, ce n’est qu’à ce moment-là qu’on comprend tout !  Ce colosse d’empereur romain arrête le regard, de l’autre côté, à la lisière sud. Il représente toute notre folie. Il faudrait dire "schizophrénie", mais je n’ai jamais pu prononcer certains mots. Serait-ce par superstition, ou seulement parce qu’il est difficile de les articuler sur nos organes phonatoires ? Je ne le sais pas. Et ne veux pas le savoir. C’est ainsi: je ne peux pas le dire.

Si vous êtes attentive aux signes, vous pourrez lire toute notre folie dans son attitude. Je me souviens d’un roman où, à un moment donné, l’auteur se plaint des habitants d’une cité de mer et de soleil qui ont bâti leurs maisons le dos tourné à la mer. Le regard doit chercher expressément derrière les immeubles, si l’on veut découvrir la splendeur du soleil qui se joue sur le miroir des eaux. L’auteur reproche à la population de n’avoir pas regardé la mer, le voyage, l’extérieur et de n’avoir pas négligé la ville et l’intérieur. Que ces gens furent sensés, bien au contraire ! Car à force de la regarder, la mer, elle nous a anéantis, toujours et de toute façon, avec l’obstination des choses de la Nature qui vous séduisent et vous abusent. L’empereur regarde la mer, rêveur. Pétrifié dans ses rêves de conquête, de départs et de pouvoir. Voilà ce qu’ont voulu indiquer les gens qui ont commandé la statue, ceux qui l’ont érigée, et ceux qui la vénèrent depuis cette date. L’empereur est là, fier et superbe, couronné de lauriers et de fientes de pigeons. Il ne s’est même pas rendu compte que l’aigle accroupie à ses pieds a le bec brisé -avec le temps, je me suis mis en tête que ce fut mon oeuvre, puisque nous venions là, tous les jours, avec notre bande pour provoquer les fils à papa de la place-. Profitant d’une échauffourée, je m’approche après avoir placé le caillou dans la poche de ma fronde. Les élastiques se tendent à craquer. En plein dans le bec ! Au milieu des cris, des insultes et des coups, personne n’a entendu le bruit. Lorsque nous sommes remontés à la Fontaine Neuve, j’avais au coeur toute la félicité du monde. Et l’horreur d’avoir commis quelque blasphème.

Entre les deux statues se trouve le kiosque à musique. C’était la même inspiration, puisqu’il nous éduquait pour la guerre. Il y a longtemps qu’on n’y donne plus de concerts. Tant mieux. C’est dans mon enfance que s’y sont éteintes les dernières fanfares militaires. Il était temps, car elles ont abasourdi notre peuple pendant plus d’un siècle. Nous naissions avec des galons, nous partions abasourdis et nous rentrions estropiés, contents et pensionnés. Cette trinité orientée vers le large contient tout notre esprit et vous dépeint d’un seul coup notre éducation et nos habitudes. Ainsi vous voyez que nous avons Paris et Rome chez nous. Deux capitales, mais aucune capacité propre. Nous nous évertuons à les révérer pendant qu’elles s’entre-déchirent -n’écrivez pas cela, s’il vous plaît; on pourrait me le reprocher-.

