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Francese

Identité culturelle et théâtre en Corse

1. L’OBJET « THEATRE »

Si l’on entend par là équipements, répertoire riche et ancien, troupes professionnelles et institutions dramatiques (centres de formation, revues critiques..etc...) il faut conclure à la pauvreté du théâtre corse, aujourd’hui comme hier.
Si l’on entend au contraire la notion dans un sens large, voisin de « théâtralité », on peut prendre appui sur trois supports:
- une théâtralité populaire liée à la vie traditionnelle des communautés corses (veillées, formes poétiques exigeant la réunion de la communauté, carnaval et fêtes liées aux saisons, rites de la vie et de la mort, vie religieuse communautaire, drames sacrés, passions, moresca, etc...);
- un répertoire récent (depuis le XIXème siècle) langues italienne, française, corse, développé depuis le XX ème selon les modèles de la comédie de caractère;
- des créations de recherche en petit nombre, mais qui ont eu et continuent d’avoir un retentissement important dans la conscience collective (exemple de A Rimigna et du Teatru di Ricerca de Dumenicu Tognotti)

Si l’on s’interroge sur le rapport de la crise actuelle de l’identité corse aux langages de la scène, les virtualités sont nombreuses et justifient aujourd’hui un effort particulier.

2. ELEMENTS D’EVALUATION

On porte l’accent sur le théâtre en langue corse.

Comme indiqué plus haut il est récent et caractérisé par deux courants (la ligne de partage se situe dans les années 1970, à l’époque du « revival » corse et de la revendication moderne pour la langue et l’identité.)

Nous avons d’une part ce que j’appellerai une production marquée par un sentiment et une esthétique du dialecte, c’est-à-dire:
- le souci de conserver la langue corse et ses dialectes menacés d’érosion et de disparition;
- l’intérêt marqué pour les ethnotypes de l’identiité (stéréotypes villageois, représentations figées des comportements, des valeurs, des caractères)
Cette production, loin de solliciter les structures de la théâtralité endogène, prend appui sur des modèles et une « esthétique » importés (comédie, théâtre bourgeois XVII et XVIII, Molière, Goldoni). Les représentants les plus éminents de cette veine sont Pietro Lucciana (1832-1909) dit Vattelapesca, auteur d’une cinquantaine de comédies en dialecte bastiais et Ghjannettu Notini de San Petru di Venacu (1890-1986) surnommé le « Molière corse », très populaire avec son Teatru di A Muvra et dont le répertoire est sans cesse repris par des associations socio-éducatives soucieuses de la pérennité de la langue corse, tant il est vrai que ces textes constituent un authentique conservatoire du patrimoine ethnolinguistique et colloquial.
Finalisé sur le « castigat ridendo mores » ce répertoire se veut moral et stimulant pour l’attachement à l’identité culturelle, mais il entretient en fait une vision caduque de la société corse et sa portée ne semble pas s’étendre au-delà du divertissement immédiat!
A l’époque actuelle, sa faveur est surtout due à l’attachement des Corses à leur langue. Au-delà du sujet traité, des personnages et de l’intrigue mis en scène, le public trouve dans ces représentations une véritable « école de langue » et l’illusion d’une parole non compromise par l’action glottophage de la langue dominante (calques, code-switching, interruption de la parole corse).

