U CANTU IN CORSICA VISTU DA W.LAADE-1

NOTES DU JOURNAL-SITUATION MUSICALE 1955 1956-1958

Scontri di 14.11.2020

 
 
La situation musicale 1955 (Marseille)
 
Première rencontre avec la musique corse et le corse. Les enregistrements ont été réalisés dans un bar du quartier du port de Marseille. Un établissement fréquenté par des Corses qui sont domiciliés dans les parages ainsi que des soldats qui y sont en poste. Tous sont originaires de diverses régions de l’île, et principalement de la partie nord de la Corse.
Après que la propriétaire du bar, Marguerite Argenti,  ait chanté quelques airs (complaintes et, berceuses) et chansons modernes - de façon excellente - les hommes se mettent à chanter eux aussi. Ils interprètent presque tous un air, et, à plusieurs reprises des groupes se forment pour chanter des Paghjelle. J'entends toutes sortes de chansons de soldats, certaines datant de la guerre 1940-45 ; d'autres airs sont plus anciens, et certains, tout récents, sont des complaintes composées au départ des soldats. La France est en guerre avec l'Algérie. Les enregistrements se multiplient chaque jour. Le bar « Guiguite » (NdT: Bar de la Renaissance)  est rempli de Corses tous les soirs, et on peut y ressentir le plaisir avec lequel chantent tous ces gens. 
 
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Quand ils chantent, ils pensent à leur île natale : ils le disent. A part les soldats, il y a quelques "bandits" de type moderne : ils se sont pour ainsi dire « urbanisés » dans le bar - ils ne me le cachent pas 10. Quand on chante des chansons corses, tous les esprits sont doux, amicaux et aimables. En peu de jours - pratiquement sans grande sollicitation de ma part 11 - ont été illustrés tous les genres de la chanson corse.
 
La situation musicale 1956 (Niolu)
C’est pour deux raisons que je visite en premier la région corse du Niolu. Elle est en effet considérée comme une région particulièrement typique et traditionnelle de l'île ; quant à la célébration festive de Notre-Dame (a fiera à Casamaccioli, le 8 septembre, elle attire, paraît-il, des chanteurs et des poètes venus de toutes les parties de l'île.
Calacuccia est le premier endroit où je m'arrête. À part les quelques chansons modernes que quelques jeunes me chantent, je ne trouve rien. L'un de ces jeunes gens fait partie de la famille Leca. Sa sœur Janine est lycéenne à Bastia, mais est actuellement à la maison pendant les vacances. Elle me promet de demander à sa grand-mère à Bastia des chants anciens 12. Je ne peux pas trouver une personne âgée pour chanter devant le micro à Calacuccia, et on me dit à plusieurs reprises, que dans le village il n'y a plus personne qui connaîtrait des chants anciens.
C'est pourquoi, deux jours plus tard, je me rends à Casamaccioli , où aura bientôt lieu la célébration de la fête. Je suis installé dans une pièce de la  mairie. Bientôt, j'ai la visite de quelques curieux et déjà les premiers enregistrements sont réalisés. Les jours suivants, cette activité s’est poursuivie comme elle avait commencé. Je fais surtout des enregistrements avec quelques frères de la famille Luciani et leurs amis. Ours-Jean Luciani,  ancien berger, a lui-même écrit de nombreux poèmes et chansons. C’est une personne calme, mais déterminée et d'une cordialité simple et spontanée. Il est sans doute fier de ce qu'il peut réciter d’une manière simple et modeste. Son frère Joseph a également écrit plusieurs chants dont il interprète quelques-uns. Chaleureux et toujours joyeux, le jeune boulanger Michel Galeazzi, qui ne chante pas particulièrement bien mais volontiers et beaucoup, se met à chanter de très bonne heure dès le matin en travaillant sa pâte à pain, tandis que le village dort encore.
10         Peu de mois après ma visite j'ai reçu une lettre de Marseille dans laquelle on m’a communiqué qu’untel était mort cette année-là, tué par balle. C’était un gangster, et celui qui l’avait tué, un rival, un gangster lui aussi. Le rôle des Corses dans la pègre de Marseille pourrait être considéré comme un dérivé altéré du banditisme né dans la deuxième moitié du siècle précédent (voir Marcaggi en 1933 ; Versini en 1964 ; Bazal en 1973) et qui a trouvé sa fin officielle en 1935 avec l’exécution de Spada.
11         Étant donné que le produit de la chanson corse m'était alors inconnu, tout au début je ne pouvais pas émettre de souhaits particuliers quant aux chanteurs. Lorsque des choses aussi intéressantes que les Paghjelle sont apparues, j'ai naturellement demandé que l’on en chante davantage.
12         Ceux-ci ont été pris en 1958 avec Janine à Bastia.
 