Non, je ne suis ici que depuis quelques minutes, un quart d’heure tout au plus. Je n’ai pas commandé, je vous attendais. Que voulez-vous boire ? Non, à cette heure-ci, je ne prends rien: c’est à cause de mon foie. On ne vous a pas dit qu’ici, nous sommes tous plus ou moins hépatiques ? Non, ne riez pas; cette affection aussi est une marque de notre identité. Vous êtes tous pareils, vous qui venez d’ailleurs. Quand nous plaisantons, vous nous prenez au sérieux, et si nous sommes sérieux, vous vous esclaffez. Tout ce qui nous arrive depuis vingt ans, c’est à cause de vous. Tout a commencé mollement, un dimanche après-midi, à Paris. Nous étions quelques-uns, des étudiants désoeuvrés, ivres de conversations, d’alcool et de tabac. Antoine, le farceur de la bande, a voulu plaisanter: "Et si nous faisions, nous aussi, notre révolution ?" Nous n’avons pas, d’abord, relevé la proposition, mais ensuite, tout doucement les événements que vous connaissez ont voulu que les choses en arrivent au point que vous savez, ce qui vous donne l’occasion, de temps à autre, de faire un article sur la situation dans l’île. C’est vous qui êtes responsables: vous vous jetez sur le moindre événement et, à grand renfort de presse, de radio et de télévision, vous en faites une affaire d’Etat. C’est vous qui avez poussé à la révolte, alors qu’au fond, nous n’avions ni l’idée ni l’envie de nous soulever. Voilà un dimanche un peu mou qui nous a coûté bien cher ! Ce qu’est au juste cette maladie du foie ?... Je ne saurais vous en faire la description médicale. Mais estimons-nous heureux qu’elle n’ait pas atteint un autre organe.  Je ne suis pas fâché qu’elle affecte le foie. C’est un trait qui accentue notre originalité. Et puis, il y a tout le mémorable que déclenche l’allusion à cet organe de très haute noblesse. Il nous ramène à ces temps immémoriaux où l’homme savait vénérer ses dieux: aura-t-on vu, par la suite, de tels sacrifices ? Ce n’étaient qu’immolations de coqs et de volailles, de poulets et coquelets, de taureaux et de veaux par troupeaux entiers. Si nous y pensons ne fût-ce qu’un instant, notre mémoire s’empourpre. En ce temps-là, le sang coulait à flots. Notez que, pour la quantité, nous ne le cédons en rien à ces ancêtres-là. Mais pour l’élégance et le raffinement, c’est une autre affaire. Bien sûr, nous n’avons pas perdu la main, bien que nous soyons chrétiens, s’il s’agit d’égorger; mais nous assassinons à tour de bras, comme nous mangeons, comme nous respirons, comme nous accomplissons les gestes les plus quotidiens. Et d’ailleurs, nous disposons aussi du repentir et de tout ce qui s’y rattache dans nos doctrines philosophiques, religieuses et politiques et, si ce n’est pas suffisant, nous avons aussi quelque reste de regret sincère. A cette époque, au contraire, on tuait, on saignait, on égorgeait, mais on savait le faire avec une élégance, une dignité et une noblesse qui ont fait admirer les civilisations de l’Antiquité. Leur sens artistique s’accordait d’ailleurs avec une économie prudente et avisée: on ne jetait rien, pas même les bas morceaux. Le partage se faisait en toute démocratie: naturellement, les meilleures pièces revenaient au clergé, mais le reste n’était pas perdu, et on en tirait même du plaisir, car les hommes ont toujours su harmoniser leurs désirs et les moyens dont ils disposent. Je regrette que nos contemporains ne sachent pas faire ce constat tout simple et s’en servir de guide pour gouverner leurs aspirations. Aussi la mélancolie qui nous ronge l’âme et le ventre s’explique-t-elle par l’envie qui nous pousse à convoiter les morceaux des autres pendant que nous laissons gâter notre fressure.

Je ne suis pas mécontent de cette maladie qui type notre identité parce que les Anciens peuples de la Méditerranée qui débarquèrent ici à l’origine des temps plaçaient dans le foie le siège de toute la vie affective. Aujourd’hui, nous le plaçons dans le coeur et je ne suis pas certain que nous ayons raison. Nous surtout, car nous l’usons à force d’amour et de haine. Et de rancoeur, le plus souvent. Vous rappelez- vous le malheureux attaché à un pic élevé, dont un rapace enragé becquetait le foie ? Eh bien ! il faudrait peu de chose pour que nous soyons comme lui. Mais, pour tout dire, et pour bien dire, nous sommes en même temps le bourreau et la victime. Lisez notre histoire et jugez par vous-même.  Je ne sais pas comment on l’appelle, mais elle s’attaque au foie. Son nom... son nom... la thalassémie, peut-être. La thalassémie, ça existe, mais je ne sais pas si c’est vraiment pour le foie. C’est une chose ambiguë, nocive et bénéfique à la fois. C’est une maladie qui écarte d’autres maladies plus graves. Si elle nous épargne d’autres maux, tant mieux ! mais, pour ma part, je n’y crois guère. Je n’ai jamais voulu en savoir davantage, car la médecine ne m’intéresse pas. Thalassémie... Le mot est doux et poétique, comme le nom d’une fleur rare. Vous souriez, mon amie ? ce sont pourtant choses sérieuses. Moins sérieuses, sans doute, que l’épithélioma de votre grand écrivain, vous savez, celui dont le personnage souffrait d’un vilain mal qui était passé par là et lui avait laissé, comme il le dit avec une ironie tragique, "la fleur aux lèvres".  Nous n’en sommes pas encore là, Dieu merci, mais nous nous y acheminons. Ah oui ! On nous a construit un laboratoire de recherche particulier, destiné à déceler d’autres marques de notre identité méditerranéenne. On décrit, on étudie, on analyse jusqu’aux animaux. Porcins, équidés, insectes et batraciens, et j’en oublie, sans parler, bien entendu de tous les caprins ! Voyez-vous, chez nous l’identité court, saute, braie et bêle à qui mieux mieux. Nous sommes ainsi: identiques à ceux-ci mais différents de ceux-là. Voire identiques à nous-mêmes et différents de nous- mêmes. Mais pour la thalassémie, il serait vraiment dommage d’en conclure qu’il y a chez nous une quelconque affirmation d’identité raciale. Si l’on s’en va fouiller dans les graines génétiques, on y perd son latin. Non, c’est seulement pour dire qu’on ne peut négliger ces questions lorsqu’on cherche à comprendre les choses.

