MAIS OÙ EST DONC PASSÉE LA FRONTIÈRE?
Cumenti è parè
Collection Veranu di i pueti
Format : 12,5 x 21 cm
ISBN : 978-2-8241-0671-7
Sintimi di sponda, d’Alanu Di Meglio
(coll. Veranu di i pueti, Albiana-CCU, Aiacciu, 80 pages, 30 di lugliu 2015)
Ce dernier recueil de poèmes d’Alain di Meglio nous ravit par sa facture, nous enchante par la souplesse et la musique de ses évocations. L’enchantement est aussi suspendu, voire aboli par la dureté des interprétations que suggèrent certains vers, et en particulier le poème qui ferme la marche. Jouant constamment sur le dess(e)in de la frontière, le livre nous déconcerte et nous réjouit tout à la fois.
Ça commence dès le titre, avec une belle ambivalence sur la nature du complément de nom : génitif objectif ou subjectif ? Sont-ce les impressions, sentiments, sensations, ressentis devant la rive, le rivage, la limite, la frontière : un pays -terroir, province ou nation- que suggérerait l’expression métonymique de cette « rive » ? Ne s’agirait-il pas plutôt des attitudes et réactions du pays et de sa culture devant celui qui les visite et les découvre ? Etranger devant l’étranger ?
Il y aurait bien quelque chose de cela à en croire les nombreuses dénominations qui renvoient à des toponymes ou anthroponymes référant immanquablement à l’Autre chez qui l’on se rend, son pays, ses us et coutumes mais aussi sa littérature et le patrimoine de sa pensée. La poésie du dépaysement se love dans des prénoms, noms de villes ou de sites qu’il suffit d’énoncer pour susciter chez son lecteur l’impression du voyage. La rencontre phonique de ces mots et des sonorités de la langue corse crée, à n’en pas douter, dans l’imaginaire que suggère la lecture,un paysage affranchi de la limite, la « sponda » s’assimilant alors à l’osmose des deux langues, la rencontre heureuse des patrimoines et de l’expérience réussie du vivre ensemble, fût-ce pour un bref séjour.
Une fois seulement, le poème s’accompagne d’un préambule qui apporte des précisions sur les circonstances et le dessein d’écriture poétique. Alain donne un cours à l’université de Tizi-Ouzou ; un étudiant lui tendra un recueil composé par un homme qui n’a jamais franchi les limites de son petit village, mais dont l’œuvre s’ouvre à l’univers et à l’éternité. De retour en Corse, notre poète retrouve des lignes qui ont tracé la matière de son poème « Capì Cabbilìa » : huit strophes, au nombre irrégulier de vers et de pieds, consacrées à ce poète du XIXème siècle kabyle.
La structuration de l’ensemble du recueil ne sacrifie pas non plus à la symétrie. Les trois sous-ensembles : Frisgi mediterranei (61 pages), Contraventi (29 pages), Scunfini (22 pages) présentent respectivement 18, 3 et 6 poèmes. Si l’on observe, à l’intérieur de ces divisions, les pièces qui les composent, on conclura au choix d’une grande diversité formelle pour suggérer le territoire défini par le recueil. Et l’on perçoit, sous cette dénomination de « Sintimi di sponda », l’ambition d’un titre qui englobe la vie elle-même, à travers la multiplicité des lieux et des horizons où mène le regard poétique. La rive perd alors sa valeur de limite franchie pour devenir le franchissement lui-même, un mouvement vite assimilé au déplacement, au voyage et aux enseignements que ce dernier permet. Les phrases qui le déclarent n’ont rien d’abstrait et l’un des mérites de ce dire réside dans l’art de ne jamais oublier que le poème ne saurait relever de la rhétorique d’un essai. Et les vers qui le démontrent sont dans ces poèmes trop nombreux pour être cités ici.
L’économie interne de chacune des trois sections confirme cette impression, ajoutant aussi des glissements, des modifications géographiques qui ne laissent pas d’étonner le lecteur accoutumé à la spécificité des patrimoines culturels, et par conséquent à leur localisation dans un périmètre donné.
Frisgi mediterranei contient 4 poèmes situés en Algérie, 3 au Maroc, 1 à Madrid, 1 à Sète, 1 à Nice, puis 1 à Marseille, même nombre pour Malte, La Maddalena, Costa Smeralda, et pour finir la Corse avec les Bouches de Bonifaziu, la route 193, Bastia et… un Aiacciu qui n’est plus situé géographiquement, mais dans le temps de la nostalgie. Le continuum est explicite d’une sensibilité et d’une pensée qui ressentent les différences et en prennent conscience, en jouissent dans une évocation poétique et les arasent dans une conviction non déclarée mais manifestement à l’œuvre pour fonder une géographie symbolique qui prend la place des lieux réels et de leurs patrimoines. Tant il est évident que ces « Sintimi di sponda » sont la projection du désir du poète qui les dispose, les arrange et les range dans un voyage qui n’est pas loin d’une construction toute intérieure de la réalité telle qu’elle a été objectivement vécue dans l’expérience personnelle.