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Lors de la messe solennelle de la Foire de la Santa du Niolu, il n'y a eu que des chants latins (grégoriens) et français (cantiques). Lors de la procession avec la statue de la Vierge, le célèbre  "Dio Vi Salve Regina". Voici comment j’ai décrit ainsi ce qui s'est passé la nuit sur le champ de foire (Laade 1960 : 253 s.) :
"Après la messe et la procession, tout se passe sur la place du village. Celle-ci est devenue un véritable champ de foire. Les haut-parleurs beuglent, les vendeurs de stands vantent à grands cris toutes sortes de produits. Les gens sont attroupés autour des tentes de jeux de hasard ... J'étais assis le soir avec quelques personnes quand j'ai soudain entendu une voix féminine, chantant de l'autre côté de la place. Je m’y suis dirigé, et je suis arrivé à un petit stand de vin entouré de canisses. Une lampe à pétrole éclairait faiblement les environs. Et là, se tenait la propriétaire du débit de boisson faisant éloge de ses breuvages en chantant. Spontanément, elle a improvisé sous forme de tercet des appels aux passants. Un homme s'est détaché d’un groupe et s'est avancé devant le stand puis a répondu à son tour avec des tercets. Les rires des gens présents m’ont traduit que ses paroles devaient être pleines de moqueries acerbes. La propriétaire s’est alors tue, mais lui a continué. Un deuxième homme s'est alors approché et adressé avec des vers provocants au premier mais celuii-ci lui répondait. Un troisième homme les a bientôt rejoints et c’est ainsi qu’a débuté un des célèbres concours de poésie corse. Il s’agissait de trois personnes, de simples paysans de trois provinces différentes de l'île  qui se défiaient en chantant de vers. Le Niolu a ainsi affronté la Castagniccia et la Balagna. Les passants s'arrêtaient, car ce genre de chose captivait l'âme corse. Désormais, le jeune gars de la Castagniccia au visage sauvage, la casquette enfoncée sur le front, est attablé et incliné à la table du bar. Sa voix rauque et aiguë contrastait  étrangement avec l'organe sonore et doux de son concurrent. Celui-ci, le représentant du Niolu, était fièrement dressé devant la table, le chapeau de berger à large bord sur la tête, les mains sur sa canne de berger plantée devant lui. L'homme de la Balagna, de petit taille, corpulent et aux traits de visage doux, était assis à ses côtés et a répondu aux strophes des autres d'une voix tendre et assez fine. Une tension incroyable régnait, tant du côté des concurrents que du public. Les yeux suspendus aux lèvres de celui d’en face, on essayait de deviner ses mots avant qu'il ne les ait prononcés. Alors que le troisième vers approchait de sa fin, la réponse de son rival était souvent prête à jaillir avec excitation. Chacun faisait appel à sa muse pour qu’elle puisse lui suggérer des mots forts et bien pertinents, et aussi durs que soient les défis, les mots utilisés montraient une étonnante politesse. Là s'expriment la fierté et toute la noblesse chevaleresque du berger de montagne. On entend encore et encore "scusate, o caru amicu" - "Excusez-moi, cher ami", ou "Permettez-moi, cher ami, de vous dire quelques mots sur "  ... "si vous vouliez bien me prêter l’oreille". J'ai entendu, comment celui du Niolu a fait reproche à l'homme de la Castagniccia d’un laisser-aller chez ses compatriotes. ... Et, de nouveau, celui-ci a décrit à son rival dans quel l’état lui, il serait, si un jour il devait retrouver toute sa famille au purgatoire. "Cher ami ", répondit l'homme attaqué, "écoute-moi bien ! A la dernière festa, j'ai chanté avec le célèbre Pampasgiolu (poète du Niolu). Et mes mots étaient si bien qu'ils m'ouvriront aussi la porte du paradis » 13. Inlassablement, les vers s'envolaient et inlassablement, les spectateurs écoutaient. Vers 10 heures du soir, les premiers vers ont résonné. À 5 heures du matin, j’entendais toujours chanter «  les coqs de combat » depuis ma chambre. 
Le lendemain quelques chants sont enregistrées sur le champ de foire avec des personnes de différentes parties de l'île (Castagniccia, Aleria, Casamozza), et surtout avec la poétesse Rosa Giansili d'Orezza, qui chante ses poèmes au micro devant un stand de jeux de hasard et en vend les textes sous forme de feuillets.
 