Ne vous étonnez pas de la mine renfrognée du patron que son gagne-pain devrait rendre plus aimable. Il a l’air d’un ours mal léché, mais c’est une âme très délicate. Vous avez sans doute lu des ouvrages sur les moeurs de ce pays et de ses habitants. On nous a bâti une mauvaise réputation que nous ne méritons vraiment pas. Je vois que vous froncez le sourcil, ma chère. Ne vous inquiétez donc pas; je ne vais pas vous raconter, moi aussi, les humiliations, le mépris et les malédictions dont nous ont couverts les récits des voyageurs, soldats, magistrats et gouverneurs débarqués un jour sur nos côtes. Il est un fait que nous sommes fiers, même lorsque nous exerçons un métier qui, en d’autres lieux, conduirait les gens à veiller davantage à leur intérêt personnel et, par voie de conséquence, aux aises et au confort de leur clientèle, qu’il s’agisse de fidèles ou de touristes de passage: car il faudrait s’attacher les uns et mieux plumer les autres. Si vous oubliez ce caractère qui est le nôtre, je crains que la chronique que vous avez l’intention d’écrire ne soit hérissée de points d’interrogation ! J’en serais vraiment navré, car vous n’êtes pas comme les autres. Quand vous êtes entrée, j’ai cru voir Altea.

Ici, on boit le café à la mode française, comme vous dites. On peut même ajouter que, la plupart du temps, ce n’est que de l’eau. Non, je vous remercie; il y a plusieurs années que je n’ai plus touché de cigarette. Pas du tout: il n’y a pas de vertu là-dedans. La vérité, la voici: nous sommes peu nombreux, et nous devons nous ménager. Les gens qui réfléchissent doivent prendre quelques précautions pour ne pas compromettre l’avenir. Cessez d’écarquiller les yeux car vous ressemblez tout à fait à Altea, et je ne veux pas renouer les fils d’une liaison sentimentale qui n’a duré que tant que j’ai pu l’étonner. Ce n’est ni par prétention ni par vanité. C’est une autre forme de militantisme. Un sacrifice, bien entendu, mais il ne nous coûte pas si cher ! Nous nous rattrapons sur l’espoir. Altea s’est moquée de cette précaution, tout comme vous. C’est à ce moment-là que j’ai perdu le fil.

Une de mes journées ? Ce n’est pas ce que vous avez dit au téléphone . Il s’agissait d’interroger un témoin de la crise, un intellectuel, voilà tout. Quand je suis venu ici, j’étais un peu inquiet. Je ne crois pas qu’il y ait vraiment d’intellectuels chez nous, car nous avons tous en tête un fond d’humus, une pincée de fumier et un brin de crottin. Quant aux intellectuels, vraiment, je ne vois pas. Mais je suis tout de même content de l’honneur d’avoir à parler pour un journal comme le vôtre. Faites donc l’effort de comprendre que je ne m’attendais pas à ce changement de projet. Généralement, les journalistes nous demandent pour avoir des informations sur le passé et sur l’avenir, les traditions d’hier et d’aujourd’hui, la politique et la violence, l’idéologie des autonomistes, des sujets qui nous sont familiers et que nous avons l’habitude de traiter et d’expliquer. C’est plus facile. Mais vous... ce n’est pas que l’idée me déplaise, mais, en toute franchise, elle me dérange un peu. Tant que vous voulez dévoiler la communauté, c’est possible. Mais vous, vous cherchez l’individu, la personnalité intime, le portrait d’une personne à travers ses faits et gestes de tous les jours. Je suis honoré que vous m’ayez choisi, mais ces choses-là ne viennent pas toutes seules. Promettez-moi d’employer un pseudonyme; autrement, je ne peux rien dire. Nous sommes tous en passe d’être jugés, un jour ou l’autre. Pour moi, plus on recule cette heure, plus je suis satisfait.

J’essaierai de vous dire ce que vous attendez de moi, mais je n’y vois rien d’intéressant pour vos lecteurs. Comment se déroule une de mes journées ? Je ne vais pas y réussir si vous ne m’aidez pas... Bon ! Altea aussi gardait le silence, au début, lorsque je lui ai demandé de m’aider à parler. Je n’ai pas mis bien longtemps à comprendre que ce silence fait partie de votre stratégie de l’entretien journalistique.