Il n’est pour sans convaincre que de signaler comment les impressions nées d’une scène typique sont redéfinies par la mise en exergue d’un trait, d’une notation visuelle ou olfactive, d’une impression fugitive qui vient donner à l’ensemble du poème sa tonalité dominante : ainsi, le pêcheur oranais qui tire avec force… sur sa cigarette ; la conscience d’un « locu mondu » annulant l’opposition entre ici et ailleurs au profit de l’humain ; la ville étirée comme une immense couleuvre ; le vélo espiègle du pauvre et l’éclat d’une riche mercedes perdant pourtant toute insolence au hasard d’une rue ; une indienne allongée dans une rue de Madrid ; la femme de Ben Guerir dans son habit traditionnel abandonnant soudain la houe pour saisir son téléphone portable ou… l’immensité de la mer qu’une vision a vite transformée en capitale universelle. Ainsi le mouvement de cette première section du recueil prend appui sur le local pour s’ouvrir, par l’intermédiaire d’une notation, à l’humain transcendant les territoires particuliers sans toutefois, bien au contraire, les dépouiller de leurs identités singulières et en notant avec concision le trait qui contredit et problématise les certitudes des limites patrimoniales ou conventionnelles.
Ailleurs (Contraventi) le même procédé est employé dans une intention tout à fait opposée : c’est la trame même du récit poétique, critique et satirique des deux poèmes Venti pornografichi et Chì tanti cimi où la pénétration du territoire -Bonifaziu ? La Corse ?- aboutit à l’encombrement du lieu, sa déshumanisation totale, une réification et marchandisation complètes, la mise en souillure de la terre, des valeurs et des gens. Et pourtant « un volu di culombuli cullarati/ passa/ è t’assirena ». Etrange sérénité, pourrait-on croire puisque ce sintimu di sponda-là ouvre sur 12 fragments, ébauches de portraits des pensionnaires de l’EHPAD in Bonifaziu, dernier élément de Contraventi. Evocations de silhouettes qui, si elles traînent une vie affaiblie, exaltent tous leurs rêves et franchissent, toujours et malgré tout, les détroits de l’existence. On sent ici dans le regard du poète une attention lucide et respectueuse qui, entre identité et aliénation, veut percevoir l’étendue et l’espoir d’une permanence.
La dernière brassée de pièces regroupés sous un titre cher au poète, Scunfini, offre une nouvelle extension de cette méditation poétique sur la validité de la notion de frontière dont le dernier poème (Carrughji) donnera in fine une acception aussi critique que surprenante.
Fruntieri redéfinit la frontière qui prend l’aspect de toute ligne éphémère, restaurée, refaçonnée et effacée par le passage. Car le franchissement devient permanence, qu’il soit concret, intellectuel, imaginaire ou affectif. C’est un sillon dans la mouvance de l’onde, un fil d’écriture, une poignée de brume que disperse le vent, un rai de lumière ou d’ombre, un visage entrevu et des traces dolentes de migrations.
Les 6 fragments de Filari è righi déploient le thème précité de l’écriture et de l’univers qu’elle renferme, avec les frustrations de son apprentissage, ses codes et ses contraintes, les révoltes qu’elle inspire et dont la crue déborde dans la marge ; le doute délicieux de la connotation, l’angoisse des omissions, enfin la ligne d’horizon qu’aurait dû être la maîtrise de la calligraphie.
L’inspiration se fait alors plus narrative. Le poème prend des allures de conte fantastique, avec la clepsydre qui croyait pouvoir dominer l’eau et la lame du rasoir qui se perd dans la cartographie de l’âge (Tempu). Il devient miniature empreinte d’un certain maniérisme bientôt inquiétant dans sa paix d’acétone et de… ces griffes rentrées qui semblent familières (Vernici à unghja).
L’étape que l’on atteint avec Solu l’isula paraît représenter la fin du parcours, le point où la frontière est définitivement abolie, où seule l’île demeure, faisant comme dit le poète, échouer l’immensité, s’unir le monde, et l’ailleurs approcher la seule vraie limite. L’odyssée semble terminée et son point ultime atteint, avec un sentiment de plénitude. Ataraxie, bonheur peut-être, avec ce « sintimu di sponda » tout entier assimilé à la forme, au territoire de l’île. Mais l’expérience des Carrughji vient définitivement ruiner cet espoir : au-dehors, face à la solitude de la foule, dans les rues même de la communauté insulaire, règnent le sarcasme et l’arrogance et, « une fois les portes ouvertes ce sont les visages qui se ferment » : aparti l’usci si chjudini i facci…
Un dernier vers qui résonne comme une cruelle vérité d’évidence.
Un recueil qui nous emmène très loin des considérations ressassées sur l’île, la limite et les clinquants stéréotypes dont on abuse si souvent.