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Le lendemain, je dois partir. Sur le chemin d'Ajaccio, je fais une halte à Evisa. Un homme que j'ai rencontré pendant la fête m'y a invité pour une journée. Et il a prévu une surprise agréable. Après le dîner, alors que la rue était presque plongée dans le noir, il me conduit à un bar proche duquel provenait déjà la musique. Devant l’entrée, dans une faible lumière venue  de l'intérieur, des hommes sont assis dans l'obscurité. Trois jeunes garçons chantent, et l'un d'eux joue de la guitare. Tous les gens présents écoutent attentivement.
 
La situation musicale en 1958 (voyage circulaire) :
 
De l’abondance des impressions recueillies à l’occasion de ce voyage circulaire, il n’est possible de relever que quelques-unes. La richesse musicale était en général assez bonne, avec des différences locales et régionales, dont nous parlerons plus tard. En général, on pouvait trouver les hommes discutant entre eux dans les cafés de villages et jouant aux cartes ou à la loterie : la plupart des hommes âgés étaient des retraités. Là, il n'était pas difficile de les inciter à chanter, et une fois le premier pas franchi, il n’y eut pas de timidité devant le micro. Chanter était un plaisir et un divertissement ; la prise de son et l’écoute de l'enregistrement ont fait l’objet de discussion et d’amusement. Il était conseillé de tenir les jeunes garçons à l’écart du micro. Car une fois que ceux-ci commençaient à se produire eux-mêmes - avec presque exclusivement des chansons modernes et déjà répertoriées- les plus âgés se contentaient d’écouter, sans chanter eux-mêmes.
 
Si je rencontrais les habitants d'un village en deuil car quelqu'un venait de mourir, il était impossible d’amener l’un d’eux à chanter et faire des enregistrements sonores. De certains villages où l’on aurait pu s'attendre à des résultats intéressants, on a dû s’en aller comme on était venu (Rusiu14, Bustanicu, Mazzola, Pedicroce).
 
Curieusement, je n'ai rencontré aucun chanteur à Merusaglia. Excepté  Casaromani, qui lui, était indisposé et... qui avait des allures très arrogantes de star. Tout le monde me dit : "Tu dois venir aux élections : beaucoup de chanteurs sont là". Je demande : "Où sont les chanteurs maintenant ?" Réponse : "Congelés" : A  la mi-mars, c’est assez hivernal dehors. On me dirige sur Orezza et le canton de Boziu (Castagniccia) : "Là, tu peux enregistrer une semaine entière de musique !" 
 
Quelques jours plus tard, je me plonge au cœur même de la campagne électorale :
 
"A Cateraghju-Aleria, un groupe de Jeunes m'a invité à aller avec eux à Zalana. Le porte-parole et chanteur du groupe a déjà chanté quelques chansons, un voceru et une chanson qui décrit un voyage en mer avec le navire "Ville d'Ajaccio". Il a chanté en Paghjella avec deux hommes de Cateraghju, et puis une chanson sur les prochaines élections à Zalana : Lucien Poggi
 
14 J'attendais un muletier de Rusiu à Ponte à Lanu. Il a téléphoné pour dire que le chemin était trop enneigé et qu'il ne pouvait pas venir. D'ailleurs, ma visite aurait été inutile, puisque le village venait juste d’être en deuil. Aujourd'hui, c’est une route praticable en voiture qui mène à Rusiu.
 