Tenez, je pourrai vous parler de ce lieu. Pour le reste, je ne vois pas que dire. Mais, soyez sans crainte, je resterai dans le sujet. Le lieu, c’est très important pour nous. Voyons, dans ce lieu-ci, vous, que voyez-vous ? la mer, le ciel, et au-dessus, le soleil, n’est-ce pas ? Eh bien ! pour moi, ce sont les platanes par dessus tout. Si vous effacez les platanes, vous effacez le lieu lui-même ! Aussi longtemps que je me souvienne, je m’attache aux platanes... Aujourd’hui, j’en suis persuadé, car, l’âge venant, j’ai décidé de tenter de saisir le caractère de chaque instant, en vue d’un projet immense que l’orgueil soutient, à vrai dire, plus que l’amour de la vérité. Je ne sais si je parviendrai à m’expliquer clairement, car je voulais le dire par écrit. C’est aussi un peu pour cela que je suis venu. C’était un projet de livre. Les platanes y tiennent une place centrale. Ce qui m’arrête depuis toujours, ce sont les platanes. La difficulté vient du fait que cette essence n’a aucun passé littéraire. Et pourtant, sans les platanes, le livre n’a plus aucun sens. Pour ce lieu, du moins. S’il s’était agi de châtaigniers, la chose aurait été différente. On ne m’a pas attendu pour écrire le livre des châtaigniers. Des châtaigniers et de la fougère. Ce qu’on a dit et écrit sur ce lieu est un immense champ de fougères parcourues par le feu et par l’encre. Et l’épouvantable vacarme des châtaigniers qu’on abat. Avez-vous remarqué que les poètes ne parlent guère du platane, et que les peintres ne veulent même pas en entendre parler ? Si ce n’est le fanatique à l’oreille coupée, vous pouvez toujours chercher. Pourtant, sans les platanes, ce lieu n’est plus à moi. Sans les platanes, les jours s’enfuient et tous les instants se ressemblent. Je vous le dis d’une manière un peu naïve, mais, chère amie, je parle et je m’entends. Tenter d’assurer le souvenir et le garder tout frais à l’esprit, est à n’en pas douter, une folie, si l’on accepte de considérer, même pour un instant, l’étirement infini du temps. Nous savons, heureusement, qu’il n’y a pas autre chose à faire. Ailleurs, il paraît qu’on peut choisir, mais ici, on ne peut pas. Cette conscience des limites nous donne la patience têtue des gens qui comptent les jours appelés à se perdre sans espoir de retour. Certains disent que nous ne brassons que de la fumée. Ils ont sans doute raison. Mais s’attacher au lieu et au temps est notre unique devoir, notre unique but. Des brasseurs de fumées, voilà ce que nous sommes ! Mais nous avons aussi l’espoir de brasser un peu d’avenir, en cours de route...

Je connais ces platanes depuis mon enfance, depuis une cinquantaine d’années. Nous étions une bande de garnements qui venions ici récolter les pierrettes. Nous descendions des quartiers qui se sont accolés les uns aux autres, tout au long de l’histoire de notre ville. Je ne peux pas vous renseigner vraiment ni sur les pierrettes ni sur le désir que nous avions de les récolter. Ce sont des bouchons de bouteilles d’eau minérale ou de limonade. Dans les quartiers où nous habitions, on n’en trouvait pas parce que les débits de boissons ne servaient pas autre chose que des verres de vin -mais la quantité ingurgitée compensait l’uniformité du liquide et je ne vous dirai rien de l’affluence que provoquait le patron en suspendant sur sa façade un bouquet de feuillage pour indiquer qu’il venait de recevoir du bon vin ou du vin nouveau. Il nous fallait donc franchir nos limites et nous débouchions ici, sur les terrasses des cafés de la Place. C’était l’époque où les garçons savaient faire tourner sur leur index leur plateau chargé de verres et de bouteilles. Les enfants les entouraient et ramassaient les pierrettes. Plus d’une fois, le patron, qui ne voyait pas d’un bon oeil cette troupe de garnements, s’emportait et nous poursuivait. Il fallait s’enfuir au plus vite et nous ne nous attardions pas. Nous nous enfuyions, puis nous retournions. Nous revenions pour récolter les pierrettes. Nous négligions les plus déformées et nous prenions les autres pour les redresser, de retour dans le quartier, avec un caillou pointu. Nous les retournions, retirions le cercle de liège qui protégeait le métal à l’intérieur du bouchon, et, à petits coups de caillou, nous leur rendions adroitement leur forme primitive. Je n’ai jamais su à quoi correspondait cette thésaurisation obstinée dont nous pouvions retirer Dieu sait quoi, excepté des réprimandes et des frayeurs. Je me le suis demandé plusieurs fois, mais personne n’a jamais pu m’indiquer l’intérêt d’un tel jeu ! Peut-être les pierrettes elles-mêmes nous importaient-elles peu mais y trouvions-nous l’occasion d’affirmer, face à une classe sociale que nous croyions bourgeoise, notre volonté de jouir du territoire entier d’une ville qui, bien que soutenue par le travail pénible de ses quartiers, ne reconnaissait que la puissance de l’argent. On nous avait chassés de la Place, il fallait se venger: en récoltant toutes ces pierrettes, nous annoncions peut-être par là des luttes sociales à venir. La vengeance des pierrettes: quelle dérision ! Et c’est pour cela que les platanes ont pour nous, gens de la ville, le goût du combat contre l’insulte et l’injustice. Des coups de pied au derrière qu’il faut bien encaisser, des fuites à perdre haleine jusqu’au moment où l’on pourra, ayant recouvré son territoire, souffler un peu avant de préparer sa revanche.