A partir des années 1970 s’est développé un théâtre plus exigeant caractérisé par une esthétique de la modernité, ouvert aux recherches contemporaines et soucieux de marier l’interrogation sur la culture et la société corses avec les grandes questions qui se posent à la sensibilité de l’homme contemporain.
Dans sa première période cette veine a surtout inspiré des pièces militantes et puisé ses sujets dans l’histoire corse et dans l’affirmation du sentiment national insulaire. La troupe fondatrice a été Teatru Paisanu dirigé par Dumenicu Tognotti et Saveriu Valentini: dans ces productions U Fiatu (1973), A Rimigna (1973), A Cabbia (1980), Innò (1981), Soli di ghjugnu (1982), Prima tù (1983). Dans cet ensemble fortement marqué par l’idéologie nationaliste, A Rimigna fait figure d’événement littéraire, esthétique et socio-politique. Dans ce théâtre, remarquable est la présence récurrente du Mazzeru, figure visionnaire qui incarne la conscience enfouie du peuple et la volonté tragique de l’homme corse face au destin.
Progressivement et sans perdre ce souci militant, l’inspiration et les styles se sont diversifiés. A noter dans la période les mises en scène extrêmement soignées de Michele Raffaelli, le théâtre musical de Tonì Casalonga et E Voce di U Cumunu, l’apparition de plusieurs troupes prometteuses mais sans lendemain du fait des problèmes structurels du théâtre en corse: absence de salles, pauvreté des moyens, faiblesse des structures de formation, hostilité ou défiance des pouvoirs publics vis-à-vis d’un théâtre fortement marqué par son caractère militant.
Aujourd’hui, les principales structures en activité dans le domaine du théâtre en langue corse sont:
-Théâtre Point (directeur: Francis Aïqui) , troupe professionnelle qui joue un répertoire corse, français et multilingue;
-Locu Teatrale (directrice (Marianne Nativi), troupe professionnelle qui met en scène les textes de Rinatu Coti;
-Teatru Mascone (directeur et acteur unique: Dumè Maraninchi), ses spectacles faits de sketches satiriques connaissent une très grande popularité;
-U Teatrinu (directeur: Guy Cimino) troupe semi-professionnelle, connaît un bon succès populaire avec des pièces de divertissement et des sujets plus sérieux. Elle produit également des sketches comiques sur la TV régionale France 3 Corse.

Sur la période 1980-1995 les auteurs de textes les plus féconds sont Rinatu Coti, Ghjacumu Thiers et Dumenicantone Geronimi ainsi que les troupes précitées.

3. PERSPECTIVES

Si le bilan passé est somme toute très modeste dans ses réalisations, les lignes de force émergentes et les mutations de la société corse laissent espérer une action plus régulière et des perspectives plus ambitieuses. On peut organiser celles-ci en faisceau en signalant que:

- le transfert important de compétences en matière culturelle inclus dans la loi de 1991portant création de la Collectivité Territoriale de Corse dote l’île d’une capacité d’initiative importante;

- le schéma d’aménagement culturel du territoire de la Corse mis au point par l’Assemblée de Corse prévoit la création de salles et de lieux de spectacle et d’outils culturels fonctionnant en réseau;

- les programmes européens INTERREG et IMEDOC ont permis de développer des contacts déjà établis entre Corse et Sardaigne et d’en initier de nouveaux. La fiche INTERREG II présentée conjointement par l’U.de Corti et de Sassari devrait permettre un travail et un échange réguliers sur le thème de l’étude comparée des théâtralités de Corse et de Sardaigne;

-l’U.de Corse vient d’ouvrir en octobre dernier un Diplôme Universitaire d’Etudes Générales (DEUG) d’Arts du Spectacle (il existe quatre universités en France habilitées à délivrer ce diplôme de niveau national). Le Centre Culturel Universitaire que je dirige est étroitement associé à cette formation aux métiers du spectacle. Sans en exagérer l’importance, on peut attendre de cette circonstance qu’elle favorise l’apparition à terme de créations et de structures plus affranchies de la précarité qui a marqué le spectacle corse dans les années antérieures.

Il est dans ces conditions souhaitable de-développer la rencontre régulière des expressions corse et sarde à travers les universitaires, les comédiens et les auteurs. Nul doute que la position des îles, leur statut de carrefours des cultures et leur fonds culturel sédimenté par une histoire « autre » permette la sollicitation d’une écriture originale et attractive pour des publics divers mais tous habités par l’appel de l’enracinement et de la mémoire face aux formes les plus délétères de la mondialisation et de l’uniformisation des modes de vie. Le rôle structurant que peut jouer ici l’etnia (le patrimoine culturel) n’est plus à souligner;

Il convient également de-favoriser la circulation des spectacles sur un réseau de salles disponibles, avec le concours des collectivités (municipalités et régions).

Cette politique d’ouverture, de collaboration et d’échanges doit nécessairement s’accompagner de co-productions entre les auteurs et acteurs des îles concernées.

Une telle visée ne paraît pas utopique si l’on prend soin de recenser les ressources humaines et matérielles existantes et les auteurs, créateurs e professionnels du spectacle disposés à travailler en partenariat. Sans doute requiert-elle la création d’une structure permanente de concertation et d’élaboration du projet. Le présent colloque organisé autour des expressions de Corse, de Sardaigne et de Sicile me paraît de bon augure.