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(…)
Ils chantent et boivent, et puis nous repartons. Il fait déjà nuit. On me dit : "Quand des élections ont  lieu, nous devons chanter. Sans chansons, une élection ne vaut rien". À Zalana, je suis conduit en triomphe au café du village et là, je dois faire entendre la chanson des élections et les autres enregistrements de Lucien, mais surtout, continuellement, la chanson des élections.  On en chante ensuite une nouvelle, qui est également destinée à la prochaine élection, on chante quelques tercets, un lamentu, le lamentu d'un prisonnier de guerre corse. Lucien chante une chanson sur la spécialité de la saucisse corse, les ficatelli, et à nouveau la chanson des élections que nous avons déjà enregistrée à Cateraghju. Ensuite on continue en voiture dans une nuit maintenant encore plus sombre, sur une étroite route de montagne, avec le bas côté qui disparaît dans la noirceur incertaine du ravin. Et nous ne sommes plus tout à fait sobres. A mi-chemin, Lucien, s’assoupit quelques minutes, la tête sur le volant pour récupérer,. Puis, nous arrivons à Planellu. Je dois à nouveau faire entendre tous les enregistrements de la journée, et une fois de plus, on est particulièrement fier de la propagande électorale. Un groupe de Pianell chante des Paghjelle, et deux hommes improvisent des tercets, dont l'un exprime en poésie son opinion sur l’élection à venir. Dans une autre chanson de propagande électorale, on déplore le manque d’entretien  de la route de Pianellu.
Au cours de la semaine préélectorale j’entends sans cesse des chansons de propagande, et de manière encore plus importante en Balagne. Et chaque fois que l’on chante les nouveaux morceaux actuels, on se rappelle en même temps certaines chansons des années précédentes.
Dans la Castagniccia, le canton de Boziu était sûrement le plus riche musicalement. Il y avait des Paghjelle dans chaque village. Beaucoup d'hommes pouvaient improviser des Terzine, et connaissent de nombreux Lamenti. C’étaient toutefois les violoneux de Sermanu qui constituaient la surprise particulière. Et parmi eux surtout Don Mathieu Giacometti , musicien dans l’âme et de tradition familiale, chanteur-poète-violoneux, improvisateur de chants de louanges, d’éloge et de glorification  pour toutes les occasions imaginables. C’est donc spontanément qu’il a écrit une chanson accompagnée au violon pour la famille de ses proches, car c’est dans leur maison que nous avons fait les enregistrements sonores. Et avec quel enthousiasme Don-Mathieu fit de la musique, avec quelle joie il chanta au micro, joua et - expliqua-t-il- une Currente après l'autre, un genre de danse après l'autre ! Et tout cela dans la salle noircie par la suie au plafond ; a grata, d’où, au-dessus de la cheminée au feu de bois, le Fucone, pendaient pour être fumés jambons et saucisses….
 
À Bastia en 1971/72 j'ai encore trouvé des cartes postales qui le montrent lui et sa famille dans une pièce traditionnelle typiquement corse, à Sermanu. Lui-même, il était déjà décédé : c’était le dernier chanteur de Currenti et violoneux Corse ! La maison à Sermanu dans laquelle nous avons fait les enregistrements, était également visible sur les cartes postales, mais elle tombe depuis en ruine. Il y avait au moins encore en 1958 un violoniste à Rusiu, un endroit où je ne pouvais pas me rendre à l'époque. C'était Pierre Rocchi , le dernier violoniste de village de Rusiu et le père du chanteur Charles Rocchi, devenu célèbre grâce à des disques. On peut entendre Pierre Rochi jouant des Currenti sur quelques enregistrements de disques (par ex. Véga V 45 P 1737).
 
En allant vers le sud, le travail est devenu bien plus difficile. Il n'y avait que quelques personnes, isolées, avec lesquelles il était possible de travailler, qui pouvaient et voulaient chanter et connaissaient des morceaux intéressants. L’octogénaire Marc-Marie Santini de Portivechju a chanté d'une voix tremblotante nombre de vieilles complaintes funèbres et de lamenti de bandits comptant des nombreuses strophes. Dans Auddè, j'ai surtout enregistré des lamenti. Mais partout on m’a orienté vers le poète Jean-André Culioli, le "barbu" (U Barbutu) di Chera. 
 
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Chera est accessible par un étroit sentier de montagne avec beaucoup d'éboulis. J'ai écrit sur la rencontre avec Culioli (Laade 1960 : 252) 15 :
 
