Une poésie entre oral et écrit
Baratti
Scontri di 01.03.1999En mars 1999, dans le cadre de la semaine du « Printemps des poètes » s’est déroulée à l’Université de Corse une rencontre qui, au-delà de l’anecdote, en dit long sur les rapports que la poésie entretient dans l’île avec l’itinéraire qui la mène depuis toujours de l’oral à l’écrit. Et la tire souvent vers son origine, dans une circulation entre deux modes d’expression qui est l’un des traits caractéristiques de la production poétique en langue corse.
Une bonne dizaine d’improvisateurs des plus renommés étaient « montés à l’université » et le restaurant du CROUS a retenti longtemps de leurs strophes respectueuses et ironiques à propos des études universitaires et de la culture où l’écrit se veut roi. D’ordinaire ces improvisations mettent surtout en relief une conversation rimée et mordante, fondée sur la virtuosité des interlocuteurs (interrimeurs !) et la connivence d’un public compétent : telles sont les joutes chantées du chjama è rispondi (« appelle et réplique ! »). Une poésie, toute d’improvisation qui repose sur le sizain d'octosyllabes. Elle se chante sur une base mélodique identique (currente) pour tous les interprètes mais admettant une grande palette de variations sur laquelle chaque poète type son style particulier (timbre de voix, scansion). Exercice de virtuosité, compétition de talents sous le regard de la communauté: l’occasion est belle pour montrer qu’on possède le « don » et que l’on peut rivaliser avec les plus aguerris. Ces derniers garantissent d’ailleurs à celui qui a li prova (« s’y essaie/s’y frotte ») les épreuves, les éloges et/ou les lazzis rituels de l’initiation.
Comme on le fait souvent depuis que l’on a le souci de multiplier les échanges culturels méditerranéens, on avait invité les poètes du Lazio et de Toscane pour donner la réplique aux Corses en « ottava rima », une forme parallèle pratiquée dans la campagne de ces régions d’Italie. L’échange s’est déroulé au milieu de quelques dizaines d’étudiants dont la majorité n’est pas corsophone, mais on n’a pas entendu dire que les moins intéressés par cette forme de poésie furent ceux qui ne comprenaient pas la langue.
Tant il est vrai que la poésie corse dans ses productions traditionnelles tient moins au message qu’à la célébration qu’elle favorise dans l’occasion où elle naît, se développe et se perpétue. Sans doute cette remarque vaut-elle aussi en partie pour la poésie moderne dès lors qu’elle est mise en musique et diffusée par le concert et le disque.
On doit en effet insister sur l’union intime du texte et du chant qui caractérise sans interruption la poésie d’ici. A l’exception des madrigali qui donnent la primauté au phrasé musical et subordonnent à celui-ci le nombre et la longueur des vers, la poésie corse est traditionnellement façonnée et portée par une structure prosodique et rythmique contraignante qui est celle du chant.
C’est pourquoi le poème se campe le plus souvent souvent sur le sizain octosyllabique, une strophe appelée ballata (de ballà, ballu= danser, danse), un terme qui souligne les parentés qui lient la voix, la musique et le corps en mouvement. C’est d’ailleurs par ce mot retenant le thème de la danse que sont désignés dans la partie méridionale de l’île le chant et la cérémonie de déploration funèbre connus au nord comme voceru (le « vocero » du dictionnaire où l’accent est mis en revanche sur la voix). Car voix, danse, rite et sens ont si longtemps vécu de concert qu’il a fallu bien du temps et le travail têtu des catégorisations pour isoler l’objet « poésie » des conditions socio-culturelles nécessaires à l’apparition du poème et pour le désigner ainsi.
Même lorsqu’elle se plaît à pratiquer des structures prosodiques plus savantes héritées de la production de Dante, du Tasse, ou de L'Arioste, la poésie de Corse ne se départit jamais de son attache populaire et vocale. Les terzetti ou terzini (tercets de onze pieds), monodiques ou polyphoniques, connaissent ainsi une large popularité. Aujourd’hui même, ils figurent au répertoire de la plupart des chanteurs qui se réclament de l’identité culturelle. Très populaire aussi, bien que moins répandue, la strophe de huit vers, qui combine les vers inégaux 5/7/5/7/8/8/8/8, sert de support à des complaintes fameuses comme celle du « bandit » Ghjuvancamellu qui a pris le maquis pour une affaire d’honneur et qui chante sa complainte dans une langue corse mêlée de toscanismes :
Dal mio palazzu
Cupertu a verdi fronde
Sulla Tasciana
Niente si nasconde
Vedo Carbini e Livia
Vedo Portivechju e l'onde
Meditando al caso mio
La memoria si confonde (...)
