La poursuite
Prosa
COMITI Ghjuvan' Maria
Elle courait comme prise de folie, pleurant et sanglotant sous la chaleur torride. Le souffle court, la terreur chevillée au corps, elle courait en se retournant de temps à autre pour apprécier la distance qui la séparait de ses poursuivants. Malheureusement elle constatait effrayée que la horde s’approchait, sauvage et menaçante. l’espace devant elle se réduisait dangereusement et elle se demandait où pouvait bien se trouver l’issue qui la conduirait vers son salut. Totalement épuisée par sa course éperdue elle sentait son cœur au bord de l’implosion, sa gorge desséchée lui donnait l’impression terrible de suffoquer et la sueur salée qui coulait abondamment sur son visage lui brûlait les yeux. Mais elle courait encore et encore et pour rien au monde elle ne se serait arrêtée. Le bruit inquiétant des pas qui la poursuivaient résonnait dans les rues étroites ainsi que dans sa tête lourde, et ses yeux hagards cherchaient désespérément une sortie. Une lueur, au fond, là-bas, un espoir. Une clarté qui l’appelait comme la voix rassurante d’une mère. Elle se jeta à corps perdu dans ce rayon étincelant comme aspirée par une force occulte. Sortie dans un état second de l’ombre épaisse des immeubles hauts et délabrés elle dut se protéger les yeux de la puissante lumière du soleil d’août. Elle eut le sentiment de s’être sauvée d’un piège mortel et d’avoir frôlé une véritable catastrophe ; mais le soulagement dura bien peu car tout à coup le groupe déchaîné apparut sur le terrain vague blanc et pierreux. Elle était exténuée et dans l’impossibilité de courir encore. Ses forces l’avaient abandonnée, même celles du désespoir. Comme pour se mettre à l’abri elle colla ses épaules contre un mur de pierres sèches, ultime vestige d’un vieil immeuble écroulé. Le groupe d’hommes, de femmes et d’enfants qui étaient à sa poursuite se planta à quelques mètres d’elle, silencieux. Le regard apeuré de la femme rencontrait des yeux froids, cruels et sans pitié. En ces tragiques instants tout semblait s’être figé, comme transi sous le soleil de plomb. Un homme qui semblait diriger les opérations s’avança ; il se retourna gravement vers ses acolytes exaltés et leur cria :
C’est l’heure d’en finir !
Il se tourna à nouveau face à la femme complètement hébétée, se pencha lentement et ramassa une pierre. Tout à coup une violente volée de pierres s’abattit sur la femme, intense et féroce. Les hurlements de douleur déchirèrent l’atmosphère lourde de la banlieue et soudain un silence poisseux et fébrile enveloppa les lieux. Elle gisait là, la bouche grande ouverte, les yeux exorbités, morte sous les pierres blanches rougies par le sang.
Tout se figea à nouveau dans le silence pesant et poussiéreux.
Dominique, le chef du groupe, gardant les yeux rivés sur le cadavre se remémora tout ce qui s’était passé depuis quelques jours. L’arrivée dans le quartier de cette femme dont on avait immédiatement remarqué le caractère sauvage et asocial ; la première nuit au cours de laquelle le sommeil de tous les habitants de l’immeuble fut troublé par des cris qui avaient amassé les gens affolés dans les cages d’escaliers. Les hurlements de la femme, les pleurs empreints de terreur d’une petite fille. Les coups, le vacarme des plats et des objets divers qui allaient se briser contre les cloisons.
Je vais te tuer ! criait la femme.
Arrête, arrête ! Ne me frappe plus ! gémissait la petite fille d’une voix suppliante.
Mais rien à faire. Les coups semblaient s’abattre avec une telle violence que chacun les ressentait dans sa propre chair. Puis plus rien. Dans le silence obscur de la nuit tout le monde était rentré chez soi sans avoir retrouvé le sommeil ni le repos de l’esprit.
Le lendemain on l’avait aperçue qui sortait seule, et elle était rentrée tard le soir. Personne n’avait vu ni entendu la petite fille.
Et en plein cœur de la nuit tout recommença : les hurlements, les pleurs, un vacarme de tous les diables. La voix menaçante et méchante de la femme entrecoupée des plaintes désespérées de la fillette. Dominique avait frappé à la porte, s’inquiétant de ce qui se passait. La porte s’était ouverte et la femme était apparue avec un visage hideux. « Foutez-moi la paix ! » avait-elle lancé irritée ; et elle lui avait claqué la porte au nez.
Revenant se coucher près de son épouse il éprouva le besoin de parler. On ne pouvait pas abandonner cette pauvre fillette entre les mains d’une folle furieuse. Il fallait absolument avertir quelqu’un. Sa femme avait répondu qu’il valait mieux ne pas s’immiscer dans les affaires des autres. Mais dans le silence froid de la nuit on entendait le gémissement continu de la fillette qui dura jusqu’au matin. Dominique ne pouvait plus le supporter et il se montra décidé à avertir la police. « Laisse tomber, quelqu’un a déjà dû le faire » lui avait rétorqué son épouse. Au bureau, les scrupules l’avaient tourmenté tout au long de la journée. Il avait fini par se confier à ses collègues qui lui confirmèrent que l’affaire était très grave, qu’il fallait déposer une plainte au tribunal. On ne pouvait pas laisser une petite fille en danger ; les structures d’accueil existaient pour ce genre de problèmes et la fillette pouvait être protégée des agressions d’une aussi mauvaise mère. Dominique se promit d’entamer les démarches dès le lendemain.