"Quelques maisonnettes se trouvaient là, dans la solitude désolée des montagnes : Chera, la maison du poète. Mon petit guide m'a conduit directement à la maison de Culioli. Et le voilà lui-même qui paraît sur le seuil, grand et large, vêtu de velours côtelé noir, un chapeau souple noir audacieusement courbé sur la tête. Et n’oublions pas sa barbe abondante, qui lui a valu le nom de "U Barbutu di Chera". Une apparition comme si les montagnes elles-mêmes lui avaient donné naissance. 
Aucune longue explication n'était nécessaire, Culioli comprenait pourquoi j'étais venu le voir. Un café chaud m’a été offert, comme l'exige l’hospitalité… Et tout devint silencieux lorsque Culioli se leva de sa chaise. Son visage et les mouvements expressifs de ses mains ont illustré de façon vivante ce qu'il expliquait. Il m'a exposé en français,  ce qu'il chanterait en corse. "Regarde là-haut" - il montre par  la porte ouverte - "Regarde le rocher là-bas ! Dressé comme un œuf debout, comme un monument ! Depuis combien de temps est-il déjà là-haut ! Il a vu des générations ; il connaît la joie et la peine de notre village, connaît les mouvements les plus secrets de nos cœurs car il voit tout. Mais il est discret, il n’est pas bavard. Regarde, sa face exposée au soleil est lumineuse, habillée de la parure resplendissante des joyeuses célébrations. Mais l'autre côté, sombre, porte le noir manteau des funérailles, le manteau de la mort". Et puis il mit en valeur avec sa voix pleine et profonde sa poésie sans pareille... Culioli a expliqué son deuxième morceau. C'est la lamentation des vieux appareils électroménagers, qui se trouvent à présent inutilisés et ignorés dans un coin, depuis que les marchandises bon marché des grands magasins ont fait leur entrée. La lampe à huile se lamente et pleure : "J’étais la première lumière que tu as vue quand tu es né dans la nuit. Quand tu es tombé malade, j'ai accompagné ta mère et j’étais avec elle en allant chercher des médicaments. Mon âme est un morceau de chiffon, huile est mon sang. J'ai vu pleurer ta mère, entendu maudire ton père...Et puis Jean-André raconte qu'un jour, à Portivechju, il a rencontré un jeune homme qui lui a lancé avec ironie : "Hé, Culioli ! J'ai entendu dire que vous étiez poète. Viens, je te lance le défi !" Une joute verbale poétique, un défi poétique, si populaire auprès des Corses, devait débuter... L'agresseur de Culioli a commencé par poser les deux questions classiques : "Qui était le premier : la poule ou l'œuf ? Qui était le premier : le marteau ou la tenaille ? Culioli me chante les versets du jeune freluquet, et puis sa réponse pleine de sagesse : "Dieu a tout créé dans un ordre parfait. Les deux, la poule et l'œuf, en créent un nouveau", et "Regardez un enfant : il frappe sur un jouet ! Et penses-y, les tailleurs de pierre étaient les premiers à être là. Le marteau est venu avant les tenailles".
Il y a eu d'autres poètes dans la famille Culioli.Sa mère était poète et son grand-père était poète. Chez Culioli, une nature de comédien particulièrement enjouée s’alliait avec une manière profonde de voir les choses, et cela se reflétait dans l'originalité de ses thèmes et leur formulation artistique (en partie en rimes croisées). À côté de cela, il a aussi écrit des poèmes en français. En interprétant ses chansons, Culioli a surpris avec une voix de basse pleine et merveilleuse, comme on n'en trouve pas souvent  en Corse. Radio Monte Carlo et Radio Marseille l'ont enregistré pour leurs programmes en Corse. D'ailleurs, le poète a habité toute sa vie dans son village natal, dont il n’est sorti que rarement.
 
Culioli était déjà extérieurement une apparition imposante. Jean-Paul Codaccioni  de Propriano ne l'était sûrement pas. C'est étrange qu’aujourd'hui, après 15 ans,  je ne puisse plus très bien me souvenir de la visite chez lui. Je ne me rappelle qu'un petit homme âgé et aveugle qui a chanté dans le micro des poèmes de longueur extraordinaire dans une étrange rapidité. Ce n’est qu’un petit nombre
 
15  j’avais mal retenu le nom et j’ai nommé  le poète Culioni.
 
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de ces poèmes qui a été enregistré par d'autres personnes. Combien de morceaux aussi longs pouvait-il avoir eu en tête ? Codaccioni a écrit de nombreux lamenti (NdT : à classer par destination), des chants et/ou complaintes littéraires funèbres et complaintes de bandits, sur des événements et personnages réels. À Auddè, j’ai enregistré la complainte de la famille Mancini, tuée par le bandit Perfettini en 1928, et c’est seulement en 1973, en étudiant la revue "Baretta Misgia" de février 1938, que j’ai trouvé la reproduction de ce lamentu, où Codaccioni est nommé en tant qu’auteur.
 