J’étais devenu adulte lorsque j’ai voulu peindre ces platanes en hiver, tout mouillés sous la lumière verdâtre des réverbères raffinés de la place, mais je les ai laissés grandir sans avoir jamais tenté de réaliser mon projet. J’avais conclu qu’il était impossible d’y inclure, outre les pierrettes, la mère guindée, l’empereur schizophrène et les fanfares silencieuses, l’éclat de rire qui m’avait réveillé, un soir, au début d’un printemps qui tardait à s’imposer. C’était un autre visage de la folie qui m’a marqué au point que je ne l’oublierai jamais. Imaginez un homme encore jeune, au regard ardent comme des charbons rougeoyants. Il avait grimpé sur un platane et riait sous la pluie d’un mois de février qui tombait à verse. Il se trouvait là, et je ne peux m’ôter son image de l’esprit. C’était en pleine nuit, au début de février. Ce devait être... inutile de préciser la date, car ces choses-là se rient des années qui passent.

On disait dans la ville que l’homme avait perdu l’esprit, un jour, en Algérie. Ils étaient partis en patrouille comme d’habitude. Une sortie ni plus calme, ni plus dangereuse que les autres. Puis il s’était arrêté pour -excusez-moi- accomplir un besoin naturel et n’avait pas retrouvé ses camarades perdus dans une région sans marques et sans visage, où l’oppression coloniale avait réussi à armer un traquenard derrière chaque touffe d’herbe. Il avait soudain entendu la mitraille, puis plus rien. Pas un bruit sur cette terre mêlée de sables. Le silence et la fournaise d’un pays étranger où l’air brûlait. Après avoir erré pendant des heures, il les avait retrouvés. Découverts étendus de tout leur long dans la poussière, égorgés au couteau. Voilà pourquoi, depuis cet instant, il vagabondait dans les rues, dans les ruelles et sur les places. De temps en temps un fou rire le secouait, sa bouche écumante imitait le fracas d’une mitraillette et il égorgeait l’air d’une main maladroite. La nuit où je l’ai vu, il avait grimpé sur un platane et son rire m’avait conduit jusqu’à la fenêtre. Il était assis à califourchon sur une grosse branche. Toute l’eau de la nuit coulait sur ses épaules. De temps à autre, il redressait la tête et défiait les éclairs. Il avait l’air d’un revenant. Allez donc dépeindre des revenants sur une toile ! Avec le temps qui est passé sur cet épisode, j’ai mis la main sur un bon prétexte. Quand on me demandait pourquoi j’avais abandonné la peinture alors que mes débuts laissaient présager quelques succès dans le domaine des arts, je répondais que je n’avais pas assez de ce talent qui fait le véritable peintre, celui qui a approfondi ses connaissances et dont la maîtrise technique permet de réaliser chaque chose selon l’idée qu’il s’en est formée dans son imagination.

Pourtant, je n’ai jamais résolu le problème de ces platanes-là. Il s’imposent à mon esprit, réellement tels que je les ai vus, et, en même temps rendus, sans altération aucune, à l’essence abstraite d’une figure de l’amertume qui m’envahit tout entier à l’écoute des saisons, et plus encore à celle des désirs que je n’ai jamais su étancher.

J’avais donc décidé ou d’oublier les platanes, ou d’écrire un livre où ils pourraient occuper la place centrale, et retenir le vécu de mon existence passée, sans estomper les désirs et les événements actuels, mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Je n’ai donc pas écrit ce livre, et je ne crois pas qu’on puisse l’écrire.