(De mon palais/couvert de vert feuillage/sur la Tasciana/rien n’échappe à mon regard/je vois Carbini, Levie/Porto Vecchio et la mer/et si je songe à ce qui m’est arrivé/ma mémoire se trouble...
La structure octosyllabique est très productive dans les compositions d’aujourd’hui, même celles qui reçoivent une orchestration et des arrangements musicaux des plus modernes.
En dépit des affirmations de quelques musicologues qui regrettent la rupture qualitative entre tradition et modernité, l’observateur fait le constat de la continuité et de la permanence à travers les inévitables modifications du contexte social et culturel.
Le chant polyphonique corse, d’abord menacé puis rendu à sa popularité dans les années 1970, a en particulier promu et exhaussé à un niveau d’intérêt international la paghjella, un chant à trois voix rapidement devenu l’emblème de la cohésion et de l’énergie communautaires. Ce succès de la polyphonie a entraîné une importante médiatisation des créations d’un groupe de polygraphes militants rassemblés pour la plupart dans la revue Rigiru. Leur production poétique a bénéficié d’un amplificateur efficace et s’est ainsi largement diffusée dans la communauté. Des textes d’abord écrits comme poèmes puis mis en musique et insérés dans le répertoire des chanteurs connaissent ainsi une circulation constante entre les deux pôles qui demeurent les sollicitations, complémentaires mais aussi contradictoires, de l’oral et de l’écrit. Si l’on ajoute que le public de cette production poétique chantée est très composite, on voit comment la poésie corse peut être qualifiée de phénomène populaire, même si la notoriété des textes, des auteurs et des interprètes n’implique pas, loin s’en faut, une connaissance approfondie de leur nature et de leur signification.
La production poétique d’aujourd’hui dessine un territoire thématique somme toute assez homogène où l’on ne sera pas surpris de trouver en bonne place l’évocation plus ou moins nostalgique des travaux et des jours d’une civilisation agro-pastorale révolue ou menacée.
Les portraits et figures y prennent quelquefois les traits de l’ethnotype, mais ces compositions ne sont pas sans force dans la mesure où les structures sociales et le mode de vie auxquels le poème réfère sont assez forts et vivaces pour recouper au moins partiellement la réalité des expériences et des parcours de vie. L’inspiration qui pourrait alors tomber dans la mièvrerie et la convention revêt un caractère de témoignage existentiel fort et souvent pathétique. Il est vrai que pour en apprécier la valeur, il faut alors être informé du contexte culturel où naît le poème.
Le caractère insulaire du pays est aussi très largement sollicité par cette poésie, avec l’exaltation du relief et de la diversité des paysages, des villages et des micro-régions, avec formes, couleurs et parfums, dans une atmosphère qui se veut sage ivresse des sens. Un lyrisme sans surprise, par conséquent... Pourtant parmi les thèmes centraux et récurrents, le rapport à la terre donnée comme élément matriciel est susceptible d’un traitement très divers. L’image habituelle du terroir natal y côtoie l’hymne au « grand corps primitif » (J.Gil). Un sentiment qui relie le Corse à une géographie symbolique d’intensité, mais aussi de violence et de conflits lorsque cette appartenance est ou semble compromise. Le thème habituel de l’attachement au pays natal trouve alors des accents originaux.
A ces tendances générales de l’inspiration poétique lorsqu’elle s’enracine dans un terroir bien typé est venue s’ajouter une production peut-être plus originale et qui s’est voulue un temps en rupture avec les modes et les thèmes poétiques de toujours. Bientôt happée par le succès médiatique de la chanson, cette tendance s’est assagie et normalisée. Elle a en général repris les mètres, rythmes et les scansions de la tradition en conservant toutefois de sa volonté d’émancipation une double empreinte : le souci d’inscrire l’identité du sujet dans le lyrisme poétique et l’ouverture de la sensibilité culturelle insulaire aux grands questionnements universels. Elle a inscrit plus récemment une aire d’appartenance où se rencontrent les voix du patrimoine et les appels du projet : la Méditerranée.
Voici quelques-uns de ces textes, tous contemporains. Beaucoup d’entre eux sont aussi des chansons popularisées par le disque et le concert. Les traductions en français sont d’Hélène Bonerandi.