Je me suis laissé persuader de ne pas faire de recherches dans tout l’ouest de l'île, à savoir de Prupià à Calvi, au prétexte qu’on n’y trouverait rien d'intéressant. Cette omission correspondait au temps dont je disposais alors, et je me suis donc rendu directement de Prupià jusqu’en Balagna16.
 
En Balagna, le travail n'était pas plus facile que dans le sud de l'île. Ici et là, j'ai trouvé quelques personnes communicatives et aimant chanter, le plus souvent dans le café du village. En général, on disait qu'il y avait de bons chanteurs, mais qu’ils étaient tous décédés, et que l’on avait aussi chanté des Paghjelle et Tribbiere en Balagna. Mais pour ce qui est de la Paghjella, il manque des chanteurs qualifiés. La tribbiera ne serait plus chantée, car le vieux mode de battage a disparu. Les enregistrements sonores réellement possibles qui ont été recueillis en une semaine en Balagna offrent cependant probablement un bon aperçu des chansons de cette région.
 
 
Résumé des observations 1956-1958.
 
Voici brièvement les constatations qui ont été faites dans les années 1956 et 1958 sur l’île.
Il faut dire que du point de vue sociologique, la séparation restrictive qui existait autrefois entre les chansons d’homme et de femme, n'existe plus. Il est du reste incertain qu’elle ait jamais vraiment existé de manière stricte. Aujourd’hui les hommes chantent des complaintes funèbres devenues historiques, comme de simples chansons populaires. Les hommes chantaient aussi des berceuses17. C’étaient d’une part des morceaux traditionnels et populaires, mais également des textes qu’ils avaient écrits eux-mêmes. D’après Joséphine Poggi, les berceuses étaient occasionnellement composées par des hommes18, mais chantées par des femmes. Inversement, il n'était pas rare que des chansons de propagande électorale aient été composées par des poétesses, mais chantées par des hommes.
 
16 Il était toutefois  peut-être plus prometteur en 1958, qu'il ne le fût en 1973 de se documenter sur la situation musicale du centre de l'île (la région autour de Vizzavona, Ghisoni, Bocognano et Bastelica) et de l'ouest (les régions de Sartène, Petreto, la Cinarca, Vico, Guagno et Evisa).
17 Il ne faut pas oublier qu'à cette époque, il n'y avait pratiquement pas d’enregistrements sonores réalisés avec des femmes. Dans les bistrots villageois, on ne pouvait  rencontrer du  reste que des hommes, et  à la maison, les femmes se tenaient discrètement à l'arrière-plan.
18  Les complaintes funèbres ont aussi été créées fréquemment  par des poètes - écrivains, pour des personnes fictives ou pour certains défunts particuliers. Ces chants n’ont toutefois pas été utilisés comme de vraies plaintes mortuaires (NdT : Voceri) par les femmes mais on les comptait parmi les productions purement littéraires.
 
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Tout autant que les poètes les poétesses prenaient part à la poésie libre, mais très rarement au "chjam' è rispondi". Tribbiere et Paghjelle sont des genres de chansons purement masculines.
 
Le dernier voyage (1958) a apporté des informations instructives sur la situation musicale actuelle dans les différentes régions.
Le NORD s'est avéré musicalement le plus riche, à l'exception du Cap. Les deux provinces de Castagniccia et de Niolu présentent le plus d’intérêt. Le seul endroit que j’ai visité de la "Petite Casinca ", Venzolasca, n'était pas inférieur en fertilité musicale, bien qu’avec moins de créations personnelles.
 
Au Niolu, et peut-être encore plus dans la Castagniccia et à Orezza, presque tout le monde est capable de composer des vers de forme habituelle, surtout en forme de terzina, et de se livrer avec un concurrent à un " chjam' è rispondi ", naturellement plus ou moins de réussite. Pour autant que l'on pouvait l’observer, tout le monde n'était toutefois pas en mesure de chanter des Paghjelle à trois voix, bien que les Paghjelle soient très populaires et répandues en Castagniccia et à Orezza19. Le Currente avec accompagnement au violon disparaîtra avec les derniers violonistes survivants20. De la même façon les chants de battage – "a Tribbiera" ne seront plus entendus21. Le chant d’Eglise polyphonique  existe encore à Venzulasca  et Viscovatu (Casinca), à Sermanu, Bustanicu et Rusiu (Castagniccia), à Urtaca aussi paraît-il, alors qu’il fait déjà partie du passé dans le Niolu22.
 