Avez-vous vu, dans ce groupe de jeunes gens attablés, comment l’un d’entre eux m’a salué: il y avait, dans son bonjour, un peu de connivence et peut-être aussi un certain respect. Son père, ou un membre de sa famille, lui aurait-il indiqué qui je suis ? Je pense plutôt que ce salut est dû à l’image publique que mes travaux d’écriture sont susceptibles de m’avoir façonnée, sans même que je l’aie voulu. Je ne pense pas être excessivement fat, mais le sentiment de satisfaction que je ressens lorsque quelqu’un me salue que je ne connais pas, me laisse penser que je pourrais avoir quelque vanité, chose que je ne vous aurais pas avouée si vous ne ressembliez à Altea. Mais cela n’explique pas tout, car l’orgueil et la vanité ne sont pas, chez nous, choses si rares. Souvenez-vous toujours que nous sommes peu nombreux et que vos collègues insulaires puisent toujours dans les célébrités locales pour emplir les colonnes de leurs journaux.  Non, l’origine de ce sentiment que je serai sans doute obligé d’identifier comme un plaisir me paraît être moins affective que mentale et je ne serais pas étonné d’apprendre qu’elle tient à la capacité qu’elle m’offre de ressembler, de l’extérieur, à la personnalité pleine d’assurance, de sérieux et d’intelligence que l’on croit être ma nature. Un homme qui passe pour ruminer sans cesse quelque projet d’envergure, et qui chemine, pensif, vers la réalisation d’une oeuvre puissante et digne, pour l’intérêt de tous. C’est ainsi que j’apparais et je confesse que je ne me sens absolument aucune envie de démentir cette conséquence de la réputation qui m’est faite. Dans les premiers temps qui succédèrent à cette découverte, je me suis senti un tantinet honteux, à observer l’immense différence séparant -comment dire ?- ma figure sociale et ma nature réelle. J’ai par la suite appris à me satisfaire de ce qui en résulte et m’assure une attitude extérieure sereine et une certaine paix intérieure: disons que ce doit être cela, la Culture... J’espère que la contradiction ne vous étonne pas, madame, car je ne l’introduis que pour la bonne tenue rhétorique de mes explications. Je n’ai pas l’habitude de me dévoiler de la sorte et je vous parle comme je ne m’en serais pas cru capable. Ce n’est pas seulement notre amitié commune pour Altea qui me pousse, mais aussi l’impossibilité où je me trouve de garder entièrement secret un tel stratagème. A force de vivre cette ambiguïté entre la manière dont je suis perçu et la réalité de mon caractère, je me suis dit qu’au fond, elle ne doit pas être si rare, étant donné que je m’y suis conformé sans scrupule excessif ni grande difficulté.  Culture, Nature et Figure sont les trois sommets du triangle sémiotique qui explique toute notre manière de vivre.  Je me suis également rendu compte que ce semblant de paix que j’ai conclue avec moi-même doit beaucoup à l’idée que je suis, pour autrui, exactement tel qu’on me croit. C’est ainsi que m’envahit souvent une idée évidente: cette erreur des autres abolit l’incertitude que je ressens en moi à tout moment. Poussons plus loin pour nous jeter à corps perdu dans les voies de la superbe: je vous dirai alors que cette analyse psychologique pratiquée sur moi-même m’agrée autant que la manière dont je viens de vous l’exposer. Ne croyez- vous pas, sincèrement, qu’il y manque très peu de chose pour en faire un vrai dicton, ou une sentence morale ? Je l’ai déjà écrite, mais je voudrais rouvrir le filon de cette opinion, le creuser pour en extraire la substance philosophique et donner à ce jugement la forme ultime qui pourrait en faire une pensée forte et la première formulation d’une loi psycho-sociologique à l’usage des sociétés exiguës où l’homme qui a réalisé quelque chose, sans que l’on considère la qualité intrinsèque de cette réalisation, se procure de surcroît l’admiration naïve de ses contemporains et, pour les plus ingénieux, celle des jeunes générations.

Vous vous étonnez de me découvrir si futile, voire si vaniteux . Non, ne protestez pas car je le lis sur votre visage. Dès qu’Altea eut entendu ma confession, elle manifesta clairement le refus de mon attitude d’esprit et nous faillîmes nous quitter dès notre première rencontre. Mais c’est égal, car cela me fait du bien. Car vous êtes mon miroir. Quant aux autres, les grincheux de chez nous, je les entends d’ici. Ils diront que ces mesquineries s’accordent bien mal avec le projet d’une chronique sur notre pays et sur son identité. Non, laissez-moi continuer; il faudrait être vraiment naïf pour ne pas comprendre que, sous prétexte d’interroger un individu et de décrire une de ses journées, vous avez l’intention de faire le portrait de tous les habitants, de leur esprit et de leurs coutumes ! Car la journée d’un écrivain de chez nous n’est-elle pas identique à celle d’un écrivain d’ailleurs ? Pour les uns, l’écriture est un métier; pour les autres, un loisir. Nous autres, écrivains d’ici, nous avons peut-être plus de loisir, parce qu’on ne nous lit guère et, par conséquent, il nous suffit d’écrire quelque chose de temps à autre. Mais pour le reste, il n’y a pas grande différence. Vous vous êtes trahie, ma chère: l’identité des écrivains n’intéresse pas les bons quotidiens. Etant donné la réputation du vôtre, il s’agit d’autre chose. N’est-ce pas le général sous le particulier ? C’est un jeu plaisant, mais vous ne pourrez pas nous avoir si facilement. Vous arrivez en plein désordre. Hier nous avions une crise politique; aujourd’hui, elle est sociale. Vous avez pris position à chaque coin de rue, de conflit et de discours, et vous voudriez qu’on gobe cela ? Mais, cela n’a aucune importance, car nous avons rarement l’occasion de parler de nous-mêmes, la communauté faisant toujours l’essentiel du discours public. Tenez, si vous êtes d’accord, nous pouvons conclure un pacte et continuer notre échange. Moi, je fais mine de croire que vous vous intéressez à moi, et vous, quand vous verrez que je m’égare, tout doucement vous me remettez dans la bonne voie et vous me conduisez de nouveau où vous voulez que j’aille. Cela peut tenir la route: chacun de nous croira qu’il suit son chemin propre et en tirera quelque avantage. Si l’on ne fait pas semblant, on ne peut rien échanger.