La troisième nuit fut pire encore que les autres. La brutalité des coups donnaient à penser que la fillette ne s’en remettrait jamais. Dans les cages d’escaliers les gens étaient mortifiés et scandalisés, les femmes pleuraient traînant derrière elles les enfants paniqués. Les hommes criaient et frappaient sur la porte imaginant les scènes de violence auxquelles se livrait cette femme complètement hystérique qui torturait cette pauvre enfant.
C’est alors que Dominique saisit le téléphone et appela la police.
La sirène indiqua l’arrivée des forces de l’ordre et Dominique descendit les guetter dans la rue. L’inspecteur flanqué de deux gendarmes se rendit à l’étage et frappa à la porte. Une voix de femme demanda :
Qu’est ce que vous voulez ?
Je suis inspecteur de police ; je voudrais entrer pour procéder à quelques vérifications.
Vous avez un mandat ?
L’inspecteur se tourna l’air penaud vers les gens rassemblés dans l’escalier et s’adressa à Dominique :
Elle a raison, sans un mandat officiel je n’ai pas le droit d’entrer. Je passerai chez le juge dès demain matin.
Un long soupir d’amertume traversa tout l’immeuble. La voiture des policiers disparut dans la nuit et chacun rentra dans ses appartements.
Pas moins d’une demi heure plus tard les hurlements et les pleurs ébranlèrent le bâtiment. On entendait résonner les coups d’une correction au caractère bestial, comme si la méchante femme se vengeait sur l’enfant de la visite policière. Les gémissements et la souffrance de la fillette avaient mis l’émoi dans le cœur de Dominique qui, n’y tenant plus, avait réuni tous les voisins dans la rue. Et chacun parla, donnant son avis sur ce qu’il convenait de faire. Quelqu’un voulait enfoncer la porte afin de sortir l’enfant de cet enfer ; un autre avançait prudemment qu’il y avait de quoi se retrouver en prison ; les femmes écoeurées par l’attitude d’une mère aussi indigne étaient prêtes à lui infliger une raclée inoubliable tandis que les enfants voulaient l’étriper. On sentait la colère monter sensiblement, exacerbée par trois nuits blanches et par le sentiment sourd de s’être conduits comme des lâches. Les nuits et les jours avaient passé et ils se rendaient compte qu'ils n'avaient rien fait de concret pour la fillette ; cette pauvre petite créature suppliciée et tourmentée dont les cris plaintifs hantaient leur mémoire. Lentement la nuit chaude laissa place au jour, le soleil était déjà brûlant sur leur peau et dans la rue les discussions exaspérées du groupe avaient renforcé la hargne et le courroux.
Soudain le portail s’ouvrit et la femme apparut dans la rue. Elle se sentit transpercée par des regards assassins et comprit instantanément qu’il fallait fuir. Voyant qu’elle prenait ses jambes à son cou Dominique frappa dans ses mains et cria :
Attrapons-la, cette foi-ci elle va comprendre sa douleur.
Et tout le monde courait haletant sous la chaleur accablante du mois d’août. Le sel de la sueur qui coulait à flots leur brûlait les yeux et le vacarme de la course folle résonnait dans les rues étroites. Les cris de la femme et la clameur de la meute hystérique faisaient apparaître aux fenêtres des visages curieux au regard stupéfié. À chaque coin de rue les chasseurs redoublaient de vigilance de peur de perdre de vue leur proie. Ils déboulèrent à un croisement et stoppèrent net l’air affolé : elle avait disparu. « Cré nom de dieu ! » s’écria Dominique. « Laissons-la partir » dit une voix féminine « je crois qu’elle a compris la leçon ». La voix irritée et excitée du chef de bande rétorqua qu’il fallait continuer, qu’elle ne devait pas s’en sortir à si bon compte. « Que ceux qui aiment la justice me suivent ! » Et tous crièrent leur volonté farouche de poursuivre. Dominique constitua deux groupes et la chasse reprit de plus belle. Quelques rues plus loin on entendit soudain :
La voilà, elle est là, elle est là ! ! !
Les deux groupes fusionnèrent en une horde enragée et déchaînée, assoiffée de sang humain. Lorsqu’ils s’engouffrèrent dans ce rayon de lumière brûlante et qu’ils furent aveuglés par le soleil puissant, ils s’arrêtèrent totalement essoufflés. Leurs yeux plissés et endoloris virent apparaître la femme appuyée contre un mur de pierres sèches, épuisée et soumise.
La vue de Dominique s’éclaircit peu à peu pour découvrir le spectacle du cadavre qui gisait sous les pierres rougies par le sang frais, et il se sentit soudain traversé par un frisson. Sans dire le moindre mot chacun s’observait avec cette étrange impression qu’il s’était produit quelque chose d’horrible. Ils s’étaient laissé dominer par une force mystérieuse que personne n’avait su contrôler et ils avaient ôté la vie à un être humain sans défense, sans même réfléchir, sans ressentir une quelconque difficulté, sans lui avoir laissé la moindre chance. Maintenant ils semblaient tous écrasés par un poids insupportable qu’ils traîneraient péniblement derrière leurs misérables vies jusqu’à la fin de leurs jours. Un enfant se mit à pleurer, comme pour souligner le tristesse et la gravité de la situation ; et au loin on entendait déjà la sirène qui annonçait l’arrivée de la police.
L’inspecteur flanqué de deux gendarmes apparut visiblement mécontent et lorsqu’il découvrit la femme morte il explosa :
Quelle folie, mais quelle folie !
Il se pencha lentement sur le corps ensanglanté, l’air défait. Ensuite il se redressa d’un bond pour crier d’une voix profonde et coléreuse qu’il avait mené son enquête, qu’il avait découvert que la femme s’était enfuie d’une clinique spécialisée dans le traitement de la schizophrénie. Et sans doute pour amplifier le mal qui avait été fait il hurla :
La fillette que vous avez entendue n’existe pas, elle n’a jamais existé.