Les lieux musicaux importants dans la Castagniccia   sont les villages de Rusiu, Bustanicu et Sermanu. Dans tous ces villages, contrairement à d'autres régions de l'île, la disposition, la joie et la fraîcheur avec lesquelles les gens ont chanté étaient remarquables, tout comme une certaine fierté sur la richesse musicale et poétique qu’ils pouvaient exprimer.
Les observations dans le Niolu pendant le premier voyage (1956) ont été moins intensives, car le séjour fut de courte durée et se dans un seul lieu. Conformément aux affirmations de nombreuses sources, cette province typiquement pastorale, il n'y a pas si longtemps très isolée dans des vallées encaissées de montagne, devrait être encore aujourd'hui musicalement très riche. 
 
Désolante est la situation actuelle dans la Balagna, autrefois si riche musicalement. Il y a cent ans, Gregorovius a parlé des chanteurs de Zilia , très célèbres. Aujourd'hui, on n'y trouve plus de chanteurs. Les renseignements presque identiques que j'ai reçus à Zilia et Lunghinianu, à Felicetu et Ochjatana, étaient: "Nous connaissons encore les vieux qui étaient de bons chanteurs, mais ils sont tous morts maintenant".23 Il n'est plus possible, comme on le disait, de réunir aujourd’hui dans un village de Balagna  trois hommes pour qu’ils chantent ensemble une paghjella. 
 
 
 
19  Dans le  Niolu, en revanche, les Paghjelle, par contre, ont complètement disparu.
20  A cette époque, il y avait encore six violoneux de village, quatre à Sermanu, un à Rusiu et un à Castiglione.
21 Depuis l’arrivée des méthodes modernes de battage, on ne les chantait plus en travaillant 
22  Dans le domaine du chant d’église, Markus Römer a mené entre-temps (1974/75), des recherches étendues, qui ont conduit  à un résultat beaucoup plus précis.
23  Ce serait pendant mon voyage en 1973 l'information stéréotype recueillie dans presque tous les lieux visités.
 
 
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Des vraies créations de tercets poétisés, je ne les ai trouvées que chez le poète M. Leoni ("U Maggiurellu") à Ochjatana , Les créations poétiques des autres n'étaient chantées que par deux vieux bergers de Felicetu. La Balagna est devenue musicalement presque improductive. À Zilia, on m'a indiqué tous les villages de la Balagna inférieure où je pourrais trouver un ou deux chanteurs : Calenzana, Lunghinianu, Felicetu et Speluncatu, plus Ochjatana avec son poète : donc cinq villages  et on m'a assuré que toute recherche ailleurs s’avérerait inutile.
 
Il est difficile de dire d’où vient la cause de cet appauvrissement musical. Les habitants de cette terre fertile, donc riche, ont toujours montré une autosatisfaction, peut-être même un certain orgueil de "satiété". Un tel rassasiement aurait pu s’être répercuté mentalement et avoir finalement contribué à l’arrêt de la productivité intellectuelle, au moins pour ce qui est du chant populaire. C'est du moins l'impression que l’on ressent. L’habitant de la Balagna a une vie plus aisée et régulière que les montagnards de la Castagniccia sauvage ou du Niolu isolé. Mais son cœur et son esprit en sont toutefois restés d'autant plus jeunes, plus réceptifs et frais, si l'on peut dire : c’est là une impression qui est restée comme un résultat particulier de l’ensemble du voyage. Elle est d’ailleurs confirmée par un fait frappant : on observe en effet déjà très tôt de fortes influences italiennes, notamment en Balagna (chants de danse, etc.).
 