Puisque nous voilà d’accord, je ne veux pas laisser mes grincheux sans leur répondre. Ils n’ont pas tort, après tout, excepté le fait que c’est vous qui m’avez conduit hors de ce qui constitue nos priorités communes. J’ai bien envie de dire comme eux... La communauté, c’est ce qui nous permet de vivre sans la foule des soucis qui assiège l’être humain lorsqu’il n’est qu’un individu. Dans ces conditions, il est dangereux d’insister sur l’individu, sur le particulier, sur le sentiment mi-clair mi-obscur qui m’incite à penser que ce que je vois, ce que je pense et ce que je ressens est sans lendemain. On ne doit pas s’en étonner. Si vous laissez la bride sur le cou à l’individu que vous portez en vous, qui sait où il peut vous mener ! Nos ancêtres l’ont compris tout de suite. Ils y ont pourvu en maîtrisant chaque geste et chaque parole pour les évaluer à l’aune de la mesure collective. C’est de là que sont nés les traditions et les proverbes populaires. Et puis, au cours de l’histoire, ils ont presque réussi à faire une vertu d’une nécessité. C’est donc de votre faute, avec vos questions bizarres. Vous arrivez et vous détruisez tout. L’oeuvre de siècles et de siècles. Une règle de vie bâtie sur de subtiles concessions, ajustées et reproduites de jour en jour, des accords tacites mais très clairs pour les deux interlocuteurs. Des silences bien étudiés, des menaces et des condamnations, certes, mais limitées à un regard de feu qui va bientôt s’éteindre. Mais surtout des mots emprisonnés aux mille détours de la conversation. Voilà une muraille dressée après bien des épreuves, à la sueur de son front. Vous vous rendez compte ! Voilà ce qu’ils diraient...

Or vous, vous arrivez dans un pays d’égalité où chacun ressemble à son semblable; vous donnez un coup de pied dans la ruche et chacun est rendu à son individualité de nature. C’est de là que vient la nostalgie. Vous autres journalistes, vous êtes des assassins de culture et des semeurs de nostalgie, car vous nous forcez à parler de ces détails qui compromettent l’unité de pensée et d’attitude. C’est alors que naît la nostalgie et que la volonté mollit. Vous venez, vous nous faites parler, et nous nous trouvons sans défense. Et d’autant plus audacieux que nous n’en avons pas l’habitude.  Voilà ce qu’ils diraient. Je vous le dis aussi.

Mais, après tout, le danger n’est pas si grand, ni si grande l’audace. Je ne crois pas que celui qui a choisi d’écrire en langue vernaculaire soit exposé comme les écrivains des grandes langues. Nous autres, écrivains mineurs et intellectuels de province, nous avons carte blanche ! Cette liberté, c’est le nombre restreint de nos lecteurs qui nous la donne. Si nous avons cent lecteurs fidèles chacun, c’est un succès ! Autrefois, je pensais différemment. Je prétendais faire partie du cercle des Ecrivains, tout simplement. Or il n’ y a là ni écriture haute, ni écriture basse. Ni langue majeure, ni langue mineure. L’Ecriture, tout simplement. J’en ai été convaincu pendant quelques années et puis, un beau jour, j’ai compris la leçon. Nous nous trouvions quelques-uns à discuter d’une banale question de littérature. J’ai dit mon opinion comme les autres, avec une force et une insistance que ma nature assez timide m’avait interdites auparavant. J’ai tout compris au rire courtois de l’assistance entière. Mais à cause de la fermeté des convictions de chacun des participants, ou bien du fait des boissons toujours abondantes dans ce genre de réunions littéraires, notre discussion s’est envenimée. Nous en sommes venus aux mots que l’on échange d’ordinaire lorsque l’on n’a plus ni le désir, ni la possibilité d’argumenter. Quelqu’un a parlé d’écrivaillon micro régional. J’en suis tout d’abord resté sans voix, et puis, je me suis dit que j’avais donné le bâton pour me faire battre. J’ai ressenti une blessure qui - je l’avoue- me fait encore mal aujourd’hui, avec la même intensité qu’alors. Que devais-je faire ? J’ai acheté ce costume villageois et coiffé à mon tour le grand feutre noir de l’écriture régionale. Veuillez m’excuser, car je vois que le sujet vous intéresse moins, mais je voudrais vous faire comprendre que nous nous en sentons plus libres. Ni règles, ni dogmes, ni tics littéraires, ni conventions d’écriture ou de contenu thématique. Liberté bien pauvre, en vérité, puisque vous êtes alors obligé de fixer vous-même les bornes de votre style, d’inventer des règles pour pouvoir les enfreindre sitôt qu’établies, voire de faire semblant de tenir compte des réactions imprévisibles de l’hypothétique lecteur !

Essayez donc, dans ces conditions, d’écrire sans guide et sans but, au fil de la plume et avec la certitude de ne pouvoir être ni apprécié, ni primé puisque vous êtes sûr de ne jamais subir le jugement du cercle choisi des amateurs de littérature. Notre art est une activité vraiment gratuite. C’est pourquoi nous ne vendons guère !

Je viens de faire, en vous expliquant cela, les trois- quarts du chemin. Je peux faire le reste: n’allez pas croire que j’aime écrire en dialecte ! Je veux mettre mon coeur complètement à nu. J’avais d’abord fait une tentative en français. J’avais à cette époque un ami fidèle, connaisseur en littérature et qui avait ses entrées dans plusieurs maisons d’édition de la capitale. Je lui ai adressé mon manuscrit accompagné d’un mot où je lui demandais un avis sans complaisance et son aide pour l’impression du livre que je voulais en tirer. Il ne devait avoir nulle crainte de me blesser car je lui demandais son jugement critique comme un immense service. Il pouvait aussi me laisser sans réponse si mon roman ne valait vraiment rien. Je passai un mois à attendre sa lettre, puis éclata une grève des postes qui mit le doute dans mon esprit. La réponse avait été certainement postée, mais arrêtée en cours de route. Je l’ai revu par la suite à l’occasion d’un voyage et je lui ai rendu visite. Ce soir-là, étant donné son amitié, les compliments qu’il me fit et la main lasse qu’il promenait de temps en temps sur son front, j’ai compris qu’il valait mieux ne pas rééditer la tentative. C’est ce que j’ai fait, bien que j’en sois arrivé à penser, au bout de quelques mois, qu’il n’avait eu pour moi ni fidélité, ni amitié. Je me rends compte que, depuis ce jour, je l’ai toujours évité et qu’il n’a pas, de son côté, recherché l’occasion de me parler. Je n’ai jamais cherché à élucider la cause de notre rupture, mais le fait est que, depuis cet instant, je n’ai plus fait de tentative en français. Dommage...

Voilà pourquoi, chère amie, vous êtes en ce moment même, en conversation avec un écrivain "régional", et croyez bien que, si je m’adressais à vous par écrit, je mettrais à l’adjectif deux belles petites griffes. Comment, les petites griffes ? C’est ainsi que nous appelons vos guillemets ! Cette dénomination dit mieux les égratignures que vous laisse toujours un qualificatif. Eh bien ! de la conversation que nous venons d’avoir ce matin, je m’en vais faire quelque chose comme une confession, assez véridique pour vous servir de document et assez recomposée pour que je puisse, sans m’être dévoilé tout à fait, garder une prise dans les paroles que nous allons encore échanger par la suite. Ce seront là mes Provinciales, celles que je ne pourrai jamais écrire, vu que si j’ai le monde entier dans ma tête, ma plume ne réfère qu’à cet endroit exigu, insulaire, couvert de platanes disparus, et atteint par la thalassémie.

Non, je ne vais jamais en montagne. Le coeur, ma chère, c’est le coeur. D’ailleurs, j’ai fait un voeu, il y a quelques années. Depuis ce jour, je suis lié aux platitudes des places et de la mer, avec le vent qui part en courant comme un fou, gagne le large et se baigne de songes, derrière les îles, où s’étire la terre ferme. Le continent de mes désirs. Comme Altea, chère madame, comme Altea, ce jour de libeccio où elle a voulu s’en retourner.  Donc allez-y et à cet après-midi. Prenez la rocade qui entoure et surplombe la ville. Ne regardez pas la ceinture des villages égrenés le long de la route et arrêtez-vous à l’endroit que l’on appelle "Les Bergeries"; de là, on découvre la ville toute entière. Faites attention au vent, et écrasez soigneusement vos mégots si vous fumez une cigarette. C’est toujours de là que partent les incendies. Et ensuite, avec le libeccio à l’affût, qui pourrait arrêter la course du feu ? Ah ! n’oubliez pas de cueillir pour moi quelques brins de nepeta.