Comparé à l’abondance musicale de la Castagniccia, le SUD de la Corse présente une activité musicalement pauvre. Dans le NORD, de nombreux villages ont "leur" poète. Dans tout le SUD, il n'y en a que deux, un dans la région orientale, à savoir Jean-André Culioli de Chera, et un dans la région occidentale, à savoir Jean-Paul Codaccioni de Prupà. Ces deux poètes-improvisateurs rendent manifestement très fier tout  leur environnement respectif. Dans le Sud, c'était une aubaine de trouver au moins un chanteur dans un village, et dès mon arrivée dans le Sud (Portivechju), il devenait nécessaire de demander des "chanteurs" et des "vieux chants", car ce que je cherchais, les gens eux-mêmes le qualifiait de "vechje canzone" ou de "canzone antiche" et, à mon grand étonnement, de "paghjelle" à différentes reprises (Auddè, Cuzzà). À ma question, on répondit : "Paghjelle ! C’est tout ce qui est vieux", et on a chanté des complaintes de bandits et des complaintes funèbres qui n'avaient rien à voir avec les vraies Paghjelle du Nord. Le sud s'est avéré effectivement la région principale  des Lamenti de bandits en général, de même qu’elle avait été autrefois la région principale du banditisme. qui sont tout à fait au premier plan Ce sont ces complaintes de bandits et les complaintes funèbres qui étaient souvent liées par les mêmes circonstances,. La polyphonie qui est en fait associée au terme Paghjelle semble être étrangère au Sud. Toutes les tentatives de chanter à plusieurs voix (Auddè , Cuzzà) ont échoué ou seulement conduit à une harmonie à deux voix à la fin. De même, plusieurs tentatives (Cuzzà) ont échoué pour chanter des tercets. Il n’y avait pas de souplesse et de fluidité, si présentes dans le nord, dans leur exécution des tercets. On percevait clairement le manque de sureté qui se reflétait d’une manière évidente dans l'incapacité à conserver correctement la forme d'improvisation à trois vers ; lors d’une tentative à Auddè il y a eu  des vers à 3 vers, puis 2, puis 2, puis à nouveau 3. Les deux poètes ne s’en sortaient pas. Une autre fois, cependant, 
 
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Un homme de Cuzzà chantait des tercets bien réussis - peut-être un peu italianisants - ils étaient plus mélodieux que ceux du Nord, contenant de nombreux mélismes typiquement italiens. Malheureusement, un enregistrement sonore n'a pas été possible à ce moment-là.
 
Si on les rapproche de cet état de faits, les déclarations des deux poètes Culioli et Codaccioni sont d'autant plus intéressantes. Tous deux sont à l’aise dans les tercets, les Currente et aussi dans les Paghjelle à ce que l’on prétend. Une répétition n'a pas pu être faite car pour le Currente il n'y avait pas de violoniste - le texte est composé de tercets - et pour la paghjella les chanteurs accompagnants n’étaient pas sur place. Les deux poètes ont expliqué, indépendamment l'un de l'autre, que les tercets, Currente et Paghjelle avaient été chantés du temps de leur jeunesse dans leur région natale24. Cependant, au cours des témoignages il n’a pas été précisé s’ils y auraient pris part ou fait connaissance lors de la Santa à Casamaccioli dans le nord de l'île (la rencontre la plus suivie par tous les poètes de l’île). Nous ne savons donc pas si, à un moment quelconque, ce genre de chants a eu une importance dans le Sud.
 
La ville de Bonifaziu occupe une position particulière dans le Sud. En termes de langue et d’un point de vue ethnique, elle est d’influence génoise, c'est-à-dire d’une origine non-corse. À Bonifaziu, on n’a pas trouvé plus d’un chant25, malgré une recherche intensive de quatre jours parmi les personnes âgées ou d’âge mûr. Bien que le séjour fût relativement bref dans le Sud à cause de la pauvreté musicale, je ne pense pas que visiter d'autres endroits aurait conduit à des résultats musicaux différents.
 
Après que le mode d'expression musicale typique de la Castagniccia et du Niolu me soit devenu familier pendant le long travail de la période d'enregistrement, j'ai pu percevoir une intonation particulière et un mode mélodique propre à de nombreux chants du Sud26. Pour formuler mon sentiment d’une manière générale, je dirais que ce qui peut pour le Nord être la caractéristique générale et que l’on peut considérer comme typique, c’est à dire  le style étiré et récitatif, tel qu'il est appliqué dans les tercets, tribbiere et paghjelle. Au contrare les mélodies du Sud présentent d’une part un tempo assez régulier et un mouvement plus rapide - occasionnellement "parlando" et non, comme dans le Nord, le très lourd  "recitando" - et d’autre part l'apparition de modes archaïques ("genre musique religieuse"). Le matériel disponible est encore trop réduit et trop peu clair pour que quelque chose de définitif puisse être déjà exprimé. Lors de cette observation, les complaintes funèbres, en tant que genre mélodique "féminin" n’ont également pas encore prises en considération. De toute façon elles semblent avoir une unité stylistique plus uniforme.
 
 
24 Tous deux avaient 75 ans à l'époque (1958).
25 Numéro 66.
 
26  Je pense notamment aux pièces de l'ancien Marc-Marie Santini de Porto Vecchio (voir n° 74, 75, 78 et autres).